En deux ans, le coronavirus aura eu l’effet d’un tsunami sur le transport maritime de conteneurs entre Asie et les côtes américaines, écrasant tout sur son passage, y compris le trade Asie-Europe du Nord, la voie royale de la navigation Est-Ouest.
La généralisation du télétravail et les confinements à répétition ont dopé la consommation outre-Atlantique plus qu’ailleurs, modifié les comportements d’achats en générant des besoins accrus d’écrans, d’ordinateurs, de téléphones portables, de tablettes, de consoles de jeu, d’appareils sportifs, asséché les stocks des détaillants américains, mastodontes du commerce privé, engendré une demande de transport dans des capacités inédites et désorganisé les chaînes d’approvisionnement mondiales…Selon les données du Bureau américain d'analyse économique, les dépenses de consommation américaine avaient atteint la somme astronomique de 16 400 Md$ à l’issue de l’année 2021.
En deux ans, la route maritime transpacifique est devenue la plus lucrative des lignes Est-Ouest. La capacité offerte a littéralement explosé. Les nouveaux services s’y déploient en nombre de part et d’autre des façades est et ouest-américaines. Les rapports de force entre les trois principales alliances maritimes mondiales ont migré. La concurrence entre transporteurs s'est intensifiée avec l’entrée en lice de compagnies indépendantes, opérant en dehors des grandes forces du marché que sont les alliances.
De 526 352 à 673 000 EVP
Entre septembre 2019 et 2020, l’offre de transport entre l’Asie et l’Amérique du Nord s’était déjà étoffée de 17 % avec une capacité nominale hebdomadaire moyenne de 526 352 EVP. Alors qu’ils étaient à la traîne sur cette route, Maersk et MSC, alors numéro un et deux mondiaux, partenaires au sein de l’alliance 2M, ont surinvesti le marché si bien qu’au terme de l’année 2020, 2M contrôlait 21 % de la capacité totale sur le transpacifique (contre 19 % en 2019) tandis que THE Alliance (Hapag-Lloyd, HMM, ONE, Yang Ming) a vu sa part de marché évoluer de 25 à 28 % au détriment d’Ocean Alliance (CMA CGM, Cosco/OOCL/Evergreen), passée de 38 % à 34 %.
Aujourd’hui, la capacité hebdomadaire moyenne déployée est proche de 673 000 EVP. Fait nouveau, une part non négligeable de l'offre – 40 000 EVP – est apportée par des indépendants. À la faveur de la crise sanitaire, ces compagnies, qui opèrent en solo, ont grignoté des parts de marché, passées de 8,5 à 12,5 % entre janvier 2021 et mars 2022 selon les données d’Alphaliner. La capacité hebdomadaire moyenne des opérateurs non-membres d’une alliance (Wan Hai Line, ZIM et Matson par exemple) et de nouveaux venus sur le marché (CULines, TS Lines…), a augmenté de 88,2 % en un an et demi.
2M a vu sa part de marché passer de 21 à près de 29 % en deux ans
Ensemble, ils n’égalent toutefois pas le seul apport de 2M, qui a vu son influence grandir sur cette route avec une part de marché désormais de 28,7 %. Maersk et MSC ont injecté 64 500 EVP par semaine entre janvier 2021 et mars 2022. Mais ils ont en outre, hors du champ d'application de leur accord de partages de navires, lancé de nombreuses boucles autonomes.
Clairement, leur dynamique a cloué au pilori les deux autres grandes alliances si on se base sur les données d’Alphaliner. La part de marché de Ocean Alliance a perdu près de trois points (39,5 à 35,6 % en un peu plus d’un an) tandis que THE Alliance est en perte de vitesse, avec 23,3 % contre 27,7 % 2021.
Ainsi, la part de marché conjointe des trois principales alliances a chuté de 82,2 à 67,7 %. De quoi battre en brève les affirmations de l'administration Biden selon laquelle le monopole des alliances est à la source de la plupart des dysfonctionnements du marché américain.
702 porte-conteneurs déployés entre l'Asie et l'Amérique du Nord
Hors alliances, parmi les indépendantes, la taïwanaise Wan Hai Lines, qui a investi la ligne Asie-côte est-américaine avec ses nouvelles boucles AA7 et AA9, est celle qui a apporté le plus de capacités sur le transpacifique. La croissance de plus de 130 % de son offre en EVP depuis janvier 2021 lui a permis de s’arroger 3 % de parts du marché transpacifique, ferraillant au coude à coude avec ZIM (2,8 %) mais loin devant la compagnie américaine Matson (1,3 %). Les nouvelles entrantes sur ce marché – CU Lines, Sea Lead Shipping et TS Lines –, contrôlent à elles trois 2,7 % de ce marché.
Le 1er avril, Alphaliner recensait 702 porte-conteneurs déployés entre l'Asie et l'Amérique du Nord. Cette armada représente une capacité totale de 5,75 MEVP, soit une augmentation de 24 % par rapport à avril 2021.
Parmi les autres grandes tendances notables des douze derniers mois : l’émergence du front est-américain, où le nombre de services connectés à l'Asie a augmenté de 28,1 % en un an, contre 20,5 % vers la côte ouest de l'Amérique du Nord. Et ce, alors même que la route nécessite jusqu'à deux fois plus de navires en raison de la distance de navigation.
MSC : offre passée de 138 260 à 512 100 EVP
Seuls ONE et Yang Ming ont réduit leur capacité sur le transpacifique alors que Evergreen, CMA CGM, COSCO, ZIM, Maersk et MSC ont augmenté leur capacité de 20 à 44 % selon les compagnies. Mais c’est Maersk qui créé la surprise. L’ex-numéro un mondial a descellé CMA CGM et Cosco de leur piédestal. Les deux partenaires au sein d’Ocean Alliance ne sont plus les leaders de la ligne. La compagnie française, avec 25 % de sa flotte concentrée sur le transpacifique contre 23 % entre Asie et Europe, était jusqu’alors la seule du Top 10 à avoir ce positionnement (hérité du rachat de NOL et de ses activités sous la marque APL en 2015).
Le transporteur danois fournit non seulement la plupart des capacités proposées par l’alliance 2M pour la boucle vers la côte est-américaine TP20, dont la capacité a augmenté de 28 %, et pour les TPX et TP28 (ces deux vers la côte ouest). Mais surtout, son offre opérée en solo est passée de 14 660 à 201 260 EVP. MSC, qui n’apporte que 25 % des slots déployés sur les services 2M, a en revanche porté sa propre capacité de 138 260 à 512 100 EVP en un an via ses services (Sentosa, Chinook, Puma, Mustang, Santana).
Ascension des ports de la côte Est
Le déploiement de capacités a sans doute contribué à exacerber le phénomène de congestion, qui après avoir gagné les ports de la côte ouest-américaine, a contaminé l’Est. Entre les deux façades d’entrée du pays, la mécanique des fluides a opéré. Au fur et à mesure que les ports de l’Ouest se décongestionnent, ceux de l’Est connaissent l’embolie en raison du nombre de navires déroutés de Los Angeles/Long Beach, Oakland, Tacoma, Vancouver vers New York/New Jersey, Charleston, Jacksonville, Savannah…
Depuis des années, les ports du front Est s’y préparent : investissements dans les portiques, réaménagement des quais, développement de nouveaux terminaux à conteneurs… Les plus emblématiques restent Jacksonville et Savannah, tous deux engagés dans l’approfondissement du chenal pour se rendre accessibles aux plus grands porte-conteneurs.
Dans le second, les travaux, qui consistaient à limiter les restrictions de marée pour les grands porte-conteneurs à fort tirant d'eau qui transitent par la rivière Savannah, sont terminés. Le dragage a permis d’ajouter 1,50 m de profondeur au canal de navigation, offrant ainsi un tirant d'eau suffisant pour les néo-panamax transportant jusqu'à 16 000 EVP, soit 1 000 conteneurs de plus à l'entrée et à la sortie du port.
Avec 5,61 MEVP en 2021 (+ 20 %), Savannah est le deuxième plus grand port à conteneurs de la côte Est des États-Unis, après New York-Newark (8,99 MEVP). L'autorité portuaire de Géorgie (GPA) s’emploie désormais à son autre ambition : porter la capacité du port à 9,50 MEVP d'ici 2025.
À vrai dire, avec l’effet « élargissement du canal de Panama », le volume de conteneurs transitant par les ports de la côte Est américaine a augmenté de 46,8 % depuis 2008.
Typiquement, Ocean Alliance va mettre en service une nouvelle route entre la Chine et la Corée du Sud via le canal de Panama vers les ports de la côte Est de Norfolk, Savannah, Charleston et Miami. Cosco/OOCL, CMA CGM et Evergreen y déploieront dix navires d'une capacité comprise entre 10 000 et 14 000 EVP.
Une fin ?
Le transfert entre les deux côtés ne devrait pas s’arranger. Un ensemble de phénomènes incitent les compagnies à passer à l’est. Les compagnies craignent que les négociations entre la direction du port de Los Angeles et le puissant syndicat des dockers, l'International Longshore and Warehouse Union (ILWU), qui doivent démarrer en mai, ne débouchent sur des grèves. Comme il en a souvent été le cas par le passé. Depuis les années 1990, il n'y a pas eu une seule négociation de contrat entre les dockers et les employeurs qui n'ait entraîné des perturbations dans les ports de la côte ouest. D’autant que les salaires (augmentation), l’amélioration des conditions de travail et l’automatisation des terminaux sont à l’ordre du jour.
Le transport par conteneurs pourrait toutefois être à la croisée des chemins. Le mois d'avril aura été un choc pour les taux à long terme entre les États-Unis et l'Asie, avec des baisses significatives sur les routes de la côte Est et de la côte Ouest. Sur le marché au comptant, le transport d’un conteneur de 40 pieds entre Shanghai et Los Angeles coûte encore 8 782 $ (hors primes), selon Drewry, mais il s’agit du plus bas niveau depuis début juillet 2021.
Entre Asie et Europe, une situation toute différente
Sur la ligne majuscule de l’activité régulière, entre Asie et Europe, là où sont déployés les porte-conteneurs de 24 000 EVP, la situation y est très différente. L’offre n’a pas été dopée dans les mêmes proportions : la capacité hebdomadaire moyenne est passée de 411 500 à près de 450 000 EVP (+ 9,3 %) depuis janvier 2021. Elle est à l’initiative des grandes compagnies, notamment grâce aux livraisons de leurs mégamax (CMA CGM et Evergreen). Ce qui permet à Ocean Alliance de revendiquer 38 % de la capacité totale contre 36,2 % pour 2M et 24,7 % pour THE Alliance.
Adeline Descamps