Dans la longue marche vers l’égalité professionnelle, a fortiori dans un milieu « genré » comme le transport maritime, chaque petit pas de plus est une avancée significative. Et certains événements comptent pour des victoires qui n’ont pas été braconnées. Le 14 mai 2019, les armateurs et propriétaires de flotte, opérateurs portuaires, courtiers et agents maritimes, etc., affiliés à l’une des plus représentatives organisations maritimes (1 900 membres dans 120 pays, 58 % du tonnage mondial), ont désigné, pour la première fois en 115 ans d’existence, une femme à leur présidence. Sadan Kaptanoglu, qui dirige l’armement turc HI Kaptanoglu Shipping, ne sera en réalité pas la seule femme à incarner la voix et le visage de l’organisation dans les prochaines années. Sabrina Chao, présidente de la compagnie hongkongaise Wah Kwong, a été élue à cette occasion présidente déléguée et à ce titre, devrait prendre les rênes en 2021.
Si symboliques fussent-ils, ces actes, qui font presque figure d’événements, participent d’un mouvement qui militent pour rendre les femmes plus visibles dans un monde d’hommes très visibles.
En la matière, il faut reconnaître qu’en dépit d’initiatives diverses, le taux de féminisation reste au plancher. Selon la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, 193 États membres), il serait de 2 % au niveau mondial, soit 23 000 femmes (données 2017) et, qui plus est, assorti de criantes inégalités. D’après les données de l’enquête menée par la Maritime HR Association en 2017, les femmes dans le secteur maritime (pris dans son grand ensemble) afficheraient des rémunérations 45 % inférieures à celles des hommes en moyenne et occuperaient seulement 7 % des postes d’encadrement. Dans les équipes dirigeantes, elles sont plus que discrètes (0,17 %).
Intégrer les femmes, un programme
L’OMI s’active depuis des années (au moins depuis 1988 avec son Integration of Women in the Maritime Sector) via divers « programmes dans le cadre de sa mission visant à soutenir la réalisation de l’objectif de développement durable 5 des Nations Unies: parvenir à l’égalité des sexes ». Tout un programme! Appliqué au secteur maritime, armé de son tout nouveau slogan « Formation-visibilité-reconnaissance », l’Organisation encadrant le secteur veut « faciliter l’identification des femmes afin de leur donner la possibilité de développer leur carrière ».
Le lancement de ce nouveau logo intervient alors même que l’OMI a dédié sa Journée mondiale de la Mer 2019 le 26 septembre à Londres au thème « Empowering Women in Maritime Community ».
« L’expérience nous dit que la diversité, c’est mieux pour le travail d’équipe, mieux pour le leadership et mieux pour la performance commerciale. Le monde maritime change. Avec l’aide de l’OMI et d’autres organisations, des possibilités de carrière s’offrent aux femmes. Et une nouvelle génération de femmes talentueuses réagit. Elles prouvent que les industries maritimes sont ouvertes à tous. Ce n’est pas une question de genre mais de compétences », a souligné à cette occasion Kitack Lim, secrétaire général de l’OMI depuis 2015.
La Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) a pour sa part instauré un code de conduite pour agir à sa façon contre les stéréotypes qui prévalent dans un secteur à la prédominance masculine ancrée dans les traditions, et contre « le harcèlement sexuel et les brimades », problèmes qui seraient récurrents à bord.
Actions?
Les leviers que les promoteurs de la féminisation peuvent actionner pour obtenir un progrès rapide est en réalité extrêmement limité.Création d’associations de femmes, promotion des parcours les plus exemplaires, formations de haut niveau pour renforcer les compétences techniques des femmes (l’OMI a instauré à cet effet des bourses d’études en faveur des femmes dans les pays en développement)…, les actions prennent aujourd’hui cette forme.
L’Université maritime mondiale a publié Maritime Women: Global Leadership, un ouvrage valorisant les plus belles réussites de femmes dans le secteur maritime. À l’occasion de la Journée mondiale de l’océan du 8 juin 2018, le Cluster maritime Français a organisé Les Elles de l’Océan avec Elles bougent, le CNRS et le soutien de Wista France pour faire découvrir les métiers de la mer à un public féminin et poser à cette occasion les enjeux de la féminisation du secteur maritime (une seconde édition aura lieu en juin 2020).
L’Institut portuaire d’enseignement et de recherche (Iper) de l’EM Normandie, qui a formé 308 femmes aux compétences techniques, a célébré le World Maritime Day le 3 juillet dernier en mettant à l’honneur les réussites au féminin dans le domaine portuaire.
Wista veut changer les logiciels
Des réseaux, tels Wista (Women’s International Shipping & Trading Association, plus de 3 000 membres et 46 associations nationales sur les cinq continents, 45 ans d’existence) promeut le rôle des femmes dans le domaine maritime par la valeur témoignage. Elle oeuvre aussi pour l’accessibilité et l’attractivité de ses métiers en organisant des visites de sites industriels, des ateliers et des cycles de conférences (cf. plus loin notre entretien avec Marie-Noëlle Tiné, présidente de Wista France).
Quoi qu’il en soit, guetté par la pyramide des âges et la pénurie de professionnels qualifiés, le transport maritime aura besoin des femmes.
Des pistes sont évoquées pour changer les logiciels. Parmi celles-ci, la révision des programmes d’enseignement, l’adoption d’un code de conduite international, la mise en place d’outils favorisant la souplesse du travail pour éviter les reconversions à terre (plus rapides que leurs homologues masculins) et autres « comportements d’auto élimination » (des études sociologiques menées auprès d’un panel de femmes-marins révèlent qu’elles privilégieraient le cabotage et le remorquage à la navigation au long cours). Il est aussi question d’aménager certaines dispositifs juridiques, pour que les femmes puissent faire une carrière en mer sans avoir à payer leurs maternités.
À un moment où la société regarde son machisme en face, il serait bienvenu que le secteur s’éloigne de ses codes affreusement conquérants pour « que les femmes soient enfin reconnues, conformément à ce que l’on serait en droit d’attendre d’un transport qui entre dans le 21e siècle ». Ce sont les hommes qui le disent…