Sur le lieu de travail, dans les conseils d’administration, le top management ou encore les instances de gouvernance, l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes reste un sujet près de 40 ans après la première loi posant le principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes. Le transport maritime n’échappe pas au désolant constat. Le Cluster maritime français en a fait un des thèmes de ses e-RDV dernièrement.
Les femmes d’abord comme l’ordonne le protocole courtois ? Non, les femmes aussi. Depuis 1983, une bonne dizaine de lois – dont sept dans la décennie 2010 – se sont greffées à l’arsenal législatif encadrant l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes au sein des entreprises en termes d’accès à l’emploi, de formation et promotion professionnelles, et de conditions de travail. Après l’abolition de la notion de salaire d’appoint, le législateur a posé le principe d’un salaire égal pour un travail égal, puis pour un travail de valeur égale. Les lois ultérieures ont posé des objectifs chiffrés de la présence de femmes dans les instances de gouvernance, et des outils d’analyse et de correction des inégalités dans les entreprises.
L’obligation de négocier des mesures de suppression des écarts de rémunération est incrite dans la loi n° 2006-340 du 23 mars 2006. Celle portant le n° 2008-496 du 27 mai 2008 définit les notions de discrimination directe et indirecte, assimile les faits de harcèlement moral et sexuel aux discriminations.
Le texte de loi relatif au dialogue social et à l'emploi du 13 août 2015, place le thème de l’égalité professionnelle au centre de la négociation annuelle obligatoire (sur les rémunérations mais aussi sur les parcours professionnels) et introduit la sanction financière pour les entreprises qui ne respectent pas leurs obligations. Les lois dites « Copé Zimmermann » et « Sauvadet » ont introduit en 2017 des quotas (40 %) de femmes dans les conseils d'administration et de surveillance des entreprises.
Mise à l’index
Pour la seconde année, obligation est faite aux PME de 50 à 250 salariés de publier un index d'égalité professionnelle femmes-hommes (dit « Index Pénicaud ») avant la fin février. La moitié n'avait pas respecté la règle en 2020. En vigueur depuis le 1er mars 2019 dans toutes les entreprises de plus de 1 000 salariés, cet outil est censé mesurer les écarts de rémunération ou d'évolutions de carrière entre les hommes et les femmes en établissant une note (maximum de 100) sur la base de critères strictement définis.
En deçà de 75, l'entreprise doit mettre en œuvre des « mesures correctrices » sous trois ans. À défaut, elle encourt une amende allant jusqu'à 1 % de sa masse salariale. Depuis son instauration, 228 entreprises ont été mises en demeure pour non-publication de l'index, et une trentaine pour inaction. Six ont été pénalisées financièrement. Les résultats 2021 doivent être publiés cette semaine. En 2020, la note moyenne était de 87 pour les plus grandes entreprises, 83 pour les PME
Malgré une législation de plus en plus volontariste et une littérature abondante sur ces sujets, l’écart salarial entre les femmes et les hommes dans le secteur privé est toujours en 2020 autour de 19 %, atteste la Dares. Ainsi les femmes travaillent-elles gratuitement une semaine par mois.
On ne peut pas se priver de la moitié des talents alors que l’économie bleue est un secteur créateur d’emplois » Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du CMF
27 entreprises dans un observatoire
« Le bilan n’est pas bon. Le retard en France sur l’égalité professionnelle est alarmant. Le secteur maritime n’échappe pas au constat général, n’hésite pas à dire Sophie Panonacle, présidente de la Team Maritime à l’assemblée nationale. Notre responsabilité est collectivement engagée ». La députée de Gironde intervenait à l’occasion d’un webinaire organisé par le Cluster maritime français (CMF) sur la thématique.
Le CMF est mobilisé depuis 2013 sur ces questions, « non sans mal », rappelle Frédéric Moncany de Saint-Aignan, rendant hommage à son prédécesseur Francis Vallat (présent) qui a eu une « préscience » que ce sujet allait monter en puissance, notamment dans le secteur maritime. « On ne peut pas se priver d’un réservoir de la moitié des talents alors que l’économie bleue est un secteur qui crée des emplois », rappelle les enjeux le président du CFM, qui regrette que l’égalité professionnelle soit encore trop portée par les seules femmes (70 % des participants à l’édition étaient d’ailleurs des femmes).
Elle est en tout cas suffisamment importante au sein du Cluster pour qu’il se fasse accompagner d’un bureau d’études en économie maritime Odyssée Développement. Ainsi, le CMF a initié un observatoire « Cap sur l’égalité ! » auquel ont contribué 27 entreprises et administrations du maritime (68 220 salariés dont 13 172 femmes), dont l’objet est de mesurer l’évolution de la place des femmes dans la filière, et de faire ressortir les bonnes pratiques mises en place par ces acteurs en matière de recrutement, promotion, gestion de carrière, formation, conciliation vie privée/vie professionnelle, conditions de travail et communication.
Écart de rémunération de 18 %
« Ces fiches ont pour objectif de sensibiliser les dirigeants et leurs équipes à ces enjeux, et de les inciter à adopter ces bonnes pratiques dans leur propre entreprise ou établissement », rappelle Thomas du Payrat, directeur adjoint d’Odyssée Développement. Dans le secteur maritime, l’écart de rémunération est encore de 18 %. En dix ans, la part des femmes dirigeantes n’a augmenté que de 1 % et ne représente que 9 % des dirigeants des grandes entreprises et 15 % de celles de moins de 250 salariés. Une femme sur deux considère que l’arrivée d’un enfant a eu un impact négatif sur sa carrière. Huit sur dix se disent régulièrement confrontées à des « attitudes sexistes ». Dans le recrutement, une idée préconçue du candidat idéal reste fondée sur des stéréotypes de genre.
Les résultats de la prochaine édition seront présentés début juin et en termes de collecte, l’observatoire espère enrôler cette fois une cinquantaine d’entreprises.
Les femmes en constituent que 2 % des 1,2 millions de gens de mer. Et 94 % sont concentrées dans le secteur de la croisière » Geneviève Van Rossum, OMI
Parvenir à l’égalité des sexes à l’horizon 2030
« Les femmes ne constituent que 2 % des 1,2 millions de gens de mer. Et 94 % sont concentrées dans le secteur de la croisière. Autant dire que les attentes sont élevées pour modifier cette situation », pose Geneviève Van Rossum, représentante permanente de la France à l’OMI.
Parvenir à l’égalité des sexes et à l’autonomisation des femmes à l’horizon 2030 est un des « objectifs de développement durable » (le n° 5) de l’agence spécialisée des Nations unies, rappelle-t-elle. À l’OMI, où la moitié des cadres sont des femmes mais où seules six femmes occupent un des 20 postes de direction, les actions ont été initiées depuis 1988. Mais l’organisation de réglementation doit se borner à des actions au retour sur investissement long : formations pour permettre à des femmes d’avoir accès à un haut niveau technique, bourses d’études en faveur des femmes dans les pays en développement, valorisation des parcours les plus exemplaires…
Porter la voix des femmes à l’OMI
En France, l’organisation basée à Londres est partenaire de l'Institut portuaire d'enseignement et de recherche, qui a formé 308 femmes grâce à son appui financier. L’OMI a elle-même créé l’Université maritime mondiale, où le « nombre de femmes est passée de 4 à 79 entre 1978 et 2018 », ainsi que l’Institut de droit maritime international à Malte, qui a intégré dans ses statuts le fait de réserver la moitié des places à des femmes.
Wista (Women's international shipping and trading association, plus de 3 000 membres et 46 associations nationales), présidée en France par Marie-Noëlle Tiné-Dyèvre, directrice adjointe du CMF, a obtenu dernièrement un statut consultatif à l’OMI. Une fenêtre pour porter la voix des femmes du maritime au niveau institutionnel.
Pour pallier à l’écart salarial, la direction de CMA CGM a alloué une enveloppe financière pour une durée de 4 ans » Catherine Bourgais, DRH du groupe CMA CGM
La diversité, droit devant à la CMA CGM
Dans les entreprises, les logiciels changent et la diversité des profils et des façons de penser est enfin admise comme une richesse et une source de créativité. Du moins dans les grandes entreprises.
« La diversité n’est pas seulement une histoire d’hommes et de femmes. C’est aussi une question de cultures et de nationalités [148 chez CMA CGM, dont 60 au siège social, NDLR] », explique Catherine Bourgais, recrutée en tant DRH du groupe CMA CGM en 2018 après un parcours professionnel dans l’opérationnel. L’armateur français, où 37 % des postes de management sont occupés par des femmes, est confronté à une problématique de recrutement pour des profils de navigants, où seuls 3,5 % sont des navigantes en dépit d’une stricte équivalence dans les rémunérations. Pour y remédier, « nous avons doublé le nombre d’élèves officiers entre 2019 et 2020 [de 7 à 14 %, NDLR] ».
Plus globalement, dans l’entreprise, l’écart de rémunération y est encore 9,4 %, mais cela reste deux fois moins que la moyenne française. « Pour y pallier, la direction a alloué une enveloppe financière pour une durée de 4 ans. » L’égalité salariale fait partie des quatre points sur lesquels la compagnie basée à Marseille s’est engagée dans le cadre d’un accord sur l’égalité avec le recrutement, les promotions internes et l’équilibre vie privée et professionnelle.
Quand j’ai été nommée à la direcion de l’aménagement, ce n’était pas ni un homme ni un ingénieur pour la première fois » Claire Merlin, port de Marseille
Apparences trompeuses dans le monde portuaire
« Quand j’ai été nommée à la direction de l’aménagement, on m’a fait observer que pour la première fois, ce n’était pas ni un homme ni un ingénieur. Je suis donc partie avec deux handicaps », sourit sans amertume Claire Merlin, entrée au port de Marseille en 2006 pour créer la direction des affaires juridiques. « Dans le monde portuaire, les apparences sont trompeuses. » Les acquis détonnent en effet.
Des femmes occupent la direction générale de ports maritimes et fluviaux depuis plus de 15 ans (Rouen, Dunkerque, Marseille, Paris). Il y a des femmes actuellement à la présidence des conseils de surveillance de plusieurs ports maritimes et fluviaux (Dunkerque, Rouen, Nantes-Saint-Nazaire, Strasbourg), rappelle-t-elle.
« À Marseille, nous avons une vice-présidente (et présidente par intérim) au conseil de surveillance. Nous avons eu une directrice générale pendant 5 ans [Christine Cabau-Woehrel de 2014 à 2019, repartie chez CMA CGM, NDLR]. Le comité de direction est largement féminisé, quasiment paritaire depuis près de 20 ans. La parité est parfaite dans les 10 plus hautes rémunérations », énumère-t-elle. Le port de Marseille affiche du coup un index d’égalité professionnelle à 97/100 pour l’année 2019. La réalité est tout autre dans la manutention et dans d’autres métiers portuaires, concède Claire Merlin.
Leviers à actionner
Quelles que soient les situations, les leviers à actionner pour obtenir un progrès rapide restent finalement limités : agir sur la formation et les parcours professionnels, les contraintes matérielles (vestiaires, sanitaires, postes de travail...), la perception des métiers, l’équité salariale, l’articulation des temps à allouer à la vie professionnelle (et cela va jusqu’à ne pas organiser des réunions de travail tôt le matin ou tard le soir...) ou encore afficher une tolérance zéro sur les comportements sexistes.
« Dans le cadre de la grande concertation dans le maritime que j’avais lancée lors du premier confinement, il avait été proposé de réserver des quotas de places aux jeunes femmes dans les écoles formant aux métiers maritimes et d’introduire de la mixité dans les conseils d’administration des instances maritimes. Bruno Le Maire y est favorable. Une proposition de loi est en préparation », conclue Sophie Panonacle.
Quotas de femmes
Si imposer des quotas aux comités exécutifs n’est pas possible à ce jour, ces derniers n'étant pas définis dans le droit français, Bruno Le Maire, le ministre de l'Économie, s’est en effet prononcé, à l’occasion d’une audition devant l’Assemblée nationale sur le sujet, en faveur de l’instauration de quotas de femmes dans les instances dirigeantes. La mesure aurait d’ailleurs dû figurer dans le projet de loi que Bruno Le Maire et Marlène Schiappa, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, avaient prévu pour mars 2020. Mais, la crise sanitaire et économique a infléchi les choses.
Les lois posent le cadre et les objectifs de l’égalité. Mais sa réalisation concrète ne peut se faire qu’au sein des entreprises, petites, grandes et moyennes. Si peu de voix s’élèvent pour contester l’objectif, les moyens qui permettent de l’atteindre ne semblent manifestement pas aller de soi puisque l’État doit remettre en permanence son ouvrage sur le fil. À un moment où la société regarde en face son machisme d’un autre temps, les codes affreusement conquérants ne résisteront pas davantage dans les relations professionnelles.
Adeline Descamps