Quelque soixante-dix barrages, organisés grâce à 2 000 poids lourds, ont bloqué le passage des frontières françaises les 10 et 11 janvier. On a ainsi pu décompter une file d'attente de 8 km coté italien du tunnel du Fréjus, 400 camions retenus à la frontière de la Junquera, en Catalogne espagnole, 600 au Luxembourg, une frontière franco-belge totalement paralysée, le terminal transmanche du Havre, les gares maritimes de Cherbourg (Manche) et de Ouistreham (Calvados) enclavés, etc. A l'intérieur du territoire, des mouvements ont également été organisés à Poitiers où des barrages filtrants ont été installés sur l'autoroute A10 ou encore à La Rochelle avec le blocage, par une quarantaine de camions, des quatre dépôts de carburant du port de La Pallice. Avec leurs adhérents, les organisations professionnelles du transport routier ont réussi, sans débordements, leur manifestation contre l'application des 35 heures et la hausse du gazole.
« Laissez-nous travailler ! » Au poste-frontière de Rekkem (Belgique), sur l'autoroute A 22, axe stratégique du transport routier européen, les transporteurs se sont mobilisés dès le 9 janvier au soir. « Vers 21 h 30, nous avons posté les premiers véhicules, l'entrée des poids lourds étant interdite en France le dimanche avant 22 h », signale Bernard Demenez, P-dg des Transports Damien Deleu (10 MF de CA avec 13 salariés et 15 véhicules). « L'exaspération est à son comble. Nous sommes très remontés car il s'agit de la survie de nos entreprises. Avec une hausse de 31 % du prix de carburant en un an, les plus petits d'entre nous sont pris à la gorge. Certains anticipent déjà la fermeture de leurs sociétés. Et voilà qu'on nous parle des 35 heures. Comment voulez-vous lutter dans la compétition européenne quand on sait que les chauffeurs belges ou hollandais roulent 60 heures par semaine », poursuit le dirigeant. Adhérent à l'Unostra, Jean-Luc Bleuse a mobilisé un des six véhicules de l'entreprise. « Le prix en vaut toutefois la chandelle. Peut-être serons-nous enfin écoutés », explique le responsable des Transports Bleuse (4 MF de CA). « L'accès à la profession est verrouillé, sur les routes les contrôles se multiplient et, en matière sociale, nous avons déjà fait beaucoup d'efforts en appliquant l'accord de 1994. Laissons-nous enfin travailler ! », tonne Gilles Laurent, P-dg de Transciterneurope, une pme de la banlieue lilloise (3 MF de CA).
Agonie. A quelques encablures de Rekkem, au poste de Baisieux en direction de Bruxelles, une quarantaine de véhicules bloque, au premier jour de l'action, le 10 janvier, l'accès au territoire. En tête de convoi, une dizaine de chefs d'entreprises nordistes attendent en vain des nouvelles de Paris. Les informations ne sont pas rassurantes. Il va falloir passer une seconde nuit dans les camions. Par moins deux degrés. « Nous sommes prêts à aller jusqu'au bout. Chacun d'entre nous a emmené de quoi se nourrir pendant une semaine », indique Georges Claessens, P-dg des Transports Claessens (7 véhicules pour 3 MF de CA). Le téléphone portable collé à l'oreille, André Sion est le responsable FNTR du barrage. « En permanence, nous devons faire le point avec les correspondants des différentes organisations de manière à ne délaisser aucun point frontalier », explique ce chef d'entreprise, aux commandes d'une société qui réalise 35 MF de chiffre d'affaires avec 60 salariés et 50 moteurs. « Sachez que, par rapport à l'an dernier à la même période, je dépense 100 kF de plus par mois du fait de l'augmentation du prix du gazole. Quant aux 35 heures, ajoute-t-il, elles sont tout simplement inapplicables. La distinction entre conducteurs courte distance et longue distance que prévoit le gouvernement à travers son projet de décret est une gabegie. »
« Où est l'Europe ? » Autour d'un café réconfortant, les dirigeants discutent aussi de leur métier, les chauffeurs étrangers n'hésitant pas à se mêler à la conversation. Eux aussi prennent leur mal en patience. Avec philosophie. « Tout s'est bien passé avec les conducteurs étrangers. Au début du blocage, certains n'ont pas compris pourquoi on laissait passer certains de leurs confrères, soit parce qu'ils étaient malades soit parce qu'ils transportaient des médicaments ou des matières dangereuses. Des noms d'oiseaux ont été lancés puis tout est entré vite dans l'ordre », explique un responsable de l'Unostra. Mieux : certains affirment comprendre la situation des transporteurs français. Tel Walter, chauffeur allemand dont l'entreprise, sise à Brême, emploie 40 conducteurs : « Je roule plus de 60 heures par semaine. Je me mets donc à la place des entreprises françaises qui rejettent les 35 heures. Comment vont-elles faire ? » Mike Almond est un artisan transporteur britannique. Depuis 20 vingt ans, il sillonne l'Europe au volant de son Scania. « Chez nous, un tel mouvement est inconcevable. D'une part, parce qu'il serait considéré comme illégal, d'autre part, les entreprises anglaises ne sont pas du tout unies. Je comprends la colère des patrons français. En Angleterre, le gazole est à huit francs le litre, ce qui en fait un des plus chers d'Europe. Par ailleurs, les transporteurs français et anglais sont de plus en plus soumis à la concurrence d'entreprises qui emploient des chauffeurs de l'Est. Où est l'Europe ? »
En dressant un barrage filtrant au péage de La Turbie sur l'autoroute A8, près d'une centaine de transporteurs français, ont dès 6 h, le 10 janvier dernier, empêché les poids lourds en provenance d'Italie - exceptés ceux qui transportaient des matières dangereuses - d'entrer sur le territoire français. Ces derniers, sur consigne des forces de l'ordre françaises et italiennes, faisaient demi-tour ou étaient immobilisés sur l'autoport de Vintimille et sur l'aire de services Escota, en amont du péage. Tandis que la moyenne de fréquentation de cet axe est de plus de mille camions par jour (1 400 aux heures de pointe), le trafic était excessivement faible pour un début de semaine. « Prévenus de notre action, les transporteurs italiens ont fait partir leurs véhicules dimanche soir », explique Michel Mattar, délégué régional de TLF Méditerranée. Présents par solidarité avec leurs organisations professionnelles, mais peu ou pas convaincus de l'intérêt d'une telle action, beaucoup de chefs d'entreprise auraient été partisans de « laisser les camions au garage ». C'est le cas de Jean-Claude Césana dont l'entreprise est implantée à Sollies-Pont, près de Toulon. Celle-ci réalise 50 % de son activité en international. A la tête de 50 salariés, le P-dg déplore l'absence d'harmonisation sociale européenne. « Nous ne pouvons pas contester sans cesse les décisions politiques sans pour autant ne rien faire. Un arrêt total, ou ne serait-ce qu'à 80 %, des approvisionnements aurait été sans doute plus efficace pour que le gouvernement nous écoute, estime-t-il. On nous demande de courir toujours plus vite avec des boulets aux pieds de plus en plus lourds. Avec l'application des 35 heures, nous sommes en dehors des normes européennes. Si les lois françaises étaient appliquées à l'ensemble des pays membres, j'enlèverais aussitôt mon camion du barrage ». Même sentiment pour Gilles Rastegue, gérant d'une pme de dix salariés, implantée à Flassans-sur-Issole (83). Celle-ci réalise 60 % de son activité en Italie. « 70 % des chauffeurs sont opposés à la loi sur les 35 heures car ils sont conscients de la baisse de salaire que cela va entraîner. De plus, c'est une loi inapplicable à ce personnel qui n'est pas posté comme en usine. Avec l'augmentation du gazole, nous sommes au bord de l'asphyxie. Lorsqu'il y aura une réelle harmonisation européenne, tous les problèmes seront résolus. » Pour Jean-Pierre Ducournau, vice-président de la FNTR Provence-Alpes-Côte-d'Azur, « le décret d'application de la loi sur les 35 heures est débile et anti-européen. Actuellement le gouvernement édite et empile une kyrielle de textes, sans dépoussiérer les précédents. Il faut tout remettre à plat et travailler avec des personnes sérieuses. Soit nous sommes dans un système libéral, soit nous sommes encadrés. Les deux solutions sont bonnes. Si nous sommes des libéraux, qu'on nous laisse l'être réellement », assène-t-il. Alors qu'ils se rendaient en Italie, deux chauffeurs des Transports Milbled - une pme de huit salariés implantée à L'Isle-sur-la-Sorgues (84) - se sont joints aux chefs d'entreprise. « Les patrons ont raison d'agir ainsi », estime l'un d'entre eux : « Les 35 heures ne créeront pas d'emplois. Que peut-on faire avec une durée mensuelle de travail de 140 heures ? Ce n'est pas possible de vivre en travaillant seulement 35 heures par semaine. Les chauffeurs atteignent cette durée en trois jours. Comment vont-ils faire lorsque le mercredi ils seront "coincés" à Rome ? Qui viendra récupérer le camion ? » Christine Cabiron