Le 31 janvier dernier, alors que les conducteurs routiers barraient les routes pour protester contre les concessions qui avaient été accordées au patronat, quinze jours plus tôt, à l'issue de leur propre manifestation, la spécialiste des questions sociales de France Inter déclarait : « Ce qui se passe actuellement dans le secteur routier est révélateur d'un terrain social mal labouré. ». Puis, elle expliquait, en substance, que le secteur se caractérisait par une sous-représentation syndicale. De ce fait, les problèmes qui surgissaient étaient résolus au coup par coup sans qu'apparaisse de vision globale. « Voilà une profession, faisait-elle remarquer, que l'on veut faire passer à 35 heures de travail par semaine alors qu'elle effectue actuellement entre 50 et 70 heures, sans même regarder quel est le salaire horaire. Or, il est très bas et cela est compensé par des primes. Si l'on supprime celles-ci et que l'on veut réduire le temps de travail, il faut commencer par revaloriser le salaire horaire. Le passage aux 35 heures aurait été l'occasion de remettre tout à plat et c'est un chantier qu'il faut reprendre à zéro ».
Le même jour, l'Usine Nouvelle, revenant sur les événements de la semaine précédente sous le titre « Le paritarisme a du plomb dans l'aile chez les routiers », constate que « la négociation sociale est en panne sèche » et se demande comment, au cours des réunions qui devraient suivre, « les deux parties vont résoudre un problème vieux de 6 ans »...
Au delà de ces analyses, dont on laissera chacun apprécier la pertinence, il est clair que le transport routier n'apparaît pas à l'extérieur comme un modèle de dialogue social. La profession en a conscience et, depuis plus de 5 ans justement, tente de corriger le tir.
Compte tenu de leur structure à dominante familiale, les entreprises de transport routier ont entretenu, pendant très longtemps, des relations humaines relativement basiques. Les contacts directs et quasi permanents entre le salarié et son employeur permettaient de régler les différends qui surgissaient « en temps réel » mais sans recul, et c'est l'objet du reproche formulé plus haut.
Corollaire de la forte atomisation du secteur, en effet, (sur 36 441 entreprises plus de 28 500 emploient moins de 5 salariés), le taux de syndicalisation était réputé relativement faible dans la profession routière comme en témoigne encore le résultat aux dernières élections des comités d'entreprises où près de 46 % des sièges sont revenus à des non syndiqués contre 19,20 % à la CFDT, le syndicat qui vient en tête dans la plupart des consultations.
Mais, dans le secteur routier, les choses sont en train de changer. Pour Maurice Voiron, qui fut président de la FNTR de 1981 à 1989, c'est en effet la détérioration des rapports humains qui est l'un des phénomènes les plus marquants des dernières années. Il en tient pour responsable « des contraintes réglementaires qui ne sont pas adaptées à l'activité et qui conduisent à des rythmes inhumains dont salariés et employeurs sont les victimes conjointes ». Résultat : les relations sociales se durcissent et cela se traduit par un renforcement de la syndicalisation que confirme Joël Le Coq, secrétaire national de la CFDT branche route : « Nous avons actuellement 18 000 adhérents pour la branche transport soit 4 fois plus qu'en 1993. Il est donc faux de dire, aujourd'hui, que la syndicalisation est faible dans le transport. Par ailleurs, le taux de syndicalisation est indépendant de la taille des entreprises. Si le nombre de petites PME ne permet pas la création de sections syndicales, elle n'interdit pas l'adhésion à titre individuel. »
« C'est, principalement, à la faveur des regroupements par le biais de rachats ou de fusions, que cette évolution s'est faite. Le secteur est en train d'adopter une dimension industrielle et, parallèlement, les relations sociales se structurent, souvent à l'occasion de conflits », estime un représentant patronal de la région Rhône/Alpes. Au cours des dernières années en effet, hormis les grandes manifestations nationales de 1992, 1996 et 1997, les mouvements sporadiques ont été le fait d'entreprises lancées dans la croissance externe ce qui a nécessité, d'une part, des réorganisations internes, d'autre part, des harmonisations entre des entreprises disparates qui avaient des statuts différents, terreau dans lequel les organisations syndicales ont pu s'enraciner. Giraud, Stef-TFE, BM et Dentressangle, pour ne citer qu'eux, n'y ont pas échappé.
Parallèlement, les événements de 1992 ont servi de catalyseur au plan national. « Il avait pour origine la mise en place du permis à points, rappelle Joël Le Coq, mais il a mis en lumière les conditions sociales auxquelles étaient soumis les conducteurs et le constat de leur dégradation depuis 1988 ».
Il s'est ensuivi un engagement des entreprises sur la voie du Contrat de progrès : « Depuis 5 ans, le transport routier s'est engagé dans une mutation profonde de ses pratiques sociales fondées sur la réduction du temps de travail et la transparence du décompte des heures et de leur rémunération. Cette orientation s'est accompagnée d'un effort sans précédent de relèvement des salaires conventionnels afin que la réduction du temps de travail n'affecte pas les ressources des conducteurs », rappelle-t-on comme un leitmotiv à TLF.
Mais, toutes les entreprises, loin s'en faut, ne suivirent pas ces orientations ce qui engendra le conflit de 1996 et contribua à la dégradation du climat général jusqu'à la mise en application du volet social découlant du contrat de progrès. « Tous les objectifs n'ont pas été atteints », constate Joël Le Coq. « Mais, la démarche entreprise a fait beaucoup évoluer la profession, reconnaît-il. Elle a conduit à davantage de transparence à tous les niveaux. De nombreux accords d'entreprises ont été signés et toutes les démarches qui étaient conflictuelles sont aujourd'hui très positives en regard de l'organisation du travail y compris de la syndicalisation ». Dont acte.
Pour certaines entreprises, en effet, le projet de loi Aubry visant la réduction du temps de travail a été l'occasion de renouer le dialogue social avec des interlocuteurs qui avaient radicalisé leurs positions depuis la « perte du lien de management passé », selon l'expression de Philippe Limbourg, directeur des ressources humaines du Groupe Giraud, et la « défiance » qui s'est instaurée parfois au cours de la mise en place du Contrat de progrès.
Dans d'autres entreprises, vécue comme une impossibilité technique, l'application des 35 heures a été « la goutte qui, avec le prix du gazole, a fait déborder le réservoir ». Sans porter de jugement de valeur - car certains patrons qui ont signé l'accord reconnaissent « avoir préféré saisir la carotte plutôt que de recevoir, par la suite, des coups de bâtons » - les entreprises qui ont opté d'emblée pour la réduction du temps de travail ont voulu améliorer ou maintenir un climat social harmonieux.
Mory qui a été l'une des premières grandes entreprises de messagerie à signer l'accord, a pu prolonger ainsi l'état de grâce qui s'est créé à l'occasion du redressement de la société et sa reprise dans un RES associant financièrement le management et les salariés. « La part du personnel dans le capital qui était de 5,5 % au départ est déjà passée à 5,9 % et elle doit passer à 20 % en 2002 », rappelle Jean-Benoît Sangnier, secrétaire général du groupe. Sur les 600 MF d'avances sur le 13e mois qui ont été versés, 400 MF ont été réinvestis dans l'entreprise.
A l'image de Mory, il est clair que la plupart des entreprises de transport qui ont signé l'accord sur les 35 heures sont celles dont le métier le permettaient sans remettre en cause les activités fondamentales de l'entreprise. « La réduction de travail à 35 heures posait un problème important aux 50 000 conducteurs qui font de la longue distance sur une population de 450 000 personnes », constatait Joël Le Coq.
Mais, ce n'était pas l'avis des employeurs qui déclaraient « que la spécificité du personnel roulant concerne aussi bien les conducteurs courte distance que les conducteurs grands routiers et que la ségrégation entre ces deux catégories serait ingérable par les entreprises pour des raisons techniques et sociales ; que les entreprises n'étaient pas en mesure de supporter des coûts supplémentaires résultant, en particulier, des repos compensateurs », s'ajoutant à la flambée des coûts du carburant et à l'augmentation des charges salariales.
La suite, on la connaît. Au lendemain de la parution du décret sur les 35 heures dans les transports, les patrons manifestaient leur réprobation et bloquaient les frontières avant d'obtenir des concessions de la part des autorités de tutelle. Les salariés, mécontents des dérogations qui étaient ainsi accordées, décidaient à leur tour de manifester. En réponse, le ministre des Transports estimant « que le gouvernement ne pouvait se substituer aux négociations paritaires », renvoyait le dialogue social d'où il n'aurait jamais dû sortir : entre les employeurs et les représentants des salariés.
Et d'aucuns se mettent à rêver d'un « contrat de paix sociale » inspiré de celui qui gère les rapports syndicaux chez Exel Logistics. Conclu le 7 décembre dernier, et pour 4 ans, entre la direction et les quatre syndicats de salariés présents dans l'entreprise, il éclaire d'un jour inattendu la tournure que peuvent prendre, parfois, les relations syndicales dans le transport. « Ce contrat de paix sociale, tout à fait novateur dans le secteur, reconnaît Jean-Yves Duval, directeur des Ressources humaines de la filiale française du groupe britannique NFC, garantit la continuité du service que nous devons à nos clients. Il est également la démonstration de l'efficacité d'un dialogue social entre direction et syndicats ». Quant aux représentants des salariés qui, successivement, ont ratifié un texte qui prévoit une phase de concertation, puis de conciliation et de médiation, comme préalable au déclenchement de tout conflit, ils affichaient également leur satisfaction car, parallèlement, sont intervenus divers accords d'entreprise, notamment le passage aux 35 heures pour les 700 personnes sédentaires. Les relations sociales ont encore de beaux jours devant elles...
Si employeurs et salariés sont peu nombreux à accepter de porter un jugement sur les relations syndicales à l'intérieur de l'entreprise, ils constatent cependant « une évolution certaine » qui semble aller dans le bon sens. Le dialogue s'est instauré et il est devenu plus mature...Avec l'évolution des relations syndicales dans l'entreprise, on aborde un sujet qui frise le tabou et certains responsables répugnent à aborder le sujet « tant les grands médias font ressortir des images qui ne reflètent pas la réalité du métier » souligne l'un d'eux. Et, il poursuit : « Nous n'avons pas eu à négocier la réduction de travail. Les conducteurs savent très bien qu'ils ne pourront jamais faire 35 heures par semaine dans le métier que nous faisons. »
Mme Huguette Ambroise, P-dg des Transports Ambroise Bouvier, à Laval, accepte de sortir de cette réserve pour reconnaître qu'après les tensions qui sont apparues lors de la mise en place du Contrat de progrès, « les relations se sont normalisées, la communication a été rétablie. Mon frère qui assure la direction générale organise des réunions régulières avec les représentants syndicaux. Il n'y a plus cette situation de blocage et le dialogue y a gagné en transparence ».
Un outil de management
« Les rapports sociaux évoluent en bien », note, pour sa part, Noël Comte, P-dg de Sotradel. D'une part parce que les patrons du XIXe siècle ont tendance à disparaître, d'autre part parce que les salariés sont moins inféodés au discours syndical. Désormais, on sait s'écouter, on peut composer. Le dialogue est devenu adulte et mature. Dans notre entreprise, cette démarche s'est faite par le biais de la certification. La notion de qualité ne s'est pas limitée à l'obtention du hochet. Elle nous a permis de créer un nouvel outil de management dans lequel les collaborateurs sont les fournisseurs et l'employeur le client. La démarche est maintenant participative ».
C'est à la suite d'un réferendum qui a recueilli 80 % de votes favorables que l'accord sur la réduction du temps de travail a été signé par les Transports Joyau. « Il est effectif depuis le 3 janvier dernier », souligne Jacques Godet, le P-dg du groupe qui s'implique personnellement auprès de la direction des ressources humaines « pour que le climat social de l'entreprise se maintienne à un bon niveau ». « Je suis très attentif à son évolution, poursuit-il, les collaborateurs d'une entreprise de messagerie sont ses premiers prestataires et ce sont eux qui produisent le service. Nous avons mis un an pour négocier cet accord et réorganiser le travail. Les sédentaires sont passés à 35 heures et le personnel roulant à 38 heures par semaine ce qui correspond à une réduction de 12 % du temps de travail avec maintien du salaire et des avantages acquis. C'est une opération très complexe et qui coûte très cher à l'entreprise. Au delà des aides qui seront versées, l'embauche d'une centaine de conducteurs créera un delta que j'estime à 4 MF. Je pense, qu'à terme, c'est un investissement, mais j'espère, surtout, que face à l'accroissement des coûts auxquels nous sommes confrontés sur tous les fronts, les clients accepteront de revoir les tarifs à la hausse ».