Sylvain Magar est débordé et furieux : à la tête des Transports STK (Moselle) avec sa mère, Nicole Magar, il fait face, du fait de la crise sanitaire, à une situation complètement « chahutée ». « On est pris pour des imbéciles, s’énerve-t-il. On nous envoie un bon de commande, puis on l’annule. On nous envoie recharger sur un site où, en fait, il n’y a rien… » Ce qu’il considère comme une tendance des clients à malmener les « petits » transporteurs (il a moins de dix salariés) existait déjà avant la crise du Covid, dit-il, mais celle-ci « l’a fait empirer ». Il faut dire que, comme lui, nombre de dirigeants de TPE semblent sortir épuisés de la période du confinement et de sa sortie. « Sur les lieux de chargement, des personnes ne sont pas au travail, il y a beaucoup de restrictions sanitaires… indique encore Sylvain Magar. La marchandise n’est pas prête, on vous oblige à attendre. Mais la cantine est interdite aux extérieurs et on ne vous a pas prévenus. »
Souvent, aussi, il a fallu faire preuve de « débrouille » pour respecter les consignes sanitaires et protéger les salariés. Pour fournir ses neuf salariés en masques, Ahmed Benhadou, patron de Trans-AMD (Meurthe-et-Moselle), a passé un accord discret avec la petite pharmacie qu’il fréquente à titre personnel : « Dès qu’ils en recevaient, ils m’en mettaient de côté », rapporte le dirigeant. Quant au gel hydroalcoolique, il l’achète en grande quantité et remplit de petits vaporisateurs que ses chauffeurs peuvent facilement emporter afin de désinfecter leur cabine en fin de tournée. Loïc Vidal, président des Transports VRV (Bouches-du-Rhône), a eu plus de difficultés : « Au début, c’était très compliqué de trouver des masques, alors que chez Metro, pour qui nous travaillons via DHL, des salariés étaient atteints par la maladie, confie-t-il. Nous avons fini par en trouver et avons passé une commande de 600 masques, puis une deuxième, par précaution. » En attendant, ses conducteurs sont venus travailler avec leurs propres masques.
Fabiola Lazaro et son mari, à la tête d’une société de 22 salariés, Translire, a de fait craint pour ses comptes : « Certains fabricants de gel et de masques en ont profité, estime-t-elle. Or avec la guerre des prix dans le TRM, il ne nous est pas possible de répercuter ces coûts sur les clients. » Au cœur de la crise, le budget « mesures et protections sanitaires » de cette PME a grimpé à 800 ou 1 000 €/mois, assure encore la dirigeante. Faute de place dans les bureaux pour distancier les salariés, elle a dû renoncer à embaucher une employée administrative à l’issue de sa période d’essai. « Je l’ai fait ensuite, précise Fabiola Lazaro, mais seulement parce qu’une jeune en fin de contrat de professionnalisation était partie. » Pour limiter les contacts, Loïc Vidal a demandé également à ses conducteurs de ne plus passer au bureau : « C’est moi qui allais vers eux pour récupérer le CMR et les tickets de gazole, explique-t-il. Et si deux chauffeurs risquaient de se croiser, j’en envoyais un déplacer une remorque en attendant son tour. Heureusement qu’on n’est que dix ! » Alors évidemment, le relationnel, tous ces petits échanges informels autour d’un café, ont quasiment disparu : « On discute rapidement en maintenant une distance de sécurité. Chacun se méfie. Ce n’est plus pareil », regrette le transporteur.
Mais, au-delà de ces aléas d’organisation, ce qui inquiète davantage ces patrons de TPE, c’est le bouleversement économique qui accompagne la crise sanitaire. « Notre chiffre d’affaires a tellement chuté que je ne sais même plus si l’on peut parler de chiffre d’affaires, se désole Yamina Chabab, seule, avec son mari, à bord de leur entreprise de courses express, A.Rach (Essonne). Heureusement, on a des clients fidèles, mais on tourne au ralenti. J’ai l’impression que les sociétés croient qu’une grosse structure est plus organisée qu’une TPE pour les protections sanitaires. » La dirigeante incrimine aussi la concurrence des transporteurs des pays de l’Est, qu’elle juge plus aiguë encore que d’habitude : « Est-ce que les chargeurs ne se cachent pas derrière le Covid pour aller chercher moins cher ailleurs ? », suggère la dirigeante. Certes, bien avant la crise sanitaire, A.Rach avait déjà perdu un gros client et avait dû licencier ses trois conducteurs. Mais pour Yamina Chabab, qui multipliait les démarches commerciales pour conquérir de nouveaux marchés, « le Covid nous a mis dedans : on ne peut même plus utiliser des tactiques permettant de voir les gens, comme passer leur déposer une plaquette ». Le couplecherche donc des solutions pour passer cette période. « Notre entreprise a 11 ans, on en est fiers », lance Yamina Chabab, qui s’active en quête d’aides et de conseils pendant que son mari se démultiplie au volant de ses trois véhicules.
« On s’accroche », confir-me Loïc Vidal, dont l’activité a dévissé et ne remonte que lentement. « Nous avons deux chauffeurs consacrés en permanence à des lignes vers l’Auvergne, où nous avons de gros clients : Babou, les eaux de Saint-Yorre et, pour le retour, Brico Dépôt, explique-t-il. Or pendant deux mois, toute cette activité s’est arrêtée. Brico Dépôt et les magasins Babou étaient fermés, et les eaux avaient des ventes en baisse. » En régional aussi, les recours de Welldom aux Transports VRV ont diminué de moitié, sans qu’une relation avec Carrefour, amorcée juste avant la crise, ne vienne les compenser. « Heureusement, on s’est aidés entre confrères, avec l’affrètement », assure Loïc Vidal, pas rassuré pour autant. « La difficulté, pour les PME du coin – le secteur de Miramas et Salon-de-Provence –, c’est l’accumulation d’aléas. Quand le Covid est arrivé, on sortait à peine des conséquences de quinze jours de blocage des camions à cause des Gilets jaunes. Le temps que les reports de charges et les échéanciers avec les banques se mettent en place, ça avait pris six mois, c’est-à-dire jusqu’à début 2020. Et il faudra bien payer un jour… »
La plupart de ces transporteurs ont eu recours au dispositif d’activité partielle, une dizaine de jours en tout et pour tout pour VRV : « On a quand même cinq à six camions par jour pour Metro, commente le président. On fait donc un roulement pour assurer la prestation. » Autre solution pour tenir : réduire ses ambitions. Loïc Vidal, qui, avec son associé, Pierre-Olivier Rojat, pensait investir dans quatre nouvelles semis, n’en a finalement commandé que deux. Ceux qui sont positionnés sur plusieurs activités ont aussi pu se féliciter de cette stratégie de diversification, comme Mathieu Bias, dirigeant des Transports éponymes. Bien que spécialisée dans le transport de bois, cette société de 19 salariés conçoit cette matière sous toutes ses formes. Si la fabrication de meubles à base de panneaux de bois compressé, la production de palettes et la papeterie se sont retrouvées en berne, les hôpitaux ayant une chaufferie bois ont toujours besoin de copeaux et la production de charbon de déchets de scierie. « Du coup, dans notre activité, ça peut aller », conclut Mathieu Bias.
D’autres s’en tirent parce qu’ils ont saisi une opportunité. Pour Translire, il s’est agi de la frénésie d’achat, par les Français confinés, de spas, de piscines ou de travaux pour leur maison : « On a un camion-grue, c’est ce qui nous a sauvés », se félicite Fabiola Lazaro, dont la société livre d’habitude une majorité de commerces et de restaurants. En juin, la PME a même fait « le meilleur chiffre de toute son existence »… Ce qui a juste permis de rattraper ce qui avait été perdu.
Et maintenant ? « On a quand même peur, poursuit la dirigeante. On ne sait pas ce que va être l’activité dans les prochains mois. Septembre n’a pas été formidable. » Un ressenti partagé par Loïc Vidal. Il avait repris espoir, n’a plus su quoi penser après l’annonce de la fermeture, du 28 septembre au 11 octobre, des bars et restaurants de Marseille et Aix-en-Provence. « Le lendemain à 8 h 30, je recevais un SMS de Metro qui annonçait une probable baisse de ses commandes, faute de visibilité, rapporte-t-il. Est-ce que ça va durer ? Est-ce que les grossistes vont commander quand même ? On ne peut pas savoir. » Mathieu Bias, lui, ressent du pessimisme chez ses clients : « Les papetiers et les fabricants de palettes sont directement dépendants de la consommation. Si celle-ci reste basse encore plusieurs mois, cela risque de nous toucher aussi. » Mais pour l’instant, il croise les doigts : « Certains nous demandent, au contraire, des véhicules en plus, assure-t-il. J’attends avec impatience mon bilan pour voir si je peux développer le nombre de mes licences. » Aussi, pour préparer cet avenir et garder ses sept conducteurs, il les bichonne. « J’ai roulé pendant quinze ans, alors je sais ce qu’attend un chauffeur, témoigne le dirigeant. Ils ont tous une grande cabine avec plancher plat et un micro-ondes avec un convertisseur de tension. Avoir tout dans le camion permet d’être plus réactif aux demandes des clients, mais en plus, avec le Covid, ils peuvent se réchauffer eux-mêmes leurs repas sans prendre de risque. »
La prudence, Fabiola Lazaro et son époux la mettent aussi en œuvre pour anticiper une crise durable. « On a quand même confirmé la commande d’un nouveau camion-grue que nous avions lancée en mars, explique-t-elle. Mais on y a réfléchi à dix fois et on a négocié une reprise éventuelle avec le constructeur. » Le couple veille à préserver son parc de 26 véhicules, parce qu’ayant déjà vécu la crise de 2008, il sait qu’il faut se tenir prêt. Dans ces périodes, certains clients préfèrent le « one-shot » avec une PME plutôt qu’un engagement avec un plus gros prestataire. « Ces crises nous apprennent aussi à tout négocier à l’euro près, assure Fabiola Lazaro. Pourtant, auparavant, même un camion on n’en discutait pas le prix. Mais à présent, même nos fournisseurs font pareil. Aujourd’hui, comme on n’a pas de visibilité, on s’adapte et on réagit au fur et à mesure. »