Un chauffeur s’était vu déconnecté définitivement du compte qu’il détenait auprès de la société Uber BV en qualité de prestataire. Il avait alors saisi la juridiction prud’homale pour demander la requalification de sa relation contractuelle avec la plateforme en contrat de travail. La cour d’appel puis la Cour de cassation ont fait droit à sa requête en estimant qu’il avait bien un « lien de subordination juridique » avec la plateforme. En effet, selon une jurisprudence constante, le critère du travail salarié découle du « lien de subordination » caractérisé par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». De plus, « le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail ». La discussion auprès des juges s’était donc portée sur ces critères de présomption salariale que la société Uber BV a essayé de démonter. Elle a notamment fait valoir que « le chauffeur concluant un contrat de partenariat reste totalement libre de se connecter à l’application ou non ». Et que la déconnexion du chauffeur en cas de refus de courses était « nécessaire pour garantir la fiabilité du système en fluidifiant l’offre et la demande ».
Des arguments qui n’ont pas du tout convaincu les juges. Ceux-ci ont considéré que le chauffeur a « ainsi intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber BV, qui n’existe que grâce à cette plateforme, service de transport à travers l’utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport, qui sont entièrement régis par la société Uber BV ». La Cour a également souligné que Uber se réservait le droit de désactiver ou de restreindre à sa guise l’accès à ses services. Pour elle, ces divers éléments prouvent que « le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif ».
Selon Marie-Anne Valéry, la rapporteure de l’affaire auprès de la Cour de cassation : « C’est ce type de relation contractuelle, courante dans les secteurs du transport de personnes et de la livraison de plats préparés, qui invite à la réflexion sur l’adéquation des critères d’existence du contrat de travail à ce nouveau modèle économique qualifié d’ubérisation. » Elle a aussi noté que ce « modèle économique en forte croissance, particulièrement aux États-Unis est désigné sous le terme de « gig economy », généralement traduit par « économie des petits boulots ».
Rappelons que partout où officie le groupe Uber, créé en Californie en 2009, implanté dans 63 pays et en France depuis 2012, nombre de conducteurs dénoncent leurs conditions de travail. Par exemple la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE) le 19 septembre 2019 par une juridiction britannique afin qu’elle indique si un livreur sous contrat avec la société Yodel, proposant la livraison de colis avec des coursiers indépendants, pouvait avoir le statut de « travailleur ». Autre exemple en Australie : la Commission du travail équitable a qualifié la relation entre un livreur et la plateforme Foodora (livraison de plats cuisinés) de contrat de travail dans un jugement du 16 novembre 2018. De la même manière en Espagne, trois décisions de justice ont récemment retenu la qualification de salarié pour des livreurs de la plateforme Deliveroo (juge social de Valence le 1er juin 2018, tribunal social de Valence le 10 juin 2019 et tribunal social de Madrid le 22 juillet 2019). Même aux États-Unis, pays considéré comme le chantre du capitalisme, une juridiction administrative de l’État de New York (Unemployment Insurance Appeal Board) a octroyé le statut de salarié à un chauffeur Uber le 12 juillet 2018, quasiment aux mêmes motifs que ceux de la Cour de cassation française. Selon Catherine Courcol-Bouchard, première avocate générale de la Cour de cassation, il est possible de « présumer sans grand risque d’erreur que les abondants documents contractuels liant le chauffeur à la société Uber ne sont pas lus par celui-ci – surtout si le seul support de lecture est l’écran du smartphone utilisé ensuite pour charger l’application – il aura pourtant souscrit à un “contrat en ligne » par une simple approbation d’un clic qui vaut acceptation des conditions posées unilatéralement par la plateforme ». De plus, elle relève que « les juges anglais ne mâchent pas leurs mots quant à ces documents, les qualifiant d « arrangements contractuels alambiqués, complexes et artificiels, formulés sans aucun doute par une batterie d’avocats, élaborés et dictés unilatéralement par Uber à des dizaines de conducteurs et de passagers, dont aucun n’est en mesure de corriger ou autrement résister au langage contractuel ». Finalement, les décisions de la Cour de cassation relatives aux plateformes de service de transport, rejoignent la dénonciation générale des conditions de travail imposées par ces nouveaux employeurs numériques. Elles vont également dans le sens du Conseil constitutionnel, qui avait censuré une disposition de la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019, qui écartait la présomption de salariat dès lors que la plateforme avait fait homologuer une charte de « responsabilité sociale ».