«L'attente de la circulaire d'interprétation, à paraître en mars, ne dispense pas les entreprises de transport routier d'appliquer, depuis le 1er février, les dispositions du décret ». Cette phrase lancée le 28 février par Hubert du Mesnil, le directeur des Transports terrestres, vaut-elle avertissement ? Autrement dit, les transporteurs ont-ils tout intérêt à respecter dès à présent les nouvelles mesures en matière de durée maximale des temps de service des conducteurs (220 heures mensuelles pour les « grands routiers » et 208 heures pour les « courte distance »), de majorations des heures supplémentaires, de seuil de déclenchement des repos compensateurs et récupérateurs ? Ou, au contraire, doivent-ils encore attendre, au risque d'être sanctionnés, la sortie de la circulaire d'application du texte gouvernemental ? Laquelle est toujours dans les cartons ministériels plus d'un mois après la publication du décret au Journal Officiel. Le flou qu'entoure cette situation transitoire est paradoxalement savamment entretenu par le ministère lui-même. Hubert du Mesnil reconnaît ainsi que les corps de contrôle de l'État observeront une période de tolérance vis-à-vis des transporteurs « réfractaires ». « Ce texte a été élaboré sous tension. Les entreprises ont besoin de commentaires et d'explications », soulève-t-il. L'attitude des organisations professionnelles n'est pas plus claire. TLF (Fédération des entreprises de transport et logistique de France) et l'Unostra recommandaient ainsi à leurs adhérents de faire le gros dos. Tandis que la Fédération nationale des transports routiers conseillait aux transporteurs, dans sa Lettre du Transport Routier, de respecter les dispositions du décret et donc de procéder à une modification des bulletins de paie à compter de la rémunération due au titre du mois de février.
Attentisme. Ces comportements contradictoires ainsi que les imprécisions nées du décret ne facilitent pas la tâche des entreprises. « Nous appliquons la loi depuis le 1er février parce que nous sommes respectueux des réglementations. Toutefois, je navigue à vue, les règles du jeu n'étant pas arrêtées. Concrètement, sur nos bulletins de paie de février figurent les limites horaires des conducteurs et les majorations pour le paiement des heures supplémentaires dès la 36e heure. J'attends en revanche des explications complémentaires concernant les seuils de déclenchement des repos compensateurs », commente Jean-Michel Rapiteau, P-dg des Transports Rapiteau, pme charentaise qui emploie 45 chauffeurs. Les conducteurs des Transports Munster (42) attendront eux le mois de mars pour recevoir des fiches de paie réactualisées. Chez Giraud, rien a changé depuis le 1er février. Le groupe de transport (3 500 conducteurs en France) opte pour une position d'attente. « Tous les droits acquis par les salariés leur sont dus. Seulement, les modalités d'application du texte ne sont pas encore connues. Par ailleurs, nous devons faire cohabiter le décret avec des accords d'entreprises signés par les sociétés de notre groupe », explique Philippe Limbourg, directeur des ressources humaines. Lequel s'est contenté d'adresser à ses personnels une note d'information dans laquelle il est précisé que les acquis prendront effet ultérieurement selon le principe de la rétroactivité.
Quid des incitations financières ? Autre facteur concourant à l'attentisme, l'incertitude entourant le régime relatif aux incitations financières. Le montant de la « cagnotte », ses modalités et conditions de distribution doivent encore être précisés par une circulaire ad hoc. « C'est un sujet en cours de discussions avec les partenaires sociaux », signale simplement la Direction des transports terrestres. Pour mémoire, le ministre des Transports avait proposé des aides comprises entre 15 000 F et 21 500 F par salarié en contrepartie d'une réduction du temps de travail de 208 heures pour les grands routiers et de 160 heures pour les « courtes distances ». Des plafonds horaires que les fédérations patronales jugeaient alors beaucoup trop contraignants.
Ce décret « 35 heures », pour lequel les entreprises de transport se sont mobilisées aux frontières, restera l'histoire d'un énorme gâchis. « Cela nous servira de leçon. La profession sait désormais qu'elle ne peut plus s'engager sur les promesses verbales d'un ministre », soutient André Sion, P-dg des Transports Sion (59) et animateur d'un barrage à la frontière belge. « Au final, ce texte est très protecteur pour les conducteurs », résume le DRH de Giraud. « En matière de réduction des temps de service, l'application du décret sera plus compliquée pour ceux qui n'appliquaient pas le Contrat de progrès. Certains vont s'en approcher, d'autres vont s'en éloigner », souligne Daniel Samier, P-dg des Transports Samier (62). Ce n'est pas tant sur la réduction du temps de travail que les entreprises sont aujourd'hui pénalisées. « Le décret ne fait qu'officialiser le Contrat de progrès », note Robert Innocent, pdg des Transports Innocent, une pme ariégeoise.
En revanche, le principe d'un décompte mensuel des horaires soumis à autorisation de l'inspection du travail, les nouveaux seuils de déclenchement des repos compensateurs ainsi que l'augmentation des coûts salariaux relatifs aux majorations des heures supplémentaires sont décriés. Les Transports Munster ont ainsi chiffré à 6,6 % l'augmentation du coût de revient imputable à l'application du décret « 35 heures ». Daniel Samier évoque quant à lui 10 jours de congés supplémentaire par an et par salarié. « Quand on connaît les difficultés qu'éprouvent les entreprises à recruter du personnel roulant... » La pratique du double équipage risque également de disparaître.
Depuis le 1er février, l'accompagnateur est rémunéré à 100 % contre 50 % auparavant. « Ce mode de fonctionnement était bien utile car il nous permettait de former des jeunes conducteurs. Ce système n'est malheureusement plus intéressant », regrette le responsable des Transports Rapiteau.
« Un mal nécessaire ». Les entreprises redoutent enfin les conséquences des discussions actuellement menées en commission paritaire. « Si une majoration de 50 % des heures de travail nocturne est adoptée par les partenaires sociaux, j'augmente la masse salariale de mon entreprise de 48 %. Autrement dit, c'est la fin des tractions de nuit », lance Gilles Collyer, P-dg des Routiers Bretons (35). Lequel craint également les retombées des négociations prévues sur la qualification des temps consacrés aux coupures et à la restauration. Plus optimiste mais aussi plus dissonant, le discours du Pdg des Transports Munster. « Les chauffeurs ont besoin d'une reconnaissance de leur statut professionnel. Ils ne pouvaient pas être exclus des 35 heures. En ce sens, les revalorisations salariales inhérentes au décret sont un mal nécessaire pour la profession qui comble son déficit d'image. En outre, le texte réduit encore davantage les possibilités d'intégration de la profession. Dans le même temps, les volumes à transporter augmentent. Aux entreprises de profiter de cette nouvelle donne pour en finir avec des politiques tarifaires au rabais. »
« Aucun report ne sera accordé aux entreprises employant moins de vingt salariés. Le décret est directement applicable à l'ensemble des entreprises du secteur quelle que soit leur taille », signale Hubert du Mesnil, directeur des Transports terrestres. « Moins les cas de figure sont nombreux, plus le texte gagne en efficacité », soulève encore le représentant de l'administration. Lequel indique également que cette disposition relevait initialement d'une demande formulée par les organisations professionnelles en faveur d'un régime unique de réduction du temps de travail. Alors que, selon la loi Aubry, les pme de moins de vingt personnes sont normalement concernées par la RTT en 2002.
Par ailleurs, la direction des transports terrestres vient de consulter syndicats de salariés et fédérations patronales dans le but de mettre sur pied l'Observatoire paritaire du temps de travail. Promis par le ministre des Transports au lendemain de l'action syndicale des 31 janvier et 1er février derniers, celui-ci est censé établir, début juillet, un premier bilan d'application du décret « 35 heures ». « Plus largement, cet organisme aura en charge de mettre en perspective des données ponctuelles et dispersées déjà disponibles. Il sera un outil d'analyse national de l'information sociale. En aucun cas, il ne s'agit d'enfanter un nouveau monstre bureaucratique », promet Hubert du Mesnil.
Les quelque 130 transporteurs routiers signataires d'un accord sur la réduction du temps de travail (24 000 salariés concernés, 1 600 emplois créés) avant que le décret « 35 heures » n'entre en vigueur, peuvent être rassurés. « Les fruits du dialogue social sont préservés », spécifie le ministère des Transports. Toutefois, précise l'administration, « les clauses de ces accords qui seraient contraires aux dispositions du décret continueront à produire leurs effets jusqu'à la conclusion d'un nouvel accord ». En outre, les textes comportant des dispositions plus favorables aux salariés ne pourront pas être remis en cause en dehors des procédures de renégociation encadrées par le code du travail. « Le décret ne doit pas servir de prétexte à une régression des acquis sociaux déjà obtenus par la voie conventionnelle. »