Alors qu'il crée chaque année 5 000 emplois, le transport routier de marchandises français manque de bras. D'après les calculs du Conseil National des Transports, il aurait pourtant besoin de recruter environ 15 000 conducteurs routiers par an. Mais les chauffeurs se raréfient. Aux créations de postes non pourvues s'ajoute l'épineux problème du départ des conducteurs qui ne sont pas remplacés. Selon une enquête menée par l'Association pour le développement de la formation professionnelle dans le Transport (AFT), un chauffeur routier exerce son métier en moyenne 14 ans dans sa vie, contre 25 ans et plus pour d'autres professions. En clair, le besoin de renouvellement est plus important qu'ailleurs. « Au bout de un à deux ans, 20 % des conducteurs recrutés quittent la profession », estime Michel Meynier, directeur de l'unité transport et logistique de l'ANPE Ile-de-France. Cette dure réalité, certains l'ont déjà qualifié de « pénurie ». Une appellation réductrice difficilement quantifiable ! Renseignements pris, il n'existe, au niveau national, aucune statistique officielle capable de photographier le phénomène. Les effets de la réduction du temps de travail, découlant de la lente application du Contrat de Progrès ou de la loi sur les 35 heures, et de la fluctuation de l'activité restent, il est vrai, très difficiles à appréhender.
Personnel volatile. La « pénurie » n'est d'ailleurs pas uniforme. Les transporteurs installés dans des régions urbanisées à forte densité industrielle semblent souffrir plus que les autres. « Le personnel est plus volatile », confirme Arnaud Pasquier, directeur des ressources humaines de la branche General Cargo de Norbert Dentressangle. De même, dans l'Est de la France, les entreprises peinent à pourvoir les postes vacants. « En Lorraine, il y a une pénurie objective. Dans certaines entreprises, les camions restent à quai faute de chauffeurs. La proximité des frontières allemande et luxembourgeoise ne joue pas en notre en faveur », constate Aurianne Lotscher, déléguée régionale de l'AFT à Nancy. Par ailleurs, dans certaines zones d'éclatement (Orléans, Chalon-sur-Saône, etc.), stratégiques pour les entreprises, les chauffeurs sont aux abonnés absents. Paradoxalement, dans des régions plus rurales ou plus défavorisées, les transporteurs éprouvent moins de difficultés dans leur recrutement. « En ce qui me concerne, je reçois chaque jour trois à quatre candidatures spontanées. Je n'ai donc aucune difficulté à trouver des chauffeurs », note Jean-Claude Barcos, P-dg des Transports Barcos, un transporteur basé à Lanne, une petite commune des Hautes-Pyrénées. « Dans notre région où le taux de chômage frise les 20 %, nous n'avons aucun de souci de recrutement », affirme Daniel Capelle, aux commandes d'une pme du Gard spécialisée dans le transport exceptionnel.
Cocooning. Autre constat, la « pénurie » s'apprécie différemment selon le secteur d'activité de l'entreprise. La longue distance, considérée comme la noblesse du métier, n'a plus le vent en poupe, notamment chez les jeunes. « La nouvelle génération est plus cocooning que l'ancienne. Elle ne veut pas avaler les kilomètres. Les jeunes préfèrent rentrer chez eux le soir, quitte à perdre des frais de déplacement », observe Aurianne Lotscher. Arrêts fréquents, nombreuses opérations de manutention, horaires de livraisons millimétrés, camions plus exigus : les métiers de la distribution urbaine sont également peu attractifs pour les candidats à la conduite. « Je milite pour la réhabilitation du conducteur de messagerie », affirme François Grimaud, directeur général des Transports Grimaud, un messager des Deux-Sèvres (624 conducteurs). « Il y a une dichotomie importante entre le conducteur courte distance et le grand routier. Ce dernier a certes plus de découchés, mais sa tâche est beaucoup moins pénible. On en demande beaucoup trop aux conducteurs courte distance. Ils doivent rouler, connaître la réglementation et le maniement de l'informatique, manipuler les marchandises, remonter des informations commerciales, valider les bordereaux et, pour couronner le tout, faire preuve de philosophie sur la route. Trop, c'est trop ! » En ce qui concerne le type de marchandise transportée, un transporteur installé sur le créneau de la matière dangereuse a davantage de chance d'attirer du personnel. « Vu de l'extérieur, notre métier est très valorisant », lâche Didier Buffard, responsable de l'agence rennaise des Transports Lorcy, une filiale de Giraud tournée vers la distribution des produits pétroliers. A l'opposé, Bariau Normandie, autre société du même groupe, spécialisée dans la benne TP, céréalière et à fond mouvant, peine à capitaliser sur son activité. « Mais, tempère son P-dg, Thierry Weber, dès que le conducteur touche à la benne, il est conquis. Il ne faut pas se tromper : les matériels sont propres et la manutention est limitée ».
Cassure. Difficilement appréciable et quantifiable, la « pénurie » a des racines toutefois bien identifiées. Si la profession crie à la mauvaise image que les médias véhiculent d'elle, d'autres raisons, plus objectives, peuvent aussi être avancées. La mise en place du congé de fin d'activité (CFA), permettant à un conducteur de partir en retraite à 55 ans après 25 années de conduite, a sensiblement creusé les effectifs. Depuis mars 1997, 3 436 conducteurs routiers marchandises en ont profité. Plus significatif : au 30 septembre dernier, 6 730 dossiers CFA avaient été retirés. « Le dernier bilan montre que la Caisse autonome de retraites complémentaires et de prévoyance du transport (Carcept) enregistre en moyenne plus de 100 dossiers par mois. Un chiffre appelé à augmenter car le CFA n'est pas encore tout à fait entré dans les moeurs », observe Patrick Berg, sous-directeur du travail et des affaires sociales à la Direction des transports terrestres. L'armée, qui libérait chaque année environ 15 000 appelés titulaires du permis PL acquis durant la conscription, n'est plus « ce robinet à chauffeurs » du fait de sa professionnalisation. « La plus grande auto-école de France a fermé », résume François Grimaud. Le camion même, objet de tous les fantasmes, a perdu de son considérable pouvoir d'attraction. L'outil s'est banalisé. Il est même partagé avec d'autres quand les entreprises organisent leur exploitation en relais. Le travail du conducteur est, quant à lui, surveillé et contrôlé par son propre employeur mais aussi par l'administration. Le rêve d'indépendance, qui constituait il y a quelques années l'élément le plus séduisant du métier, est aujourd'hui brisé. « Il n'y a pas si longtemps, un conducteur calculait ses temps de pause en fonction des relais routiers où il pouvait retrouver ses camarades. Cette période est révolue », confirme André Chevrier, P-dg des Transports Chevrier (Savoie). Pour Gérard Groffe, DRH du groupe Stef/TFE, cette cassure porte un nom : le contrat de progrès. « Sa mise en place a fondamentalement changé le métier de la conduite. Le chauffeur se considérait auparavant comme son propre patron. Il partait dix jours et organisait son temps. Avec le contrat de progrès, les entreprises ont été obligées de réduire la durée du travail et de décompter les temps. Des destinations grandes distances se sont transformées en relais. »
« Mettre la main à la poche ». Autre explication, les rémunérations sont encore jugées trop basses, d'autant plus que la diminution du temps de travail a fait perdre aux chauffeurs une partie de leurs frais de route. Cheval de bataille des syndicats de salariés, l'augmentation des salaires est jugée inévitable par certains transporteurs. « Pendant des années, les conducteurs ont été très mal rémunérés. On en paye les pots cassés aujourd'hui. Je suis convaincu que l'on devra encore mettre la main à la poche », remarque Daniel Capelle. « Il y a 20 ans, la qualification de conducteur était synonyme d'un salaire supérieur de 30 % à 50 % à celui d'un ouvrier d'usine sans formation. L'érosion des tarifs dans le secteur des transports a quasiment inversé cette situation », analyse Gérard Groffe. « Il n'y a pas de mystère, insiste Patrick Berg, de la DTT, le recrutement des conducteurs se comportera mieux à mesure que les salaires augmenteront. Les dernières revalorisations salariales apparaissent à ce titre comme une réponse de la profession au problème ». Une appréciation que réfute Aurianne Lotscher, de l'AFT : « Je ne crois pas que les rémunérations soient insuffisantes. En cinq ans, les salaires conventionnels ont augmenté de 20 %. Et le métier n'a plus la même pénibilité. Il faut remettre les choses à leur place. Le salaire mensuel moyen d'un conducteur grand routier est actuellement de 11 000 F brut, sans compter les frais. »
Barrière. Par ailleurs, le prix d'entrée du métier, environ 35 000 F pour un permis PL et une FIMO (Formation Initiale Minimum Obligatoire), freine les ardeurs des candidats potentiels en interdisant, presque à tous les coups, un financement personnel. « La FIMO est devenue une barrière d'entrée à la profession », note Hervé Montjotin, DRH du groupe Norbert Dentressangle. Enfin, la formation initiale n'apparaît plus adaptée aux nouvelles exigences du métier. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : moins de 10 % des effectifs recrutés par la profession proviennent des formations dispensées par l'Éducation nationale (CAP ou BEP). « Les entreprises ne font sans doute pas assez confiance aux jeunes. Mais il faut reconnaître qu'un postulant qui arrive avec une formation en poche n'est pas directement opérationnel. Si les grandes sociétés peuvent se permettent de parfaire sa formation, les pme n'ont ni le temps, ni l'argent à consacrer à ces recrues », explique le transporteur rennais Christophe Jégou (17 MF de CA). « Résultat : à peine débarqué en entreprise, le jeune se voit confier un 40 t alors qu'il n'a pas l'expérience de la route », dit Jean-Louis Delarue, un conducteur routier employé chez ABC Logistique, une entreprise située en banlieue parisienne.
« Engagez vous, vous verrez du pays ! » Face à cette pénurie, les organisations professionnelles du transport routier ont bien tenté de fournir quelques antidotes. Sans grand succès. La campagne « Greg » lancée par l'AFT pour séduire les jeunes n'a pas, semble-t-il, produit les effets escomptés. « Les représentants n'ont rien fait pour redorer le blason de ce métier », juge François Grimaud. « De leur côté, les syndicats de salariés ont enfoncé le clou en présentant, lors des différents mouvements sociaux, les chauffeurs comme les esclaves des temps modernes », ajoute le dirigeant des Deux-Sèvres. Michel Meynier porte également un jugement sévère sur les organisations professionnelles. Selon le responsable de l'ANPE, la profession ment par omission. « Pour attirer des jeunes, elle s'évertue à communiquer en présentant le métier sous une facette passéiste. "Engagez vous, vous verrez du pays", c'est grosso modo le discours utilisé. C'est une grave erreur, car la diversité du métier n'est absolument pas évoquée. Pourquoi ne pas présenter le conducteur comme un technicien supérieur capable de gérer ses tournées, de dialoguer avec les destinataires et les clients, de maîtriser les nouvelles technologies. Il faut le dire : la conduite en tant que telle sera au fil des ans de moins en moins capitale dans l'exercice du métier. Cette attitude des organisations professionnelles est très révélatrice et confirme ce que tout le monde savait : le transport routier français offre des prestations haut de gamme mais ne sait décidément pas se vendre. » Membre de la commission sociale de la Fédération des entreprises Transport et Logistique de France (TLF), Philippe Limbourg est plus nuancé. « Les organisations professionnelles ont bien conscience du problème. Elles font avancer le débat. Mais la mutation que vit actuellement le secteur et, par ricochet, le métier de conducteur, est telle qu'il est très difficile de bâtir une communication efficace. En clair, la profession est dans une position d'attente en ce qui concerne les prochaines évolutions sociales ou réglementaires au niveau français et européen ».
Avec une population estimée à 180 000 conducteurs routiers, le transport privé de marchandises représente-t-il un gisement de personnels promis aux transporteurs publics ? Rien n'est moins sûr. Une enquête de l'AFT, parue en 1998 et intitulée « Profil et mobilité des conducteurs compte d'autrui et compte propre en 1996 », prouve tout le contraire. Elle fait, en effet, apparaître que le compte d'autrui puise, pour ses recrutements, à 65 % dans son propre vivier et seulement à 6 % dans le transport privé. A contrario, 37 % des conducteurs recrutés par le compte propre proviennent du compte d'autrui. « Ils sont attirés par des conventions collectives plus intéressantes et des horaires de travail plus cadrés », affirme Didier Léandri, chargé des transports terrestres à l'Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF). Le recrutement, par les transporteurs publics, de conducteurs « compte propre » s'effectue donc essentiellement via l'acquisition de parcs propres avec reprise des personnels roulants (l'article L 122.12 du Code du travail précise que s'il survient une modification juridique de l'employeur - succession, vente, fusion etc. - tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise). « De toutes façons, remarque Gérard Groffe, directeur des ressources humaines de Stef/TFE, les personnels du compte propre sont avant tout salariés de leurs entreprises avant d'être des conducteurs routiers. En 1985, lorsque nous avons repris l'activité lyonnaise de Danone, nous nous sommes aperçus, qu'il était très difficile d'intégrer ces personnes ».
Toutefois, selon Didier Léandri, le passage du compte propre vers le compte d'autrui pourrait bien être favorisé par la généralisation des formations obligatoires (Fimo, FCOS) pour le transport privé, prévue par la loi Gayssot du 6 février 1998. « Des secteurs sont en train de signer des accords sur la formation obligatoire de leurs conducteurs. Pour les autres branches, un décret ministériel, en cours de préparation, fixera réglementairement les modalités des formations. » Dès lors, des passerelles seraient-elles envisageables ? Pas si simple. D'une part, parce que les secteurs signataires mettent en place des formations spécifiques à leur activité (conducteurs d'engins agricoles, par exemple) ; d'autre part, parce qu'il n'est pas encore évident que le texte ministériel choisisse d'imposer les mêmes contenus de formation pour le compte propre que pour le compte d'autrui.
Dans un rapport datant de juin 1999, le Conseil National des Transports (CNT) a élaboré quelque pistes de réflexion pour remédier à la pénurie de conducteurs routiers. Première d'entre elle : la revalorisation de l'image de la profession. Selon les membres du CNT, ce grand chantier passe avant tout par la reconnaissance. « Le conducteur routier doit devenir un technicien de la conduite sachant maîtriser les équipements et respecter la réglementation, apprécier les conditions dans lesquelles ont été effectuées le chargement, le calage et l'arrimage des marchandises et, le cas échéant, sachant faire les réserves qui s'imposent tant au départ qu'à l'arrivée du véhicule ». Une fois ces conditions respectées, l'entreprise devra reconnaître le professionnalisme de son personnel roulant. « Par la possibilité d'accéder au niveau maîtrise pour les conducteurs les plus qualifiés ; par la prise en compte des qualifications acquises pour permettre l'accès à d'autres spécialités de la conduite et à d'autres activités du secteur ; par la possibilité d'une évolution de carrière sans remise en cause de la qualification et sans perte de salaire », énumère le CNT. Lequel estime aussi qu'il faudra bien s'attaquer à la révision des conditions d'exercice de la profession « en reconnaissant la diversité des métiers (véhicule léger, PL, régional, international, déménagement, citerne chimique, exceptionnel, frigorifique). Ce qui suppose une mutation culturelle, particulièrement dans les pme. » Quant à la rémunération des chauffeurs, elle devra, à l'avenir, sensiblement augmenter « d'autant qu'avec les relais et la RTT, les jeunes risquent d'avoir l'impression d'être moins rémunérés que leurs aînés. »
Concernant les militaires de carrière, le CNT prévoit que 8 000 d'entre eux devraient prochainement entrer chaque année dans la profession. Un passage qui ne pourra se faire que si les intéressés retrouvent une rémunération au moins équivalente à celle qu'ils percevaient auparavant. La solde nette d'un engagé à 5 ans est actuellement de 7 120 F et 8 100 F s'il est caporal chef. Or, l'accord salarial du 7 novembre prévoit quant à lui un salaire brut mensuel de 10 000 F pour les conducteurs les plus qualifiés (soit environ 8 000 F net) pour une durée de travail de 200 heures par mois. « Il est clair, conclut le CNT, que la rémunération des engagés servira de référence à celle qu'ils pourront revendiquer lors de leur passage dans le civil. » L'organisme est favorable à un réexamen rapide du coût de la formation. Celui-ci devra prochainement être aidé par la conclusion de contrats de formation en alternance ou via la prise en charge, par les Assedic, de stages de formation. Enfin, le CNT incite à la mise en place de stages de remise à niveau pour les demandeurs d'emploi ayant échoué aux tests de sélection de l'ANPE (culture générale, tests psychomoteurs, géographie, mécanique, motivation, conduite). Ainsi, en Ile-de-France, 70 % des candidatures sont écartées. « Sur ce pourcentage, 50 % des postulants sont éliminés pour cause d'illettrisme », précise Michel Meynier, de l'ANPE.