La « débrouille » des entreprises

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Le contexte de pénurie n'a pas favorisé l'éclosion de nouvelles méthodes de recrutement. Les voies classiques - petites annonces, candidatures spontanées, bouche à oreille et le recours aux organismes de formation - sont encore monnaie courante. Reste le débauchage...

« Récemment, dix de mes collègues ont été débauchés par une société concurrente. Bien sûr, celle-ci les avait attirés sur la foi de propositions alléchantes qui n'ont d'ailleurs jamais été tenues. » Laurent Péroux, chauffeur routier chez SVTV, un transporteur de Cambrai, spécialisé dans le transport de voitures, est catégorique : la pratique du débauchage s'est généralisée dans le transport. Un témoignage que n'osent aujourd'hui corroborer les chefs d'entreprise. Certains ont pourtant accepté de briser le tabou. Tel Christophe Jégou, P-dg des Transports Jégou à Brécé (35) qui avoue confier à ses meilleurs conducteurs une mission de « recrutement ». « L'idée n'est pas de piquer chez le voisin, mais de faire fonctionner le réseau, le "radio-chauffeurs" », dit-il. A la tête de la direction des ressources humaines du groupe de transport frigorifique Stef/TFE, Gérard Groffe va plus loin. Le dirigeant préconise, en effet, la mise en place d'un système de « parrainage », lequel consisterait à récompenser des conducteurs susceptibles de diriger vers l'entreprise de très bons confrères. « C'est clairement du débauchage, ce qui est normalement interdit. Mais que penser des cabinets de chasseurs de têtes qui ont pignon sur rue ? »

Classicisme. Dans un contexte de pénurie, le débauchage fait partie de la palette d'outils offerts aux transporteurs routiers pour embaucher. Les moyens déployés par les entreprises, groupes de transport et pme, sont d'ailleurs d'un très grand classicisme. Petites annonces, dans la presse locale et spécialisée ou dans les ANPE, recours aux organismes de formation ou aux écoles, candidatures spontanées, bouche à oreille, sont les voies les plus régulièrement empruntées. Mais ce ne sont pas forcément les plus efficaces. A l'instar d'autres secteurs économiques, le marché de l'emploi du transport est avant tout un marché caché. Qu'il s'agit d'anticiper ! Des transporteurs routiers, en particulier ceux dont le rythme d'activité est très cyclique, l'ont bien compris. Responsable de l'agence de Rennes des Transports Lorcy, une entreprise spécialisée dans la distribution de produits pétroliers dans l'Ouest de la France, Didier Buffard n'a pas hésité à conclure un partenariat avec une agence d'intérim. Objectif : traiter en amont la gestion des congés d'été. « Nous sommes confrontés à deux problèmes : un recrutement très tendu en été et l'obligation d'embaucher des conducteurs déjà formés au transport de matières dangereuses », explique le transporteur. Pour résoudre cette équation, Didier Buffard a confié à Adecco l'essentiel du travail : la société intérimaire chasse les candidats et, dans un second temps, leur fait passer une formation délivrée par l'Association pour le transport d'hydrocarbures (APTH). Avantage pour Adecco : elle se constitue un carnet d'adresses de conducteurs routiers spécialisés, très prisés des entreprises. « L'été dernier, il nous manquait 15 conducteurs, Adecco nous en a trouvés 12, directement opérationnels. Ceux-ci sont généralement des artisans en situation d'échec qui veulent rebondir dans leur vie professionnelle ou des chauffeurs en début de carrière », raconte Didier Buffard. Implantés à Chablis, dans l'Yonne, les Transports Picq & Charbonnier (30 MF de CA, 31 chauffeurs) ont également recours à l'intérim. « C'est une formule très pratique. Si le conducteur est bon, on le garde, si il est mauvais, il part. De plus, en cas d'accident, c'est la société d'intérim qui rembourse », résume Jean-Marie Charbonnier, directeur d'exploitation.

École intégrée. Nec plus ultra de l'anticipation, la mise en place, dans les entreprises, d'écoles de formation, reste encore le meilleur moyen de débusquer les meilleurs profils. L'ANPE, dont la prise de conscience du problème de recrutement dans le transport routier a été très tardive, n'est pas encore en ordre de marche. Quant aux organismes de formation (AFT, Promotrans et autres), dont l'utilité est unanimement reconnue, ils ne peuvent plus combler, à eux seuls, le déficit de l'emploi. En Vendée, les Transports Mousset (187 MF de CA, 400 conducteurs) ont été un des pionniers en matière de formation à domicile. « Nous avons créé une école intégrée dans laquelle nous puisons pour nos recrutements. Nous recevons, des collectivités locales, une aide financière. Pendant six mois, les apprentis, recrutés dans les écoles ou dans les ANPE, sont en préqualification. Durant cette période, l'élève fait connaissance avec l'entreprise. Au terme de cette immersion, si le jeune est toujours motivé, nous le prenons en contrat de qualification. Il passe alors son permis poids lourds et reçoit une formation dispensée par nos équipes : conducteur-tuteurs, conducteurs-formateurs et formateurs », explique Jean-Michel Mousset. Cette démarche a permis au transporteur de Sainte-Florence de faire face au développement de son activité ainsi qu'à la réduction du temps de travail, entérinée par la signature d'un accord, au terme duquel 40 nouveaux emplois de conducteurs ont été créés. Directeur de Bariau Normandie (210 conducteurs), Thierry Weber favorise également l'intégration de jeunes en contrat de qualification. Ces derniers sont présentés par les organismes de formation. Des moniteurs « maison » assurent le suivi du candidat. Tout au long de la formation (conduite, sécurité, manipulation des bennes), un cabinet de recrutement externe se charge, en parallèle, d'évaluer l'intérêt du candidat pour son futur métier.

Ces quelques expériences ne sont pourtant pas légion. « Pour l'immense majorité des entreprises, il n'y a aucune stratégie en matière de recrutement. Les transporteurs, qui n'ont guère le temps et les moyens de se substituer à un cabinet de recrutement, bricolent en espérant que la situation de l'emploi s'améliore », remarque Robert Rizzo, formateur et enseignant au lycée La Floride à Marseille. Reste alors aux transporteurs routiers à user d'arguments pour attirer les conducteurs... et conserver les siens.

Profils
Les nouveaux conducteurs

Ils ont choisi ce métier « parce qu'il fallait bien faire quelque chose ». En échec scolaire, ils s'orientent sur une formation courte débouchant sur un emploi. Chômeurs de longue durée ou en situation précaire, ils rêvent de dignité. Le métier de conducteur devient leur planche de salut. Cette description signée par le responsable de l'unité transport et logistique de l'ANPE Ile-de-France, fait froid dans le dos. Elle correspond néanmoins à une réalité : bon nombre de candidats s'orientent vers les métiers de la conduite par défaut. « Dans les grandes villes, cette situation est exacerbée, notamment par l'apport des jeunes issus de l'immigration », soulève Serge Denkinder, directeur de l'APTM, l'Association pour la promotion dans les transports et la manutention, située à Sevran, en Seine-Saint-Denis.

Les jeunes conducteurs sont toutefois très appréciés par leur hiérarchie dès qu'ils intègrent le monde du travail. Les transporteurs routiers louent leur niveau de culture générale, leur connaissance de la réglementation, leur souci de la sécurité, ainsi que leur capacité d'adaptation aux nouvelles organisations du travail. « Ce sont de vrais professionnels qui évoluent dans un métier qui s'industrialise », résume André Chevrier, P-dg des Transports Chevrier. Ils sont aussi plus exigeants que leurs prédécesseurs, notamment en matière de rémunération. « Ils savent faire la différence entre salaires et frais de déplacement », constate le dirigeant breton Christophe Jégou. Autre caractéristique : la nouvelle de race de chauffeurs est individualiste. « Elle ne se sent pas concernée par la communauté des chauffeurs routiers. Des jeunes conducteurs n'iront pas soutenir des camarades en grève à l'autre bout de la France », explique Philippe Limbourg, DRH du groupe Giraud.

Autres temps, autres moeurs, les femmes sont de plus en plus nombreuses sur le marché. Elles seraient aujourd'hui plus d'un millier à conduire des poids lourds (sur une population de 252 000 conducteurs). « L'arrivée du personnel féminin est principalement due aux améliorations techniques sur les camions qui se conduisent désormais comme des voitures », remarque Bernard Marionneau, directeur de Marionneau Formation, un organisme de La Roche-sur-Yon. Si les femmes investissent de plus en plus les écoles et les organismes de formation, elles capitulent aussi très vite dès qu'elles entrent en entreprises. « En messagerie, le métier est trop physique. En zone longue, dès qu'elles fondent un foyer, elles ont du mal à concilier vie familiale et vie professionnelle », souligne François Grimaud, directeur général des Transports Grimaud. Au bout du compte, elles s'orientent vers le transport routier de voyageurs qui leur offre des possibilités de travailler à temps partiel.

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