Journal de la Marine Marchande: Dès 2007 vous aviez alerté les milieux économiques et politiques sur le risque d’une crise majeure. À l’époque, dans une période de croissance à deux chiffres personne ne vous a crû. Aujourd’hui les faits vous donnent raison. Quelle analyse avez-vous du marché actuel?
Philippe Louis-Dreyfus: Dès le mois de décembre 2007, nous avons alerté l’ensemble des milieux économiques et politiques d’un risque d’une crise économique majeure. Avec le recul, nous constatons que nos prévisions se sont réalisées. La crise se confirme depuis plus de six mois. Elle a des causes d’ordre financier mais elle est aussi une crise de confiance des agents économiques envers les institutions financières. Nous n’avions pas imaginé que la crise viendrait par ce biais. Nous avions alerté, dès le mois de décembre 2007, d’une crise dans le transport maritime du vrac sec en raison d’une surcapacité structurelle. Nous n’avons pas été entendus. Tous les indices se cumulaient. Les armateurs ont commandé massivement des navires de type Capesize et Panamax. Avec l’arrivée de ces nouvelles unités sur le marché, le renversement des données économiques devenait inéluctable.
Nous pensons qu’un premier revirement de situation va se produire. Un certain nombre de commandes vont être soient annulées soient suspendues. Même si 30 % des commandes sont retardées, il n’en demeure pas moins que 70 % du carnet de commandes des vraquiers va arriver sur le marché dans les années 2010 à 2011. Le plus dur de la crise est à venir pour le secteur du transport maritime de vracs secs.
JMM: Face à cette crise comment avez-vous réagi?
P.L-D: Face à la crise nous avons agi pour ne pas avoir à réagir. Depuis nos premières alertes, nous avons mis en place une stratégie dans notre compagnie pour agir en fonction d’une arrivée prochaine d’un renversement du secteur. Notre société a plus de 150 ans. Nous avons connu de nombreux cycles de hausse et de baisse. Notre industrie appartient à ceux qui ont la mémoire longue. Nous avons beaucoup appris de nos prédécesseurs pour anticiper. Dès 2007, nous avons commencé à vendre des navires. À l’époque, le prix des navires était à leur plus haut niveau. En un an, de l’été 2007 à l’été 2008, nous avons cédé cinq navires. Au total, sur quelques années nous avons changé notre stratégie en nous appuyant sur des contrats d’affrètement à long terme plutôt que de posséder des navires en propriété. En inversant nos positions, nous sommes devenus court en tonnage. De plus, nous avons privilégié la qualité de la signature des parties cocontractantes dans nos contrats à long terme. Dans les périodes de crise, il est important d’avoir des partenaires aux assises financières solides. En agissant en amont de la crise nous avons pu sauvegarder nos intérêts. Nous réaliserons, en 2009, des résultats financiers satisfaisants.
JMM: Le plus dur de la crise est encore à venir, selon vos propres dires. Comment vous armez-vous pour être au rendez-vous de la reprise économique?
P.L-D: Dans notre métier du vrac sec, l’élément important tient aux agents économiques. Les cycles dépendent en large partie de la réaction des opérateurs. Selon leur attitude, ils accélèrent ou inversement réduisent la durée des cycles. La croissance mondiale est désormais tirée par les pays d’Asie. Notre secteur est guidé par un certain panurgisme. Nous avons une attitude différente. Nous investissons au son du canon, et non à celui du violon ainsi que le disait le banquier Rothschild. Pendant les années de croissance, nous avons constitué trésor. Ces ressources sont destinées à nous aider à investir et développer nos activités.
JMM: Les causes de la crise, telles que vous les avez présentées, sont maintenant identifiées. Pensez-vous qu’il faille une intervention législative pour y remédier?
P.L-D: Le premier effet de la crise sera d’assainir le secteur. Les armateurs « financiers » vont sortir du marché. Cette régulation va se réaliser sans intervention. Maintenant, il serait utile pour le secteur que les navires les plus vieux soient mis à la ferraille. Ils posent des risques en terme de sécurité, de qualité et économiquement. Dans la liste noire du Port State Control, la majorité des navires sont des vraquiers. Nous devons, au niveau européen, agir dans notre propre intérêt. Doit-on confier à une instance nationale ou européenne le soin de gérer cette régulation? Il me semble que l’interdiction des vieux navires doit se faire au niveau mondial. Les mesures prises par un État ou une région ne sont pas pleinement efficaces. Nous préconisons une « autorégulation » des armateurs mondiaux pour éviter des mesures coercitives par des instances internationales. En France, nous disposons de navires de bonne qualité à tout point de vue. Malheureusement, ce constat ne s’applique pas à tous les armateurs européens ou mondiaux. Notre exemplarité à retirer les vielles unités nous évitera des mesures parfois trop contraignantes.
JMM: Vous avez remporté, avec la CCI du Cotentin, la délégation de service public pour l’exploitation du port de Cherbourg. Doit-on voir dans ce développement une diversification de vos activités vers la manutention portuaire?
P.L-D: Il ne s’agit pas d’une diversification. Nous sommes déjà manutentionnaire de terminaux charbonniers dans le Monde. Nous opérons en Colombie, en Inde et en Indonésie des terminaux basés sur le principe du déchargement de navires Capesize sur des barges puis sur les quais. À Cherbourg, nous allons procéder selon le même principe et appliquer des recettes qui ont fait leur preuve dans des pays étrangers, notamment exportateurs de charbon. La seule différence avec Cherbourg vient de la position du port. Nous allons faire de ce port un hub pour le charbon destiné à l’Europe du nord en déchargeant des navires avec une grue flottante, amener la marchandise sur les quais et recharger sur des feeders. Par ailleurs, nous sommes persuadés que le charbon, malgré toutes les critiques dont il est l’objet, restera une matière première avec un avenir.
Quant à voir notre société prendre un tournant vers la manutention portuaire en France, le sujet n’est pas à l’ordre du jour actuellement.
JMM: Vous avez été retenu par l’appel à projet pour une autoroute de la mer entre la France et l’Espagne. À quelques heures d’intervalle vous avez annoncé l’arrêt de la ligne entre Toulon et Civitavecchia. L’échec de cette dernière n’est-elle pas l’annonce des difficultés des autoroutes de la mer en Atlantique?
P.L-D: Il est nécessaire de différencier les deux opérations. À Toulon, la ligne a été suspendue depuis le 15 mars. Elle est liée à des raisons financières. Pendant les trois ans et demi d’activité, notre partenaire, Grimaldi, et nous-même avons perdu 14 M€, hors subventions, soit une facture de 7 M€ à absorber pour chaque armement. Pourtant toutes les conditions étaient réunies pour une réussite de cette opération. Au port de Toulon, les opérations se sont bien passées. Nous avions bâti la réussite économique de cette ligne sur un fond de cale de voitures neuves. Malheureusement, nous n’avons pas reçu le volume attendu pour des raisons de marché. Enfin, dès l’origine, nous avons créé une base tarifaire pour le fret en prenant en compte le paiement des Ecobono promis par le gouvernement italien. Les conditions d’attribution de ces incitations aux routiers sont si contraignantes que personne ne peut y avoir droit.
JMM: Pensez-vous tirer des enseignements de cet échec pour la réussite des autoroutes de la mer en Atlantique?
P.L-D: Les autoroutes de la mer sont la meilleure solution citoyenne et logistique. Elles ne fonctionneront pas avec le seul marché. Il doit y avoir une volonté politique dans ce dossier. Elle devra se traduire à trois niveaux: financier, par des incitations positives ou négatives et une campagne de sensibilisation aux clients. Au début, les autoroutes de la mer ont été imaginées pour des raisons environnementales. Elles sont devenues un élément d’aménagement du territoire. L’État doit les prendre en charge. Le seul aspect économique ne suffira pas à rentabiliser cette ligne. Il n’est pas question de tendre la sébile pour demander des subventions mais il est nécessaire d’inciter les transporteurs routiers à emprunter ce mode. Notre démarche dans ce dossier a été de répondre à un appel d’offres prévoyant des subventions. C’est un choix politique que de passer soit par des subventions au mode maritime, soit par une taxe sur le transport routier, soit par une combinaison des deux. En tant qu’opérateur maritime, nous n’avons pas à dire quelle est la meilleure solution.
Sur cette ligne entre Saint-Nazaire et Gijon, notre projet prend position sur des trafics accompagnés. Nous réfléchissons aux navires dont nous avons besoin et avons commencé à prospecter le marché. Nous sommes confiants pour un démarrage dans le dernier trimestre de l’année.
JMM: Depuis 2005, vous êtes entrés sur le marché du transmanche. Vous avez ouvert, en février, une ligne entre Boulogne et Douvres, posant ainsi un premier pied sur le Détroit du Pas-de-Calais. Vous avez regardé le dossier de SeaFrance pour finalement vous en retirer. Est-ce la fin des ambitions de LD Lines sur le transmanche?
P.L-D: Aucunement. Nous avons regardé avec attention le dossier d’une reprise de SeaFrance. Nous avons aussi décidé de sortir de la course. Nous avions un plan A et un plan B pour continuer notre avancée. Le plan B était celui d’une reprise de SeaFrance. En nous retirant de ce dossier, nous sommes revenus au plan A. Notre retrait tient à l’attitude de la SNCF, propriétaire de SeaFrance. Nous avons passé beaucoup de temps sur ce dossier. La communication mise en place sur ce dossier a dépeint notre offre loin de la réalité de ce qu’elle était. Personne, parmi les syndicats n’a cherché à connaître la réalité de nos propositions. Elles tournaient autour de trois axes: un aspect commercial et industriel avec une relocalisation du siège à Calais et un redéploiement de la flotte. Un volet politique soutenu par l’ensemble de la classe politique régionale et locale toute affinité politique confondue. Et, enfin, une partie syndicale en privilégiant des relations sociales comme nous le gérons depuis des années. Nous sommes le premier employeur d’officiers français et nous avons toujours entretenu des relations de partenariat social avec nos interlocuteurs.
Notre retrait est définitif. En toute sincérité je leur souhaite de réussir. Si la solution retenue est meilleure que la nôtre, nous applaudirons. Si elle est moins bonne ou identique à la nôtre, nous nous interrogerons sur les raisons de ce choix. Notre solution privilégiait bien sûr le pavillon français et évitait tout plan social. Il est dommage que quelques délégués syndicaux aient choisi de la combattre par pur dogmatisme.
JMM: Armateur européen, vous avez été élu en juin 2007, président de l’Ecsa (European Community of Shipowner Association, association européenne des armateurs). Quelles sont vos principales réussites?
P.L-D: Le mandat se termine en juin. D’abord je dois dire que je suis fier d’avoir été élu à ce poste. Il est pour moi le signe d’une reconnaissance du métier d’armateur français. Pour répondre plus précisément à votre question, deux dossiers ont marqué mon mandat. Le premier a été de faire prendre conscience aux autres armateurs européens de la dimension environnementale. En France, le naufrage de l’Erika a marqué les esprits. Nous sommes sensibilisés depuis de nombreuses années sur ce sujet qui est devenu politique. Une de mes préoccupations a été de sensibiliser mes homologues aux définitions des nouvelles normes pour un carburant moins polluant. En ouvrant le dossier, nous avons pu apporter notre pierre à cet édifice au niveau européen, même si certains éprouvent encore des difficultés à suivre le mouvement.
Le second point sur lequel nous travaillons encore vise à tordre le cou à une idée de la Commission européenne de scinder le transport maritime en deux. Selon sa nouvelle théorie, il existerait un transport maritime pour les passagers et le fret d’une part et un transport maritime spécialisé dans les services (câbliers, supply vessels, L’Europe souhaitait exclure des pans entiers de notre activité des mesures de soutien à la compétitivité des pavillons européens. Il a fallu convaincre que tous ces métiers sont réalisés par les mêmes marins. Un officier qui commande un câblier peut se retrouver plus tard sur un Capesize ou un supply vessel. La base de son savoir-faire est identique pour tous les navires. Discriminer ces marins selon le type de navire sur lequel ils naviguent serait un non-sens. Si tous les armateurs européens sont unis sur ce sujet, le combat n’est pas encore fini avec la Commission.