« En 1981, nous avons pris deux ardoises qui nous ont coûté au total un million de francs. Nous nous en sommes relevés parce que nous étions groupés. Si le quart de cette somme n'avait pas été réglé à l'un de nos adhérents, il aurait sans doute disparu. » Jean-Marie Grand est permanent au sein de Groupement Transporteurs Bennes (GTB) 54 (29 adhérents et 50 véhicules pour un chiffre d'affaires de 20 millions de francs), installé à Nancy. Il se souvient des premiers pas de l'association de benniers de Meurthe-et-Moselle qui a vu le jour en 1978. « A l'époque, les artisans transporteurs spécialisés dans le transport de matériaux subissaient la loi tarifaire des entreprises de travaux publics. Et si ces dernières faisaient faillite, elles entraînaient bien souvent dans leur chute leurs prestataires de transport », continue Jean-Marie Grand. « C'est pour éviter ces fléaux que nous avons créé GTB 54. » Par ailleurs, un nouveau rapport de force s'est installé avec les maîtres d'oeuvre. Fort de son poids, le groupement a augmenté les prix de ses prestations de 20 % à 30 %. « Aujourd'hui, nous déterminons nos tarifs et nous parvenons à les maintenir », assure Jean-Marie Grand.
Tenir les prix avant tout. Il y a encore une vingtaine d'année, le transport par bennes travaux publics représentait une véritable manne : travailler pendant la haute saison, entre le mois de mars et le mois d'octobre, permettait à des artisans transporteurs, affrétés permanents, de vivre toute l'année. « Mais, les prix ont chuté à la fin des années soixante-dix. Nous avons eu l'idée de nous regrouper en 1979 pour tenter de maintenir nos tarifs et proposer à nos clients un parc d'une cinquantaine de véhicules », explique Michel Biancale, président de la coopérative Lyon Benne (douze adhérents, deux millions de francs de chiffre d'affaires). Le groupement nantais Ablo Coop (treize coopérateurs et 120 véhicules pour un chiffre d'affaires de 84 millions de francs) fête, cette année, ses 30 ans d'existence. « Ablo Coop a été créé en avril 1969 par sept transporteurs », indique son actuel président Dominique Laure. « Ils avaient l'habitude de se retrouver tout le temps chez les mêmes clients. Alors, ils ont pris l'initiative de se réunir pour, au départ, centraliser les commandes et simplifier l'exploitation. Le rapprochement leur a également permis d'éviter de voir leur prix constamment tirés vers le bas. Cette opération leur a tout de même coûté une mise à l'écart de la part des donneurs d'ordres pendant un an ».
Un groupement est une entreprise. Pour être efficace, un groupement doit être plus qu'une simple association de transporteurs pratiquant la même activité : « Si on réunit dix pauvres, on n'obtient pas un riche », résume Alain Lassalle, P-dg des Transports Lassalle (37 millions de francs de chiffre d'affaires en 1998), basés à Varennes-sur-Allier (03) et membre de France Benne. Un groupement doit effectivement fonctionner comme une entreprise. « Nos clients ne savent pas que nous sommes un groupement », reprend Dominique Laure. « Ils attendent d'Ablo Coop une qualité de service. Peu importe que derrière notre nom se cachent des transporteurs indépendants, c'est l'unité qui fait notre force ». Ainsi, comme dans une entreprise, la mise en oeuvre d'une démarche commerciale est primordiale : Ablo Coop, Lyon Bennes et GTB 54 emploient, tous trois, des commerciaux/exploitants, salariés de la coopérative. « Chacun de nos six vendeurs dispose d'un portefeuille clients qu'il est chargé de développer. Ils sont salariés du groupement », précise Dominique Laure. « Ceci nous permet de maintenir notre chiffre d'affaires dans une conjoncture plutôt maussade ». Par ailleurs, tous les véhicules Ablo Coop sont aux mêmes couleurs et les conducteurs portent une tenue identique, afin de défendre l'image de marque. C'est également le groupement qui répond aux appels d'offres et prend les risques financiers. « Chez nous, les dépôts de bilan n'existent pas. Nous avons mis en place un système de mutualisation des impayés. Quand un transporteur se trouve face à un client défaillant, c'est la coopérative qui le rembourse. »
Aujourd'hui, beaucoup d'artisans transporteurs du secteur de la benne travaux publics se retrouve dans une impasse : subir la loi des donneurs d'ordres ou disparaître. « Pour s'en sortir, adhérer à un groupement peut constituer une solution », commente Michel Biancale de Lyon Bennes.
La tentation du « chacun pour soi ». Toutefois, le regroupement a une limite : l'individualisme des transporteurs. « L'idée de se réunir et de partager le travail ne réjouit jamais les adhérents au départ. Cela fait partie des mentalités qu'il faut transformer », observe Michel Biancale. « Si en période de pleine activité, les adhérents roulent tous pour GTB 54 ; lors des mois les plus creux comme le début d'année, ils sont tentés de prendre n'importe quoi, même à un prix ridiculement bas, pour faire tourner leurs véhicules », avoue Jean-Marie Grand. « Tant qu'il y a du travail, ça marche. Quand l'activité fait défaut, la tentation du "chacun pour soi" est très forte », résume, un brin amer, Dominique Laure. Des comportements qui sont autant de failles dans lesquelles s'engouffrent les donneurs d'ordres. « Ils en profitent pour tirer au maximum les prix vers le bas sachant que, quoi qu'il arrive, ils trouveront toujours un transporteur pour travailler en dessous de son prix de revient », déplore Jean-Marie Grand. Une volonté farouche d'indépendance des transporteurs poussent même ces derniers à refuser le principe de la coopérative d'achats. Chez GTB 54, les 29 adhérents n'ont pas réussi à se mettre d'accord et continuent de s'adresser individuellement à leurs fournisseurs. Chez Lyon Bennes, pas de groupement d'achats non plus, mais des commandes passées concomitamment par plusieurs adhérents auprès du même fournisseur permettent d'obtenir des prix intéressants.
Chez Ablo Coop en revanche, les achats d'assurances, d'huiles et de pneumatiques sont gérés par la coopérative. L'entretien est, en outre, assuré par un atelier intégré commun où travaillent deux mécaniciens, salariés d'Ablo Coop. Les interventions sont ensuite facturées à l'adhérent. « Cependant, le groupement d'achat trouve sa limite dans l'acquisition de véhicules en commun », déclare Dominique Laure. « Le camion est l'outil de travail des transporteurs. Ils ont, en la matière, des préférences et des habitudes, qu'il sera excessivement difficile de modifier. C'est dommage, car c'est dans ce domaine que les plus importantes économies pourraient être réalisées ».