Que se passe-t-il sur la route transpacifique ? Les taux de fret extraordinaires qui y sont enregistrés ne sont pas passés inaperçus aux yeux des régulateurs, si bien que les transporteurs de la ligne régulière ont été entendus ces dernières heures par les autorités chinoises. Actuellement, les chargeurs paient sur cette ligne plus de trois fois plus que sur celle de l'Asie-Europe du Nord, d’ordinaire lucrative. Une situation unique et sans précédent. Explications avec Paul Tourret, directeur de l’Isemar.
Après avoir successivement reconduit mois après mois les blank sailing pour s’ajuster à la faiblesse de la demande, les opérateurs de la ligne régulière ont dû restaurer en catastrophe la plupart des voyages qu’ils avaient pourtant notifiés comme « annulés » et ont même ajouté de la capacité sur la route transpacifique. Avaient-ils péché par excès de prudence ? Certains prétendent que c’était intentionnel pour maintenir les taux de fret à un niveau élevé...
Paul Tourret : La ligne régulière repose en principe sur une organisation rigide et stable afin de garantir des services fiables. Elle peut toutefois s’ajuster aux contraintes et changements de marché. Les navires étant mobiles, les services évoluent régulièrement. Après la crise de 2008, les armateurs ont systématisé le désarmement hivernal.
Grossièrement, il existe une basse saison hivernale. La haute saison estivale, le peak season, a, elle, un peu évolué et elle intervient plus en amont dans l’été en raison du ralentissement des vitesses commerciales des navires. Désormais, il faut considérer la Golden Week chinoise comme un marqueur de la fin de la saison haute. Le Nouvel An chinois est un autre temps à prendre en compte dans l’hiver. Ainsi, la conteneurisation doit composer avec la saisonnalité, les fêtes de consommation, mais aussi des événements en lien avec la production.
Cependant, au delà de la problématique du calendrier, le fonctionnement du marché conteneurisé a changé en devenant plus sensible à la conjoncture. Le confinement, le déconfinement, la reprise… on peut alors légitimement penser que les chargeurs et les distributeurs sont condamnés à une gestion court-termiste. Il faut reconstituer les stocks et disposer de la marchandise, mais sans excès. Dans ces temps incertains, les chargeurs n’ont aucune certitude sur l’avenir et les pronostics sont encore aléatoires.
Les armateurs sont dans un autre espace-temps. Ils ont été confrontés à la baisse de la demande du printemps. En conséquence, ils ont arbitré par une baisse structurelle de leur offre. Suppressions d’escales et de services ont été la réponse à la crise qui s’annonçait. La vision court-termiste des chargeurs et la contraction de l’offre des armateurs sont deux principes contradictoires et à contre-courant des forces du marché.
Le mode de résistance à la crise a donc été une hyper rationalisation de l’offre. A-t-elle été excessive ? Les armateurs ont-ils organisé une forme de pénurie ? On peut admettre que les questions se posent. Et pour ajouter au problème, les armateurs offrent des prix à un niveau élevé pour des temps de crise. En pratiquant ces taux et une offre dégradée, ils jouent avec le feu. Leurs résultats financiers plus que corrects alertent le monde du shipping.
Les transporteurs de la ligne régulière convoqués par le ministère chinois des Transports
Comment peut-on lire ce qui se passe actuellement sur le transpacifique ? L’introduction de capacités supplémentaires n’a manifestement pas contrarié les taux de fret spot qui s'envolent depuis quelques semaines entre l’Asie et les côtes américaines. Le SCFI [Shanghai containerized freight index, composé des taux spot pour les conteneurs au départ de Chine, NDLR] atteint des sommets inédits. Le SCFI serait-il en train de devenir, pour la ligne régulière qui repose d'ordinaire sur des engagements contractuels pour une durée fixe, un indicateur semblable au BDI dans le vrac ?
P.T. : Si on part du principe que les temps incertains amènent à la prudence et que les chargeurs vont se contenter d’une approche court-termiste, un mode de fonctionnement spot pourrait-il être cette année la règle de la conteneurisation ? Les taux de fret sont le miroir instantané de la demande avec ses hauts et ses bas. Dans un monde idéal, le marché serait piloté par la demande des chargeurs. Il est de notoriété que le marché est plutôt déterminé par les armateurs. Les guerres commerciales et la discipline collective font les bas et hauts du marché. Cette année la discipline collective est à l’œuvre.
Si on part du principe que, cette année, le marché est court-termiste, alors la demande doit être admise comme volatile avec des engagements courts et sans certitude. La ligne régulière découvre en fait la plasticité et les paramètres de marché proches de ce qui caractérise le spot : des prix marché à la semaine très variables. Le SCFI devient, comme le BDI, un taux référentiel. Cela sera sans doute la règle le temps de la crise sanitaire. Au-delà ? C'est difficile à dire, mais on peut supposer que les marchés du conteneur seront plus élastiques à l'avenir, a fortiori dans les mois de reprise de fin de pandémie.
La demande de la région transpacifique échappe à tout entendement
L’administration chinoise a souhaité rencontrer la plupart des transporteurs opérant sur les lignes transpacifiques pour aborder l’offre et la politique tarifaire. Aucune déclaration officielle n’a été prononcée à l’issue de la rencontre. Mais peut-on imaginer une éventuelle intervention réglementaire en matière de taux de fret et de gestion de la capacité ?
P.T. : Face à une situation qui contrarie les principes traditionnels de l'offre et de la demande, il est compréhensible que cela heurte. Pékin ne fait sans doute que relayer les interrogations des chargeurs chinois. L'économie du conteneur n'est plus dominée par les distributeurs et industriels occidentaux. Les acteurs chinois sont devenus puissants, résultat de vingt ans de made in China. N'oublions pas que ces derniers sont parvenus, en 2014, à faire rejeter par les autorités compétentes le projet d'alliance P3 entre Maersk, MSC et CMA CGM.
Quoi qu'il en soit, organiser un service minimum paraît difficile. Quant à réguler les tarifs dans l'intérêt des chargeurs, est-il vraiment faisable d'encadrer des prix dans un marché extrêmement volatil ? La logique serait que les prix soient le miroir de l’offre et de la demande, ce qui revient à un marché spot réaliste, faible dans les creux de demande, élevés dans les périodes de forts chargements. C est l’ancienne quête du juste prix, celle qui a eu la tête des conférences en Europe en 2008.
Blank sailing et profits : le sujet clivant
Pensez-vous que si les transporteurs sont contraints dans leur gestion des capacités, on pourrait assister à un nouveau ralentissement alors que le marché du conteneur semble repartir de l'avant ?
P.T. : Comme l'a rappelé une personnalité danoise connue de l'industrie du transport maritime [Soren Skou, CEO de Maersk, NDLR], avant, les armateurs cherchaient à tout prix à remplir les navires, quitte à brader les taux. Aujourd'hui, ils privilégient la rentabilité. Les blanck sailing ont été organisés comme un mode de résistance obligeant les chargeurs à s’en accomoder. La contraction a peut-être été excessive et quand la demande repart même de manière sporadique, l’offre paraît inadaptée.
Il faut aussi rappeler qu’avec la concentration du secteur et l’émergence des grandes alliances, les chargeurs n’ont plus d’outsider au cas où. À trois alliances et une dizaine d’opérateurs, la discipline collective est plus facile. Le rapport de force avec les chargeurs, mais aussi les fréteurs de navires, leur est favorable. La crise actuelle et les incertitudes pour l’avenir soulignent donc une dialectique de marché presque jamais vue. La conteneurisation s’adapte à une conjoncture court termiste. Les chargeurs évoluent dans des temps incertains. Les opérateurs mettent en place un système de résistance collectif. Si le spot et l’offre élastique conviennent bien au vrac, on a plus de doute pour le conteneur hors de cette période troublée par une épidémie.
Propos recueillis par Adeline Descamps