«Même si nous y travaillions déjà depuis des années, nous avons compris le 1er janvier 1993 que nous avions une carte à jouer en Espagne » indique Jean-Baptiste Sallabery, dirigeant des Transports Sallabery à Hendaye. L'explosion du trafic, depuis l'ouverture des frontières, lui a donné raison. Selon la dernière enquête réalisée par le ministère des Transports et de l'Equipement français, le nombre de poids lourds qui traversent les Pyrénées a été multiplié par 2,4 entre 1989 et 1999. Et les prévisions font état d'une croissance du trafic, dans les années à venir, à un rythme supérieur à 10% par an.
La forte mobilisation de l'Espagne pour réussir son ouverture au reste de l'Europe explique cette explosion du marché. Sa seule faiblesse, s'il y en avait une, résiderait peut-être dans le niveau de ses exportations. Sans doute pour des raisons culturelles. « Jusqu'à récemment, nos voisins basques espagnols n'avaient pas la fibre du commerce international » observe Pierre Lopez, directeur de TDF, société de transport international située à Hendaye. Bien souvent ils préféraient vendre dans leur propre pays quitte à envoyer la marchandise à plus de 500 kilomètres de chez eux plutôt que de la distribuer en France, à Bayonne par exemple qui n'est situé qu'à 30 kilomètres. Mais la situation a nettement évolué ces dernières années, et aujourd'hui ils exportent en masse ». La France représente la première destination de ce trafic. Pour trois raisons majeures: sa proximité géographique avec la péninsule ibérique, sa position centrale en Europe et enfin la situation pour le moins excentrée pour ne pas dire isolée de l'Espagne elle-même. Les principales régions françaises à échanger avec l'Espagne sont, avec près de 50% des flux, les régions frontalières. Au premier rang desquelles figurent le Languedoc suivi d'assez près par l'Aquitaine et, nettement loin derrière par Midi Pyrénées. L'Ile-de-France ne participe qu'à hauteur de 7% au trafic d'échange avec l'Espagne. Côté espagnol, la situation ne diffère guère. Les régions frontalières sont celles qui participent le plus au trafic: la Catalogne puis le Pays Basque dont plus de la moitié des échanges s'effectuent avec l'Aquitaine. La province de Valence, grosse exportatrice de fruits et légumes arrive en troisième position.
Reste à savoir qui des transporteurs français ou espagnols profitent de cette explosion du trafic. Selon l'enquête réalisée en 1999, le pavillon français accuse un net repli par rapport aux résultats enregistrés en 1993. Les transporteurs français ne réaliseraient plus que 36% des flux d'échange contre 42% il y a 9 ans. A l'inverse, les Espagnols en détiennent aujourd'hui 54% contre 22% en 1993. Malgré les inquiétudes qu'elle suscite, cette performance résulte davantage de l'ouverture du marché que d'une agressivité commerciale, reconnaissent certains transporteurs français. « Les Espagnols ne viennent pratiquement pas nous concurrencer en France, assure Pierre Lopez. Ce serait même plutôt l'inverse. C'est nous qui essayons le plus souvent de travailler sur leur marché ». L'activité des frontaliers français le prouve. A Saint-Jean de Luz, la société Olano réalise 30% de ses 500 millions de francs de chiffre d'affaires sur l'Espagne. TDF (15 MF de CA) est à 40%, Sallabery (23 MF) à 70% et Lapègue (30 MF) atteint 80%. « D'ailleurs, assure Jean-Baptiste Sallabery, si nous n'avions pas eu accès au réservoir de fret espagnol, jamais nous n'aurions pu nous développer comme nous l'avons fait ces dernières années ».
Si la France est une destination privilégiée pour l'Espagne, elle n'est pas la seule. L'enquête aux frontières de 1999 fait apparaître que sur les 66 millions de tonnes de marchandises qui traversent la frontière chaque année, la moitié ne fait que transiter par l'Hexagone. Elle correspond aux échanges auxquelles l'Espagne procède avec ses autres partenaires européens et principalement avec l'Allemagne, le Benelux, l'Italie, la Grande Bretagne, la Suisse, l'Autriche et la Scandinavie. Le pavillon français a perdu, là encore, des parts de marché. Les transporteurs nationaux ne réalisent plus que 4% des flux de transit en provenance ou à destination de l'Espagne contre 6,6% en 1993 soit une perte d'activité supérieure à 30%. En revanche, les transporteurs espagnols en détiennent 32% contre 22% en 1993. Une évolution logique, explique Francis Babé à la Fédération nationale des transports routiers : « les marchandises qui partent d'Espagne à destination de l'Europe du Nord ne font que traverser la France. Il est donc naturel que l'essentiel échappe aux sociétés françaises. Il est clair que l'explosion des flux en provenance d'Espagne ne profite malheureusement que très peu à nos entreprises de transport». Il convient toutefois de relativiser les résultats de l'enquête aux frontières de 1999 : ils découlent de l'observation des seules plaques d'immatriculation des poids lourds sans tenir compte de la nationalité des capitaux des entreprises de transport qui les exploitent. Or, avec l'ouverture de filiales ou des rachats de sociétés espagnoles à travers lesquelles elles officient à partir de la péninsule ibérique, des transporteurs français profitent, sous couvert de la nationalité espagnole, de ces flux de marchandises.
Si la frontière est aujourd'hui perméable, elle n'en a pas pour autant complètement disparu. Côté espagnol, une quantité importante de fret est encore livrée franco-frontière. A l'instar d'Alain Bréthès, dirigeant des Transports Brethès (40), les professionnels français observent bien souvent que les chargeurs espagnols ont tendance à favoriser leurs compatriotes. « Le marché espagnol nous est très fermé. Les industriels et producteurs espagnols font en priorité travailler les entreprises locales » constate le pdg. Pour les Français qui se rendent en Espagne se pose donc le problème du retour. Certains estiment même qu'il constitue un obstacle à leur développement sur des destinations espagnoles. En revanche, si l'on en croit les responsables de sociétés frontalières, les chargeurs français s'encombrent moins que leurs homologues espagnoles de considérations patriotiques, et donnent priorité à leur compte d'exploitation. Ce que confirme Javier Elorriaga Azpilicueta, président de San Jose, société espagnole de transport international basée près d'Irun à la frontière. « Nous sommes plutôt bien placés commercialement. Il n'y a donc aucune raison pour que nous rencontrions des difficultés particulières pour trouver du fret retour de France ».
L'Espagne compte près de 100 000 entreprises de transport routier. Soit trois fois plus qu'en France. La plupart sont réunies en coopératives ou travaillent en sous-traitance. Dans ce cas, elles sont comptabilisés comme des artisans, mais n'en sont pas vraiment dans les faits. « Les tractionnaires auxquels nous faisons appel travaillent en principe exclusivement pour nous, explique Javier Elorriaga Azpilicueta, dirigeant de la société San José. L'avantage, pour nous, est de pouvoir les gérer comme des sous-traitants et non comme des salariés. C'est plus intéressant tant du point de vue fiscal que social ». Le système n'est pas près de s'essouffler si, comme le demande le gouvernement espagnol, la réglementation européenne sur le temps de travail des conducteurs routiers exclut les artisans de son champ d'application.