Après les accidents de l’Erika et du Prestige en 1999 et 2002, l’Union européenne a très vite instauré un dispositif "défensif" visant à améliorer la protection des côtes européennes contre les risques d’accidents et de pollution.
La Commission désire maintenant compléter ces mesures par des directives plus contraignantes décrites notamment dans la proposition "responsabilité civile et garanties financières des propriétaires de navires". Pour Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne, "la qualité du transport maritime passe par des contraintes plus fortes à l’encontre des mauvais joueurs qui faussent le jeu de la concurrence et par le maintien d’administrations maritimes et de sociétés de classification performantes". Baptisé "Erika III", ce nouveau paquet de mesures concerne directement le secteur de l’assurance. Il est d’ailleurs pour l’essentiel soutenu par les professionnels du secteur (FFSA, Armateurs de France et clubs P&I). Mais son adoption initialement prévue pour fin 2007 n’interviendra que plus tardivement, car quelques points sont contestés par les assureurs et les armateurs.
Les propositions suivent deux axes majeurs s’articulant autour de sept propositions.
Il s’agit en premier lieu d’améliorer la prévention des accidents et des pollutions.
La Commission demande le durcissement des conditions d’octroi des pavillons européens par un meilleur contrôle des normes internationales. Le droit communautaire intégrerait le code de l’OMI. L’Union européenne entend s’assurer que les États membres – on pense par exemple à Chypre et à Malte – imposent le respect des normes internationales aux navires battant leur pavillon et qu’ils disposent pour cela d’une administration maritime opérant selon des critères de qualité normalisés. Les performances de ces services seraient évaluées par des audits. Pour les P&I, "l’OMI a élaboré un certain nombre de conventions maritimes internationales visant la compensation des tiers. Elles intègrent toutes l’obligation d’assurance et l’action directe pour presque tous les dommages subis par des particuliers. Mais plusieurs de ces conventions n’ont été ni ratifiées, ni mises en œuvre par certains États, dont plusieurs membres de l’Union européenne. Par conséquent, la Commission souligne à juste titre, que la mise en œuvre rapide et efficace de ces conventions constitue la prochaine étape importante vers un régime d’assurance de responsabilité maritime pleinement satisfaisant".
Les administrations devraient également passer d’objectifs quantitatifs, contrôler 25 % des navires de tous pavillons faisant escale dans leurs ports, à qualitatifs, en montant à bord de 100 % d’unités "sensibles". L’objectif du nouveau régime d’inspection consiste à contrôler les navires présents dans l’Union, mais suivant une fréquence adaptée au profil de risque de chacun. Par exemple une périodicité bisannuelle pour les pavillons les moins performants, alors que les navires de qualité ne seraient inspectés que tous les deux ou trois ans. Cette pression devrait motiver les armateurs à enregistrer leurs navires sous pavillon européen.
De nouveaux types de contrôles
La Commission s’attaque donc au contrôle par "l’État du pavillon" et au contrôle par "l’État du port". Le premier est effectué par l’État du pavillon sur ses propres navires tandis que le contrôle par l’État du port s’exerce sur tous les navires accostant. Déjà, le drame de l’Erika a débouché sur une augmentation sensible du nombre d’inspections approfondies dans les ports, qui est passée de 700 à 4 000. De nouveaux types de contrôles porteront également sur les certificats d’assurance à bord ou les questions de sûreté.
Dans la même logique, deux autres propositions visent à renforcer les législations concernant les sociétés de classification et le contrôle par l’État du port. Un système de contrôle qualité commun et indépendant deviendra le garant du sérieux des sociétés de classification opérant en Europe, dont l’agrément communautaire sera rationalisé. Le système de sanctions des sociétés défaillantes introduira des pénalités financières, contrairement à l’actuel qui ne prévoit que la suspension ou le retrait de l’agrément.
Les États pourront plus facilement bannir de leurs ports les navires sous normes. Ils ne sont actuellement qu’une dizaine, mais leur nombre devrait dépasser les 200 à moyen terme. Par ailleurs, la Commission publiera une liste noire d’opérateurs de navires sous normes.
Pour réduire le nombre de collisions, principale cause des gros sinistres maritimes, l’Union européenne devrait imposer l’installation sur les navires de pêche de plus de quinze mètres, de systèmes d’identification et de localisation automatique. Enfin, la Commission tente d’améliorer la gestion des crises en proposant l’instauration d’une autorité indépendante qui prendrait en charge les situations d’urgence en ayant à disposition une liste de lieux de refuge potentiels pour navires en détresse.
Après le sinistre
La Commission s’attaque également au traitement des sinistres. Avec pour commencer la création d’un cadre européen pour la conduite des enquêtes après accidents et le renforcement des pouvoirs des organismes d’enquête, un peu sur le modèle de ce qui se pratique dans l’aviation.
Pour améliorer l’indemnisation des victimes, l’Europe intégrera dans son droit les dispositions de la convention d’Athènes. Ce texte rédigé en 2002 prévoit pour certains types de dommages (blessures, décès, pertes de bagages) un régime de responsabilité de plein droit du transporteur. La victime n’a donc pas à prouver la faute. La convention fixe des montants maximaux d’indemnisation pouvant aller jusqu’à 480 000 €, oblige les transporteurs à souscrire une police d’assurance et permet au plaignant de s’adresser directement à l’assureur pour obtenir réparation. La Commission veut étendre ce texte qui n’est applicable qu’aux voyages internationaux, au trafic maritime interne. Les passagers naviguant en Europe ou ayant acheté leur billet en Europe bénéficieraient donc du même régime protecteur.
L’Union désire aller plus avant, mais par étape. Les États membres seront ainsi "invités" à signer une convention internationale fixant des niveaux d’indemnisation plafonnés, mais suffisamment élevés pour couvrir la plupart des cas de figure. Ce premier pas franchi, la Commission demandera la révision de cette convention pour "déplafonner la responsabilité civile" au niveau international (OMI). Les armateurs ayant commis une faute grave perdront leur droit traditionnel à voir limiter leur responsabilité.
Augmentation du plafond
Si les assureurs acceptent une augmentation des plafonds de responsabilité civile, ils ne veulent pas d’un système à l’américaine, c’est à dire illimité. Les clubs de protection et d’indemnisation (P&I) "soutiennent l’entrée en vigueur de la Convention LLMC dans tous les États membres, l’obligation pour tout navire de présenter un certificat d’inscription comme preuve de son assurance à son entrée dans un port de l’Union européenne. Ils dénoncent en revanche la mise en œuvre d’une assurance obligatoire qui doublerait le plafond prévu par la Convention LLMC".
La FFSA et Armateurs de France partagent peu ou prou cette analyse. "Les armateurs accueillent positivement les mesures visant à renforcer les conditions d’octroi des pavillons européens", explique le syndicat professionnel. "Intensifier les responsabilités des sociétés de classification va désormais les exposer davantage. Cela devrait rapidement éliminer les sociétés défaillantes. Armateurs de France soutient la volonté de la Commission européenne d’exiger des États membres qu’ils adhèrent à la convention internationale de 1996 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes (convention LLMC 1996). En relevant de façon substantielle les plafonds de réparation et en prévoyant une procédure simplifiée d’amendements de ces plafonds, ce texte améliore l’indemnisation des créanciers du propriétaire de navire impliqué dans un accident de mer." Mais le syndicat critique la volonté de la Commission de modifier la limitation de responsabilité des armateurs. Il reproche à la Commission de vouloir "négocier une révision de la LLMC 1996 pour modifier le seuil au-delà duquel le propriétaire de navire perd son droit à limitation". De plus, en cas d’échec des négociations internationales, la Commission prendrait des mesures unilatérales. Armateur de France refuse "cette démarche source de difficultés juridiques, opérationnelles et financières, qui en définitive risquent de dissuader les États de ratifier la convention LLMC 1996. Elle créerait un dispositif régional qui viendrait en contradiction avec les régimes internationaux d’indemnisation existants".
Accusés de plafonner le montant de réparations des sinistres pour échapper à leurs responsabilités réelles, les P&I font remarquer que, dans le passé, "un armateur perdait son droit de limitation si le sinistre résultait d’une faute ou d’une obligation effective de l’armateur. Avec le temps et dans la pratique, cette notion s’est érodée pour équivaloir finalement à une simple négligence, si bien qu’il n’était pas possible de compter sur la limitation dans les cas individuels. Dans la pratique, ceci a fonctionné au détriment des victimes d’accidents maritimes (absence de certitude d’une compensation, retards de paiement, etc.). Les États ont travaillé à corriger cette tendance en mettant en place une notion plus claire lorsque la Convention LLMC de 1976 a été adoptée, en contrepartie d’une augmentation substantielle des plafonds de limitation". Poursuivant leur argumentation, les P&I tentent de briser une idée très répandue: "Les droits de limitation des armateurs n’ont pas été intégrés dans ces conventions afin de protéger les armateurs, mais plutôt pour servir de pierre angulaire à un système qui a été conçu, et qui en pratique fonctionne, pour garantir une indemnisation sûre, rapide et adéquate aux victimes d’accidents maritimes, quelles que soient la faute commise et la localisation géographique. Dans le cadre de ces conventions, le droit des armateurs à limiter leur responsabilité leur est accordé en échange de l’imposition d’une responsabilité objective. Cela signifie que dans les faits, un armateur sera toujours responsable jusqu’à hauteur d’un plafond fixe, quelles que soient la négligence, la faute ou la localisation géographique."
Actuellement, seule une faute intentionnelle ou inexcusable peut provoquer la déchéance de ce droit à limitation de responsabilité. En 2005, après de dures négociations, le Fipol a décidé de maintenir cette notion aujourd’hui remise en cause par la Commission européenne. Armateurs de France estime "qu’introduire la notion de négligence grave comme cause de déchéance du droit à limitation sera source d’incertitudes juridiques et de contentieux, cette notion étant différemment interprétée en fonction des législations nationales". Le syndicat préfère que soit maintenue la seule "faute intentionnelle ou inexcusable" comme cause de déchéance du droit à limitation, quels que soient les navires en cause. Pour les P&I, passer de la faute intentionnelle et inexcusable à la négligence grave risque d’assécher le marché de l’assurance. "Les propositions de la Commission semblent tenir pour acquis que l’assurance sera toujours disponible, quelles que soient les responsabilités imposées et autres conditions de marché", remarquent les P&I. "Pour les assureurs, l’existence de droits de limitation constitue un facteur important pour la réassurance, pour l’évaluation du risque et du niveau de couverture. En effet, si le droit de limitation était aboli du jour au lendemain, la capacité du marché s’en verrait tragiquement réduite." Les critiques sont d’autant plus vives qu’il ne s’agit pas de la première tentative de la Commission de faire "sauter" le droit de limitation. "Elle essaie d’obtenir sur le terrain communautaire ce qu’elle n’a pu avoir au niveau international", remarque Geneviève Thomas-Ciora. Pour la juriste d’Armateurs de France, "les armateurs se sont battus pour ce droit. Ils ne veulent pas d’une de la notion de négligence, beaucoup trop vague d’un point de vue juridique".
Garanties financières
Si les propositions de la Commission sont acceptées, les armateurs devront souscrire une police d’assurance ou obtenir le cautionnement d’une institution financière pour couvrir leurs responsabilités en cas de dommages aux tiers non couverts, c’est-à-dire en cas de faute intentionnelle ou inexcusable. La directive identifie trois types de créances: pour décès ou blessure des membres d’équipage, pour décès ou blessure des passagers et pour dommages aux biens relatifs à l’exploitation du navire. Les garanties devront porter sur un montant évalué au double de celui de la convention de 1996. Actuellement, la convention LLMC régit cette responsabilité civile qui ne s’applique qu’en l’absence de règles internationales spécifiques, par exemple la pollution maritime, les dommages nucléaires et l’assistance aux navires. Les assureurs contestent cette volonté du législateur européen de constituer une réserve supplémentaire de capitaux mobilisables lorsque le propriétaire de navire se voit refuser le bénéfice de la limitation de responsabilité. Cette mesure demanderait en effet une importante immobilisation financière par les assureurs, et donc un coût supplémentaire qui ferait grimper les primes d’assurance. Pour la FFSA, ce doublement du plafond fixé par la convention de 1996 ne repose sur aucune justification technique, car la faute intentionnelle ou inexcusable constitue une clause suspensive des contrats d’assurance. L’armateur ne pourra donc présenter sa garantie qu’en produisant une caution délivrée par des établissements financiers. Ce système existe déjà aux États-Unis pour l’application de l’Oil Pollution Act de 1990. Mais il intervient en dehors de tout mécanisme d’assurance. De plus, il déresponsabilise les propriétaires de navires qui voient ainsi leurs éventuelles fautes couvertes par une garantie. La mise en place d’une garantie financière de responsabilité civile obligatoire doublant les plafonds fixés par la LLMC 1996 inquiète également Armateurs de France qui considère "illusoire de penser que les Clubs ou le marché commercial acceptent de garantir une telle responsabilité civile, et ce d’autant plus que le projet de directive prévoit un droit d’action directe de la victime (c’est-à-dire la possibilité de demander réparation directement à l’assureur). Les armateurs européens, ne pouvant obtenir la garantie requise auprès des Clubs ou des compagnies d’assurances, seront contraints de faire appel à des établissements financiers", ce qui entraînera des surcoûts que les propriétaires de navires battant pavillon tiers n’auront pas à assumer.
Armateur de France considère la souscription d’assurances couvrant tous les passagers "louable, mais complexe à mettre en œuvre, fortement onéreuse et contraignante". Le syndicat remarque également que "l’OMI a depuis longtemps considéré que les créances relatives à la cargaison ne justifiaient pas un mécanisme d’assurance ou de garantie financière obligatoire spécifique. S’il s’agit de mettre en place un régime communautaire de responsabilité civile des armateurs pour améliorer l’indemnisation des dommages aux tiers, il serait plus efficace de promouvoir la ratification des textes internationaux par les États membres et leur intégration en droit communautaire".
Les assureurs en première ligne
Pour beaucoup de professionnels, le durcissement des règles par les États n’aura qu’un effet limité. À l’occasion de l’Iumi 2006, Takeo Koyama, professeur à l’université de Tokyo, a estimé que "la politique d’amélioration du parc de navires lancée par la Commission européenne ne suffira pas en dépit des règlements élaborés ou en préparation". Les règles communes des pavillons nationaux sont à peine établies et ne constituent qu’une base, un minimum en termes de sécurité maritime. Les P&I vont plus loin. Pour eux, "l’approche de la Commission repose sur une hypothèse, qui voudrait que les augmentations de responsabilité entraînent obligatoirement une amélioration de la sécurité des navires. Il est fort peu probable qu’une augmentation de la responsabilité, qui est déjà significative, aille produire des effets sur les comportements, particulièrement si cette responsabilité est assurée. C’est notamment le cas dans le contexte de l’assurance mutualisée où les pertes respectives des armateurs sont prises en charge communément par tous les membres assurés. Bien qu’ils ne soient pas chargés au premier chef de faire respecter les normes applicables à l’état des navires et aux questions de sécurité qui y sont liées, les clubs du groupe jouent néanmoins un rôle actif et important dans le traitement de ces questions. Les mesures telles que celles envisagées par la Commission, qui peuvent déstabiliser l’exploitation des Clubs du groupe, auront un impact négatif sur leur contribution à la sécurité maritime".
La solution résiderait donc ailleurs, dans une sélection drastique des risques par les assureurs. Takeo Koyama considère l’assurance maritime comme une force d’entraînement. "La concurrence des compagnies d’assurances dans le long terme garantira des polices basées sur des évaluations précises reflétant le bon sens social. L’assurance maritime est donc un acteur essentiel dans une politique de qualité, basée sur une segmentation fine. L’évaluation raisonnable et précise des risques est certainement la base de la prévention de pertes. Cette prévention constitue un objectif commun des compagnies maritimes et d’assurance."
Réapparition du risque de pandémie
Compagnies d’assurances et armateurs doivent aujourd’hui composer avec un risque qui avait pratiquement disparu des pays développés, la pandémie. La diffusion de la maladie a historiquement toujours concerné en premier chef la voie maritime. Une épidémie dans un port pourrait interrompre la chaîne d’approvisionnement avec le placement des navires et des équipages en quarantaine. Ce scénario fiction a failli se produire à plusieurs reprises ces dernières années, notamment concernant la grippe aviaire.