« Il y a encore quelques années, quand un conducteur recevait un nouveau camion, il faisait le tour du village. Il était fier de son métier. Il était également concerné par la vie de son entreprise. Aujourd'hui, les personnels, anciens et nouveaux, sont beaucoup moins impliqués », observe Jean-Marie Charbonnier, directeur d'exploitation de Picq & Charbonnier, une entreprise bourguignonne (30 MF de CA, 31 conducteurs) créée en 1919. Cette démotivation du personnel de conduite est sans doute un des facteurs explicatifs de la crise que traverse actuellement le marché de l'emploi. Devant l'inefficacité des méthodes de recrutement, les entreprises de transport ont donc tout intérêt à bâtir une politique de ressources humaines directement tournée vers leurs conducteurs. Celle-ci présente un double avantage : d'une part, elle permet au transporteur routier de fidéliser son personnel en se démarquant de ses concurrents ; d'autre part, elle lui sert de carte de visite dans sa stratégie de recrutement.
Implication du personnel. L'entreprise de transport a-t-elle aujourd'hui les moyens de « booster » les salaires de ses conducteurs ? A première vue, la réponse est non. Mécaniquement, la pénurie de chauffeurs aurait dû pourtant inciter les transporteurs routiers à réévaluer, à la hausse, les salaires des roulants. Or, il n'en a rien été. « A compétences et à coefficients égaux, les nouvelles recrues sont embauchées aux mêmes salaires que les autres. Il n'y a pas eu de surenchère », confirme Edgard Schaffhauser, le DRH de Transalliance, un groupe qui emploie 2 500 conducteurs. Autre constat, les augmentations salariales conventionnelles - + 20 % en cinq ans - ainsi que la flambée des coûts de revient ont asphyxié les entreprises. « Donner plus serait suicidaire », affirme ainsi Philippe Limbourg, DRH du groupe Giraud (4 000 conducteurs). Par ailleurs, depuis la mise en place du Salaire mensuel professionnel garanti (SMPG), les entreprises n'ont plus la même souplesse sur les primes. Avant l'application de l'accord du 7 novembre 1997, celles-ci permettaient en effet de gonfler « artificiellement » les salaires. Résultat : les transporteurs n'ont plus beaucoup d'espaces pour impulser leur politique de rémunération. Sauf à faire preuve d'imagination ! « Une bonne politique de rémunération, cela commence par une couverture sociale (mutuelle, prévoyance) de qualité », explique Gérard Groffe, DRH du groupe Stef/TFE. Les entreprises, et particulièrement les pme, peuvent également ouvrir à leurs salariés des systèmes d'intéressement, de participation - obligatoire pour les sociétés employant 50 personnes et plus, facultatif pour les autres - ou de plan d'épargne d'entreprise. Des formules souvent complexes mais qui, bien adaptées aux caractéristiques de l'entreprise, peuvent s'avérer payantes en terme de coût et de motivation du personnel. « Le premier accord d'intéressement a été signé en 1996. L'an dernier, le montant moyen versé aux salariés s'est élevé à 4 000 F C'est extrêmement positif sur l'implication du personnel », constate Hervé Montjotin, DRH de Norbert Dentressangle (4 100 conducteurs). A l'instar du groupe de Saint-Vallier, les transporteurs cotés en Bourse ont cet avantage de pouvoir proposer à leurs salariés de devenir actionnaires de l'entreprise. C'est la voie qui a été choisie par Paul Navarro, dont la société a été cotée sur le second marché de la Bourse de Paris en octobre 1998. Aujourd'hui, 100 % des 500 salariés du transporteur aixois sont actionnaires via la mise en place d'un fonds commun de placement dans lequel est également versée la participation. « Avant notre entrée en Bourse, 25 % du personnel détenait déjà des actions nominatives Navarro », précise Nathalie Garcia, directeur administratif et financier des Transports Navarro. Plus originale, la démarche mise en place par Hervé Montjotin, de Norbert Dentressangle, auprès de l'assureur du groupe : le principe consiste à obtenir, pour les chauffeurs les plus performants, des conditions préférentielles sur l'assurance de leurs véhicules personnels.
Schémas restreints. A côté de la politique de rémunération, les perspectives d'évolution dans l'entreprise sont également un bon moyen de fidéliser son personnel. Mais force est de reconnaître que cet « outil » n'est pas vraiment le credo des entreprises de transport routier, qu'elles soient des pme ou des groupes. « C'est regrettable, mais osons reconnaître que nous n'avons pas encore élaboré une politique durable permettant de proposer des plans de carrière aux conducteurs routiers », avoue Philippe Limbourg, DRH de Giraud. « Cela dit, poursuit-il, il y a une explication : dans un contexte de pénurie et de profonde mutation culturelle pour la profession, il est très difficile de systématiser, sur le papier, des perspectives d'évolution pour les chauffeurs. » Chez Giraud, comme dans les plupart des groupes de transport, la gestion du personnel de conduite s'élabore donc sur le terrain, dans les filiales. « Dans nos métiers de service, l'évolution existe. Certaines personnes occupant des niveaux de direction ou d'encadrement sont des anciens chauffeurs », assène Philippe Limbourg. Chez Norbert Dentressangle, Hervé Montjotin fait également remarquer que 10 % de ses chefs d'agence (120 agences en France) ont un profil chauffeur. En fait, les schémas d'évolution demeurent restreints. L'un d'entre eux consiste à diriger le conducteur routier vers un poste d'exploitant. Mais cette formule, très appréciée des pme, est de plus en plus difficile à appliquer en raison notamment de la professionnalisation du métier d'exploitant. « A qui l'on demande aujourd'hui des connaissances poussées en terme d'informatique et de gestion », explique Hervé Montjotin. Autre solution, plus simple à mettre en oeuvre : donner à un conducteur la responsabilité d'un relais. « C'est le premier violon de l'orchestre. En concertation avec l'exploitation, il coordonne le travail d'une équipe de chauffeurs sur un trafic déterminé », explique Philippe Limbourg. Les transporteurs routiers qui ont favorisé la formation interne peuvent également proposer à leurs conducteurs des postes de moniteurs ou de tuteurs. Dans le premier cas, il supervise l'accompagnement des personnels entrants, procède à des tests d'évaluation, tout en assurant des missions d'intérêt général liées à la consommation ou à la conduite sécurisée. Le tuteur est, quant à lui, un chauffeur détaché, assurant ponctuellement la formation des recrues.
Journaux internes. Ces quelques pistes ne suffisent pas toutefois à proposer une évolution de carrière séduisante au conducteur. « Mis à part le fait de transformer un chauffeur groupe 6 coefficient 138 M au groupe 7 coefficient 150 M, soit le niveau le plus élevé, il n'y a pas beaucoup d'autres solutions », admet Thierry Weber de Bariau Normandie. Lequel préfère, pour galvaniser ses troupes, mettre l'accent sur la communication interne. Outre la publication d'un journal, Le Bariau déchaîné, le transporteur édite, tous les deux mois, une cassette audio relatant l'actualité réglementaire, de l'entreprise et des clients. « Les chauffeurs participent également aux réunions qualité ainsi qu'aux travaux de la commission accident », ajoute le dirigeant. Arnaud Pasquier, DRH de l'unité Rhône Alpes Italie de la branche General Cargo de Norbert Dentressangle favorise également l'éclosion de médias internes « ciblés conducteurs ». Originalité : certains journaux sont rédigés par les chauffeurs eux-mêmes. Mieux, certains conducteurs participent, en présence des clients, à des réunions commerciales. « Leur opinion est instructive car ils sont les mieux placés pour évoquer certains problèmes qui peuvent exister dans un système de relais dédié à un client ». Enfin, la qualité du parc de véhicules est un autre élément attractif déterminant. « C'est un critère essentiel trop souvent zappé par les entreprises », soulève Hervé Montjotin. « Le conducteur n'a certes plus de camion attitré, mais il reste très sensible à la qualité du matériel. »
Jean-Marc Royer est chauffeur routier chez Sotrama, une filiale lorraine de Giraud, spécialisée dans le transport de matières dangereuses. Pour le compte d'Esso, il conduit des citernes chargées de carburant. Un métier qui lui convient bien. « Après plusieurs années d'international, j'ai fait le choix de la distribution. La route, dit-il, finit par lasser ». Il ne regrette pas non plus d'avoir intégré un groupe « pour la sécurité de l'emploi ». Mais, estime-t-il, cela n'a pas favorisé son évolution au sein de l'entreprise. « Quand on est chauffeur, on le reste. Je n'ai jamais vu un conducteur devenir exploitant. On peut simplement espérer changer de coefficient. »
Âgé de 54, Jean-Louis Delarue, conducteur chez ABC Logistique, une entreprise de la banlieue parisienne, fait partie de la vieille école. « Celle a qui on permettait de faire des longs périples avec une grande indépendance. Une situation qui n'existe plus, car les entreprises françaises ont abandonné ces marchés à leurs concurrents européens. » La mutation du métier, il l'observe depuis vingt ans. « Je crois que les conducteurs et les transporteurs sont coresponsables de la situation actuelle. Nous, les "anciens", nous n'avons pas réussi à expliquer aux jeunes la réalité métier. De leur côté, les entreprises considèrent leurs chauffeurs comme les simples rouages d'une chaîne de transport. Les transporteurs ne savent pas communiquer : pourquoi établir un relais à tel endroit, pourquoi partager le véhicule ? Ces questions sont restées sans réponses ».
Philippe Guhring, employé chez les Transports Korthe, une pme strasbourgeoise qui emploie 7 autres conducteurs, ne s'étonne pas non plus de la désaffection du métier de conducteur. « Sur la route, l'administration est tatillonne, les temps d'attente sont très importants. Les jeunes commencent par de la messagerie, un travail éreintant qui les dégoûte du métier. Quant aux salaires, ils ne sont pas assez élevés. » « Les entreprises ne peuvent pas faire beaucoup plus, en raison des prix de transport dérisoires », admet-il. Précision : Philippe Guhring a été pendant cinq ans à son compte, en tant qu'artisan transporteur.