Où faire passer les 4 000 poids lourds qui transitaient chaque jour par le tunnel du Gothard (sud-est de la Suisse) ? C'est la question qui se pose depuis le 24 octobre, date à laquelle un accident impliquant deux camions a entraîné un incendie et l'effondrement d'une partie de la voûte de l'ouvrage. La suppression d'un point de passage supplémentaire, qui représente 7,6 % du trafic routier de marchandises transalpin, vient compliquer un transit déjà pénalisé par la fermeture du Mont Blanc depuis mars 1999. Dans ces conditions, Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports, a été amené à se prononcer de façon plus précise et plus rapide que prévue sur la réouverture du tunnel franco-italien. Laquelle devrait intervenir « le 15 décembre 2001 pour les véhicules légers et vers la mi-février 2002 pour les poids lourds ». Les dispositifs de sécurité déjà annoncés seront complétés « en fonction des enseignements à tirer de l'incendie du Gothard ».
A la réouverture du Mont Blanc, sera associée la mise en place d'une circulation alternée avec le Fréjus, dont les conditions exactes seront discutées lors du prochain sommet franco-italien le 27 novembre, a annoncé le ministre. Une procédure « provisoire » en attendant que de nouveaux tubes soient construits dans chacun des deux tunnels, en parallèle des galeries existantes. « Une alternance toutes les 24 h compliquera fortement notre organisation quotidienne. Si un véhicule a prévu d'emprunter le Mont Blanc mais est retardé pour une raison ou une autre, il risque de se retrouver bloqué devant le tunnel. Il serait préférable que le sens de circulation change toutes les deux heures. Cette réouverture sous conditions est quand même une bonne nouvelle », explique André Chevrier, P-dg des Transports Chevrier (74) situés près du tunnel du Mont Blanc. Le chef d'entreprise savoyard regrette toutefois que le ministre ait pris cette mesure sans consulter les professionnels. « Les utilisateurs du Fréjus seront aussi pénalisés que nous », ajoute André Chevrier. Et ceux qui acheminent des matières dangereuses ou des denrées périssables, interdits sous le Mont Blanc, ne pourront donc circuler qu'un jour sur deux. Le système d'alternance aura de graves répercussions sur le trafic régional qui représente deux tiers de l'activité entre la région Rhône-Alpes et l'Italie du Nord. Un dernier problème doit être envisagé quant au « stockage » des poids lourds lors de leur attente devant les tunnels. « Nous ne croyons pas à la circulation alternée car elle ne permettra pas d'augmenter les capacités de trafics », estime pour sa part Christian Jollivet, P-dg des Transports Jollivet (49) qui desservent quotidiennement l'Italie. « Des solutions doivent être trouvées pour absorber la hausse du trafic transalpin », affirme la Fédération nationale des Transports routiers (FNTR). L'objectif de Jean-Claude Gayssot est au contraire de limiter le nombre de poids lourds. Pour ce faire, les péages du Fréjus et du Mont Blanc devraient être revalorisés, de 25 % pour le premier et entre 11 et 18 % pour le second.
En attendant la réouverture du Mont Blanc, les transporteurs situés dans l'Est de la France restent pénalisés par la fermeture du Gothard qu'ils empruntent pour aller en Italie. Pour contourner le tunnel suisse, ils peuvent emprunter soit le col et le tunnel du San Bernardino, soit le col du Grand Saint-Bernard. Deux itinéraires qui risquent d'être rapidement saturés suite au report des trafics. Et, pour y passer, « nous sommes obligés d'effectuer un détour de 70 à 80 km, ce qui nous faire perdre trois heures en moyenne. Nous subissons ainsi un surcoût d'environ 1 000 F à chaque passage », déplore Germain Freund, directeur d'exploitation des Transports Siltrans (68), filiale du groupe Parmentier. Celle-ci dispose de 32 véhicules qui relient chaque jour l'Alsace à l'Italie en passant par la Suisse. « Nous pourrions éventuellement emprunter le Fréjus. Mais cela nous coûterait bien trop cher », poursuit Germain Freund. Les entreprises françaises qui desservent l'Italie vont devoir faire face à l'engorgement de ce tunnel franco-italien. D'autant que Jean-Claude Gayssot a décidé la mise en oeuvre immédiate dans l'ouvrage de la régulation des poids lourds sept jours sur sept, au lieu des trois jours par semaine actuellement en vigueur. Cette contrainte s'ajoute à d'autres restrictions imposées au Frejus depuis la fermeture du Mont Blanc : vitesse limitée à 70 km/h, distance de 150 mètres imposée entre les véhicules, débit maximal de 160 poids lourds par heure et escorte des camions chargés de matières dangereuses. Le ministre français des Transports a aussi demandé que soit suivie l'évolution des trafics sur l'A8 à Nice et sur la RN94 au col du Montgenèvre. Ce dernier itinéraire vient d'être interdit à la circulation des poids lourds pendant la journée. « Nous n'avons même pas été prévenus de cette mesure arbitraire, qui nous amène à dévier nos véhicules vers le col de Vintimille », regrette Pierrette Boudon, directrice des Transports Boudon (30).
« Nous avons étudié les solutions offertes par le ferroutage suisse. Mais celui-ci n'est pas adapté à nos véhicules qui dépassent la hauteur limite de 3,80 m (4 m) », indique Germain Freund. Le 24 octobre au soir, la compagnie nationale helvétique des chemins de fer (CFF) a porté de 350 à 600 le nombre de places sur des wagons spéciaux permettant aux camions de traverser la Suisse en empruntant soit le tunnel ferroviaire du Gothard, soit celui du Loetschberg. Le ferroutage pourrait permettre de faire face à la hausse du trafic transalpin. Mais cette solution ne sera pas opérationnelle avant 2006. Certes, la SNCF et le fabricant alsacien de wagons Lohr ont confirmé le lancement, fin 2002 ou début 2003, d'un premier service entre Aiton (Savoie) et Orbassano en Italie. Mais jusqu'en 2006, seuls les camions-citernes et « petits » poids lourds pourront utiliser ce système via le tunnel ferroviaire du Fréjus, soit 50 000 véhicules par an. Grâce à des travaux d'agrandissement, la capacité pourrait atteindre 300 000 camions par an. Concernant l'autoroute ferroviaire Lyon-Turin, il faudra attendre au moins 2012 pour son entrée en vigueur (coût de 70 MdF), le début du chantier étant programmé pour le 1er trimestre 2002. « Cette liaison a été inscrite en 1994 sur la liste des grands travaux européens. Si elle existait déjà et qu'elle fonctionnait comme Eurotunnel pour le transmanche, nous l'utiliserions. Nous sommes favorables à la multiplication des points de passage, routiers ou ferroviaires. Les investissements prévus dans les Alpes ne permettront pas des débits phénoménaux, en tout cas pas à la hauteur des besoins qui seront amenés à croître, notamment avec l'ouverture aux pays de l'Est », déplore la FNTR. La FGTE/CFDT (Fédération générale des transports et de l'équipement) dénonce les négligences des pouvoirs publics pour le retard porté au creusement de tunnels permettant le ferroutage. « Il est plus que temps d'avancer la réalisation de la liaison Lyon-Turin. Par ailleurs, il appartient à l'Europe de définir, d'imposer et de financer un véritable schéma multimodal de transport afin de préparer l'avenir ». L'Etat français a annoncé qu'il subventionnerait les premiers investissements ferroviaires entre Lyon et Turin à hauteur de 450 millions de francs. Pour contribuer au financement des aménagements du rail, il a décidé de créer un établissement public administratif chargé de la mise en oeuvre de la politique intermodale des transports dans le massif alpin. Cet organisme sera financé grâce aux dividendes de ses participations dans la société des autoroutes Rhône-Alpes (AREA), la société française du tunnel routier du Fréjus (SFTRF), les autoroutes et tunnel du Mont Blanc (ATMB). De son côté, l'Union européenne souhaite réformer le trafic routier de marchandises dans les Alpes au profit du rail. « La Communauté doit rechercher des solutions rapides à l'engorgement du trafic européen », a déclaré Loyola de Palacio, vice-présidente en charge des Transports et de l'Énergie. Dans son Livre blanc sur les transports publié le 11 septembre, la Commission de Bruxelles prône le développement du ferroviaire. Elle désire ainsi mettre en place une tarification spécifique permettant de faire payer à la route une partie du coût des projets d'infrastructures. Elle a récemment proposé que le co- financement de l'Union européenne des grands travaux s'élève désormais à 20 %, au lieu de 10 %.
ous le tunnel Gothard, le 24 octobre aux alentours de 7 h 45, un poids lourd belge transportant du matériel d'isolation se déporte pour une raison inconnue sur la voie de gauche et entre en collision avec un camion italien arrivant en sens inverse, chargé lui de pneus et de bâches. Quelques minutes plus tard, c'est l'incendie. Douze véhicules brûlent dont sept poids lourds. Sous l'effet de la chaleur une partie de la voûte s'effondre. Onze personnes trouveront la mort dans cette catastrophe.
L'accident s'est produit à environ un kilomètre de la sortie sud de l'ouvrage suisse. Celle-ci est désormais bouclée par une barricade de bois. Les travaux de consolidation de la voûte sur une longueur de 230 mètres ont été achevés le 27 octobre au soir. Mais la réouverture du tunnel ne devrait pas intervenir avant quatre à six mois, selon les autorités helvétiques. Et dans un premier temps, seule la circulation des véhicules légers y sera autorisée.
D'une longueur de 16,5 km - le deuxième plus long tunnel routier au monde après celui de Laerdal en Norvège (24,5 m) - le Gothard est situé sur le principal axe autoroutier nord-sud qui traverse la Suisse et relie l'Allemagne à l'Italie. Il accueillait chaque jour quelque 18 700 véhicules dont 21 % de poids lourds.
Le poids lourd à l'origine de l'incendie du tunnel du Gothard appartenait à Gul Transport, une entreprise basée outre-Quiévrain qui, selon le ministère belge des Transports, ne disposait pas de licence de transporteur routier. Début septembre 2001, cette société avait déposé une demande auprès de l'administration qui lui avait opposé un refus.
A cet exercice illégal de la profession s'ajoute une deuxième infraction : le conducteur, décédé lors de l'accident, était de nationalité turque et ne disposait que d'un visa de tourisme. Il n'avait donc pas le droit de travailler pour l'entreprise belge.
Selon l'Union internationale des transports routiers (IRU), Gul Transport louait le véhicule impliqué dans l'accident à son unique client, Super Liner Cargo. Ce dernier pourrait faire l'objet d'une action judiciaire en responsabilité pour les dommages causés.
Après le Mont Blanc en mars 1999, la catastrophe du Gothard pose une fois de plus la question de la sécurité des tunnels. Pourtant, l'ouvrage suisse était considéré comme l'un des plus sûrs d'Europe. Ouvert en 1980, il dispose de refuges tous les 250 m reliés à une galerie d'évacuation. Mais il est «monotube». L'accident du 24 octobre «met en évidence le fait que les grands tunnels routiers doivent être dotés de deux tubes séparés. Ce qui permet de réduire le risque d'accident, contribue à limiter le nombre de blessés et les dégâts et facilite la tâche des secours », affirme David C. Green, président de l'IRU. L'accident du Gothard a amené la Commission européenne à s'engager à proposer, début 2002, une directive sur la sécurité dans les tunnels routiers et ferroviaires « qui doivent être équipés de systèmes de sécurité maximum ». Ce projet pourrait couvrir les aspects techniques, les règles de circulation, la préparation du personnel d'exploitation... Mais, une amélioration ne pourra être obtenue qu'avec « des décisions de politiques draconiennes », précise Bruxelles.
L'Europe s'inspirera-t-elle des choix faits par la France et l'Italie à la veille de rouvrir le Mont Blanc? Les dispositifs de sécurité adoptés par les deux pays prévoient notamment l'exclusion des matières dangereuses. Ils passent aussi par la diminution du trafic poids lourds, la limitation de gabarit, la régulation des flux, l'interdiction des camions les plus polluants et le respect des distances. Un dernier point sur lequel le Sénat français vient d'adopter un amendement du gouvernement visant à créer un délit de récidive en cas de non-respect. La récidive dans le délai d'un an pourra être sanctionnée d'une peine d'emprisonnement de 3 mois et d'une amende de 3 750 euros. Le conducteur sera également passible d'une suspension de permis de conduire de 3 ans et d'un retrait de 6 points du permis de conduire. La première infraction sera sanctionnée par une contravention de 5e classe (1 500 euros). Dans les tunnels du Mont Blanc et du Fréjus, les inter-distances sont fixées à 150 m en marche et 100 m à l'arrêt. Parallèlement, les sénateurs ont voté à l'unanimité pour le projet de loi sur la sécurité des infrastructures et des systèmes de transport, qui sera promulgué d'ici la fin de l'année. Ce texte définit une démarche systématique de prévention des risques, de la conception à la mise en service et pendant toute la durée de l'exploitation. Il met également en place un véritable cadre législatif aux enquêtes techniques et administratives.