Pour la jeune entreprise que vous êtes, la conjoncture particulièrement favorable à la commission de transport a dû accélérer votre développement par rapport à votre plan de croissance, non ?
Arthur Barillas : Nous avons multiplié notre marge brute et notre chiffre d’affaires par deux entre 2021 et 2022 après l’avoir multiplié par quatre en 2021 par rapport à 2020, des objectifs que nous nous étions fixés à un horizon plus lointain. Entre 2017, date de la création de la société, et aujourd’hui, nous sommes passés de 15 à 150 personnes réparties dans cinq pays, en France, aux États-Unis, en Espagne, en Italie et à Singapour.
S’il y a eu un effet taux de fret indéniable, les volumes sont en forte croissance en raison de l’augmentation du nombre de clients que j’attribue au développement de nouvelles solutions à fort contenu technologique pour offrir par exemple plus de visibilité au SKU [Stock Keeping Unit, suivi des stocks d’une entreprise, NDLR], la lecture automatique de factures commerciales, le reporting sur l’empreinte carbone, etc. Il faut croire que ce mode opératoire répond à une demande du marché.
Votre forte croissance et l’évolution de votre offre ne vous permettent donc pas de tirer de grandes conclusions sur vos positionnements par axes ?
A.B. : Ils évoluent rapidement. Nous avons désormais environ 40 % de nos volumes en import Asie-Europe et 25 % en export Europe- Amérique du Nord. Dans le solde, on retrouve le marché transpacifique notamment. Ce trade a explosé parce que nous avons récemment introduit cette offre. Il évolue donc à une vitesse plus rapide que les lignes plus historiques. Alors que notre clientèle était encore il y a deux ans à 100 % française, l’ouverture de bureaux à l’étranger et les perturbations dans la chaîne d’approvisionnement nous ont ouvert les portes de l’international. Dans un marché en tension de capacités, les distributeurs et fournisseurs étrangers de nos clients français ont tenté de trouver chez nous des solutions de transport qu’ils ne trouvaient pas ailleurs.
Qu’est-ce qui vous a surpris dans la chute des taux de fret ?
A.B. : La rapidité et le timing. Il y avait consensus dans le secteur sur une chute progressive et lente. Quant au timing, elle a un semestre d’avance. Cela dit, personne n’avait anticipé certains des facteurs qui ont amené à cette situation et pour une bonne raison : ils étaient très difficilement prévisibles. L’invasion de l’Ukraine a été le catalyseur de la chute des taux en accélérant des processus d’inflation sous-jacents. Sans le facteur énergétique, la crise qu’on connaît aujourd’hui serait bien différente.
Est-ce qu’elle se matérialise déjà dans la demande de transport ?
A.B. : Absolument pas et bien au contraire, serais-je tenté d’ajouter. Les impacts de la crise ne sont pas encore perceptibles et des dynamiques géographiques s’observent déjà. La fin de l’année est tout à fait originale par rapport à ce qu’on a pu connaître par le passé. Les deux derniers trimestres sont beaucoup plus calmes, la peak season n’ayant pas été observée. Il faut dire que l’on sort de deux années de haute saison !
Pour autant, il n’y a pas de chute brutale des volumes, seulement un ralentissement, progressif sur l’Europe, alors qu’aux États-Unis, nos clients américains manifestent un léger dynamisme. Cela n’a rien d’étonnant. Il y a une inertie dans la commission de transport liée au temps de transit, notamment sur l’import. On voit venir avec deux ou trois mois d’avance les grands courants qui vont parcourir l’économie mondiale – ainsi les prix du transport avaient très largement précédé les premiers signaux de l’inflation –, mais on les subit en décalé.
Aussi, les ajustements s’opèrent d’abord chez les BCO [beneficial cargo owner, grands chargeurs, NDLR]. Or nous travaillons peu avec cette clientèle. Donc nous n’avons pas de visibilité sur leurs demandes et leurs stocks. Nous avons des clients de plus petite taille et un portefeuille diversifié, la pharmacie, la cosmétique, la distribution, le luxe, avec des dynamiques différentes, d’où l’absence d’un ralentissement majeur.
Vos clients sont-ils déjà entrés dans une logique de renégociation des prix ?
A.B. : Une grande partie est en contrats spot. Ils bénéficient donc de fait de la baisse du marché. En revanche, on assiste au retour des appels d’offres avec des validités longues, ce qui était très compliqué à négocier durant toute la crise sanitaire. Compte tenu des taux contractuels très élevés, du moins à la lumière de ceux d’aujourd’hui, les chargeurs étaient frileux à l’idée de s’engager sur du long terme sachant que les taux allaient inévitablement descendre. Cette inhibition est en train de disparaître. Et dès que le marché sera stabilisé, ils reviendront certainement à des demandes de transport portant sur des durées entre six mois et deux ans.
La crise sanitaire, qui devait bouleverser l’ordre des priorités en reconsidérant l’importance accordée au prix, n’aura donc pas eu d’influence à ce niveau ?
A.B. : Les coûts de transport restent un sujet, mais les cahiers des charges mentionnent désormais des critères environnementaux (empreinte carbone) et technologiques. Pour le dire autrement, durant la crise sanitaire, les entreprises concentraient toutes leurs ressources à obtenir de la capacité afin de sécuriser les approvisionnements et à négocier des transit-time pour remplir les stocks dans un marché qui consommait énormément. Désormais, l’efficacité carbone, le report modal, la digitalisation priment sur des paramètres uniquement capacitaires. Il s’agit d’intégrer un ERP, d’implémenter un TMS, de reporting sur certains coûts.
Que pensez-vous de cette logistique intégrée mise en oeuvre par les compagnies maritimes ? Qu’apportent ces solutions multimodales selon vous ?
A.B. : Ces solutions existent sur le marché. Je doute qu’il y ait un exode massif des clients vers les solutions intégrées des transporteurs. Les chargeurs cherchent des services de transport qui arbitrent et challengent les différentes offres en fonction de leurs performances, services, coûts. C’est la base de nos métiers. Ils veulent des offres stables, adaptées à leurs exigences plus ou moins élevées et qui vont au-delà d’un simple chargement sur un navire ou un avion.
Il n’y aura pas de bouleversements majeurs à ce niveau tant que les armateurs ne seront pas capables de proposer des solutions au moins aussi convaincantes que celles d’un commissionnaire.
La pandémie a été un choc pour de nombreux responsables de la logistique dans le sens où elle a fragilisé l’idée selon laquelle le transport était un service infaillible. Pendant des décennies, l’organisation logistique a été basée sur un stock minimal et une fabrication en « juste à temps ». Vous croyez à un mouvement de fond vers le « juste au cas où » ?
A.B. : Est-ce que notre industrie apprend de ses expériences ? C’est la question. Le « just in case » a été le paradigme du Covid car on a fait la démonstration que le « just in time » ne fonctionne pas dans un monde marqué par des disruptions majeures, répétées et multifactorielles (géopolitiques, économiques, sanitaires, etc.). Mais qu’en sera-t-il une fois les performances de transport normalisées ? Ne va-t-on pas revenir aux fondamentaux d’avant le Covid sachant que le cadencement en « juste à temps » a des avantages indéniables sur un plan financier ?
L’essentiel est de garder la mémoire des événements. La crise nous aura enseigné que des situations improbables se sont matérialisées. On ne peut plus sous-estimer le niveau de risque réel de la supply chain.
Avez-vous suivi l’échec de TradeLens ?
A.B. : Les initiatives entre grands acteurs ne sont jamais évidentes a fortiori quand elles sont portées par l’un d’entre eux, en l'occurrence Maersk. En tout cas, il ne faudrait pas condamner la technologie à cause de l’échec d’une initiative, y compris à grande échelle. La blockchain a vraiment du sens dans nos métiers.
Propos recueillis par Adeline Descamps