«Un conducteur espagnol coûte environ 18 000 F par mois tout compris contre 23 000 F pour son confrère français. Soit un écart de plus de 20%! » constate Nicolas Olano, p-dg de la société de transport Olano à Hendaye. La pression salariale n'atteint pas les mêmes niveaux d'un côté et de l'autre des Pyrénées. Le salaire mensuel brut de base s'élève à 4 000 F environ en Espagne auquel s'ajoutent des primes au kilomètre, contre 11 à 12 000 F en France. Les cotisations sociales limitées là-bas à 30% du salaire brut contre 50% ici. Et les différences ne s'arrêtent pas là. Dans l'Hexagone, la durée du travail des chauffeurs prend en compte les temps de mise à disposition qui sont rémunérés, ce que n'impose pas la réglementation espagnole. Sans parler des effets liés à la mise en place des 35 heures. En fait, précise Nicolas Olano, « pour ces salaires de référence, un Espagnol parcourra entre 160 000 et 200 000 kilomètres par an contre 110 000 à 140 000 km pour un Français ». Un décalage qui s'opère également sur le terrain de la fiscalité. Ainsi le taux d'impôt sur les sociétés se limite à 32,5% et le taux de TVA à 16% en Espagne contre respectivement 50% et 19,6% en France. En outre, le gouvernement espagnol accorde des aides fiscales au remplacement du matériel roulant, sous forme de réduction d'impôt, aux entreprises de transport dans le cadre d'un plan visant à préserver l'environnement.
Enfin, certaines pratiques creuseraient encore l'écart. Ainsi, dénonce Philippe Lapègue, p-dg des Transports Lapègue basés à Hendaye et président départemental de l'Otre (Organisation des transporteurs routiers européens), « les Espagnols dépassent de 10 km/h les limitations de vitesse ». Une observation confirmée par Jean-Baptiste Sallabery, un confrère installé à deux pas de chez lui. « Sur les routes, les véhicules espagnols nous doublent régulièrement ». Et 10 km/h de plus, c'est 400 kilomètres à la fin de la semaine. A 5 ou 6 F du kilomètre, le calcul débouche sur 20 000 à 24 000 F de chiffre d'affaires supplémentaire par semaine et par camion. Philippe Lapègue évoque également des problèmes récurrents de surcharge des poids lourds espagnols qu'il estime à environ 5%. Une pratique tolérée, dit-on par les autorités espagnoles, car elle permettrait de réduire d'autant le nombre de matériels circulant sur les routes. Toutefois, Michel Blanchard, inspecteur régional des transports de la région Aquitaine, balaie l'argument en affirmant que sur ce point « les Espagnols ne font pas pire que les Français ».
Philippe Lapègue évoque également le non-respect quasi-systématique par les artisans espagnols de la réglementation européenne sur les temps de conduite et de repos. Un problème bien identifié en France ainsi qu'en témoigne Michel Blanchard : « les transporteurs espagnols ont manifestement du mal à admettre qu'il faille respecter les temps de repos. Ce sont bien souvent des artisans qui travaillent pour eux-mêmes et qui, partant, considèrent qu'ils ont le droit de ne pas se reposer. Et le plus délicat, c'est que l'administration espagnole les suit dans ce raisonnement ».
Résultat : un différentiel conséquent en terme de coûts de revient. Philippe Lapègue estime l'écart global à 35%. Plus modéré, Nicolas Olano le chiffre à environ 25% tout comme Jean-Baptiste Sallabery. Du coup, « un Espagnol vend aujourd'hui au départ sur la base de 7,50 F du km et assure le retour pour 4,50 F/km. Soit un prix de vente moyen aller-retour de 6 F/km à comparer à notre coût de revient qui atteint 7,5 F/km » (coût moyen calculé par le Comité national routier pour un ensemble tracteur et semi-remorque effectuant des transports de marchandises à grande distance et parcourant 125 440 km par an, NDLR) résume Nicolas Olano. Aux yeux des professionnels français, seule une harmonisation sociale et fiscale européenne pourra remédier à ces distorsions de concurrence. « A condition d'harmoniser aussi les contrôles et les sanctions » relève Jacques-Henri Garban, directeur général de l'Aftri (Association française des transporteurs internationaux). Sur ce plan, Français et Espagnols ne sont manifestement pas logés à la même enseigne. Ce que ne contestent pas les Espagnols eux-mêmes. « En France, les contrôles sont plus sérieux que dans les autres pays et notamment que chez nous » admet Carlos Pascual, délégué général de l'Astic, l'homologue espagnole de l'Aftri.
L'harmonisation européenne se faisant attendre, les transporteurs français tentent de se démarquer de leurs concurrents ibériques sur un autre terrain que celui des tarifs: celui des prestations. « Notre principal atout, c'est la valeur ajoutée que nous avons su donner à notre métier de transporteur, souligne Nicolas Olano. La plupart des Espagnols se contentent de déplacer leur camion d'un point à un autre. Ils ont modernisé - c'est incontestable- leurs flottes de véhicules, mais exercent toujours le même métier qu'il y a dix ou quinze ans. Nous, Français, avons fait évoluer notre activité vers l'organisation des transports ». Une analyse confirmée par Dominique Mazière, directeur régional Aquitaine Midi-Pyrénées de Gefco: « Nous nous positionnons comme organisateurs. C'est notre façon de ne pas nous heurter de front à des concurrents mieux placés que nous en termes de prix ». Un Espagnol privilégiera ainsi le lot complet tandis que le Français réalisera plus volontiers du groupage. Une compétence reconnue en Espagne comme en France. « Nous travaillons avec les Français pour certains trafics, notamment pour du petit lot » reconnaît Ricardo Ramos, directeur de Bergareche Ruiz, transitaire à Béhobie à la frontière. « Un chargeur qui a trois ou quatre lots à livrer préfèrera faire appel à un Français plutôt qu'à un Espagnol quitte à payer un peu plus cher » assure de son côté Nicolas Olano. La plupart des transporteurs régionaux, tels Lapègue et Sallabery, se sont d'ailleurs appropriés le créneau du lot partiel. A Saint-Jean de Luz, l'agence Gefco y ajoute la messagerie, autre grande activité exercée par les sociétés frontalières comme TDF, qui exige aussi une forte technicité. Toutefois, les Espagnols tentent de combler leur retard sur ces activités. Pour l'heure, seules les grandes sociétés s'y sont essayées. Rémunérés au kilomètre, les artisans sont mal placés sur le lot partiel qui, par nature, fait perdre du temps. Mais ils pourraient s'y mettre à la faveur d'une restructuration du marché. Avec la constitution de sociétés de taille moyenne capables de se structurer pour se lancer et investir massivement ce segment. D'autant que les Espagnols ne sont pas dupes. Aujourd'hui, il leur suffit de jouer sur les prix pour gagner des marchés.
Mais demain ou après demain, harmonisation européenne oblige, ils devront se soumettre aux même contraintes que les Français et perdre petit à petit leur compétitivité. « Il ne faut pas se faire d'illusions, commente Javier Elorriaga Azpilicueta, nous devrons intégrer les mêmes évolutions sociales que celles des autres pays européens ; les 35 heures tomberont un jour sur nos entreprises ».
Grâce à leur qualité de service, les transporteurs français ont gardé la fidélité de leurs clients. « Français comme espagnols, les chargeurs auraient toutes les raisons objectives, compte tenu des prix pratiqués, de se montrer volages. Mais ils restent dans leur majorité fidèles » constate Jérôme Bessière, délégué régional Aquitaine de TLF (Fédération des entreprises de transport et logistique de France). « Des chargeurs espagnols font appel à nous lorsqu'il ont des contraintes de temps ou sur des trafics tels que les marchandises dangereuses, parce que leurs prestataires compatriotes manquent parfois un peu de rigueur » rapporte Alain Bréthès, pd-g des Transports Brethès (40). Javier Elorriaga Azpilicueta, dirigeant des Transports San Jose, le reconnaît : « L'Espagne n'a pas la culture du service. La France si. Sans doute parce que la concurrence y est si forte qu'il faut savoir s'y démarquer. Même si nous sommes certifiés Iso 9002, nous avons beaucoup appris de nos clients français ».