« Durant une période de trois mois, j'ai essayé de cumuler deux tournées, pour deux enseignes différentes, pour tenter de m'en sortir. Certains jours, il me fallait ainsi faire douze cents kilomètres dans la journée. Départ à six heures du matin, retour vers treize heures, restitution des bordereaux et contrôle de la tournée. Je repartais immédiatement pour les ramasses, jusqu'à seize heures trente. Et à dix-sept heures, début de ma deuxième journée de travail, jusqu'à quatre heures du matin. Je mangeais dans mon fourgon, j'y dormais aussi, par fractions d'une heure trente ou deux heures. En fait, je bouffais du Guronsan toute la journée. Quand j'ai vu un mur arriver en face de moi, par surprise, mais aussi parce que ma compagne, qui m'accompagnait, m'a réveillé, je me suis dit qu'il valait mieux arrêter ».
Le monde de la sous-traitance regorge d'histoires comme celle de cet homme, qui a fini par aller conter son quotidien à un inspecteur du travail. Lequel a ouvert une enquête qui finira par aboutir, le cas échéant, à une ou plusieurs mises en examen des responsables régionaux des enseignes concernées pour travail dissimulé ou délit de marchandage, voire à une requalification du contrat de sous-traitance en contrat de conducteur salarié. Ce type de procédure, lancé par les administrations depuis trois ou quatre ans, garnit, désormais, les rôles des audiences des tribunaux correctionnels dans toute la France. Extand a été condamné à Rennes fin 1998 à la requalification d'un contrat après un arrêt de la Cour d'Appel confirmant la compétence du conseil des Prud'hommes (cet arrêt fait toutefois l'objet d'un pourvoi en cassation). Extand toujours, en tant que personne morale, fait l'objet de mises en examen à Pontoise et à Créteil, dans le cadre de procédures basées sur la repression du travail illégal. Les responsables régionaux d'Exapaq ont été condamnés à Villefranche-sur-Saône et Besançon, relaxés à Dijon, et d'autres procédures sont en cours en région parisienne. Le dossier Exapaq « Grand Sud » a été soumis à la commission des sanctions administratives en région toulousaine. France Acheminement, bien que ne traitant qu'avec des franchisés (voir page 26), connaît également des litiges en cours de règlement. En fait, toutes les entreprises qui ont massivement recours à la sous-traitance, sous une forme ou une autre, se retrouvent progressivement face aux tribunaux.
Prix toujours plus bas. Il semble que le phénomène soit directement lié à la baisse tendancielle des prix intervenue dans le transport des petits colis depuis une dizaine d'années, au fur et à mesure que le combat pour les parts de marché s'intensifiait. Ce au moyen d'une mécanique impossible à enrayer que les sous-traitants en difficulté eux-mêmes, y compris ceux qui reconnaissent leur incompétence et leur manque de formation en matière de gestion, commencent à percevoir : le nombre d'opérateurs et leur puissance augmentant proportionnellement plus vite que le marché ne se développe, et la gestion des réseaux étant égale par ailleurs, le maintien des marges ne peut se faire que sur un seul maillon de la chaîne, le sous-traitant.
Celui-ci, la plupart du temps mis devant le fait accompli, n'a souvent d'autre ressource que d'accepter le nouveau tarif revu à la baisse. Une pratique qui démarre d'ailleurs le plus souvent dès le recrutement. Il est frappant de constater à quel point les méthodes sont similaires, quel que soit le logo apposé (obligatoirement) sur le fourgon.
Méthodes. L'histoire qui suit se déroule dans le Sud-Est, mais connaît des répliques identiques à Bordeaux, Strasbourg, Paris ou Lyon. « Au moment où j'ai répondu à l'annonce, j'avais cent cinquante francs de budget alimentaire pour la semaine, et nous vivions à trois dans une caravane prêtée par la famille. Ce qu'on m'a proposé ? De me mettre à mon compte. D'acheter un véhicule pour effectuer une tournée quotidienne d'une soixantaine de positions, six jours par semaine. Le tout était rémunéré neuf mille francs (honoraires bruts hors taxes - NDLR) par mois. Vous vous rendez compte du rêve que cela représente ? Même la banque a suivi. Au bout de six mois, je me suis rendu compte qu'il ne me restait pas plus qu'avant pour vivre. » Dans ce cas au moins, la couleur est annoncée, et respectée, même si à l'évidence, pour un oeil exercé, les frais engagés ne sont qu'à peine couverts par la rémunération de la tournée. Et encore faut-il que le sous-traitant ait pu livrer tous ses colis à l'heure, faute de quoi les retards, voire les livraisons par taxi de remplacement, sont imputés sur sa facture payée fréquemment à trente, voire soixante ou quatre-vingt-dix jours fin de mois.
Une variante existe, un peu plus perverse, de la manière dont le piège se referme. A l'embauche, un contrat est promis pour une rémunération X. Quelques jours se passent, la tournée se dessine pendant le laps de temps nécessaire à la livraison du fourgon flambant neuf. Le travail commence, alors qu'aucun document définitif n'a encore été signé. En général, c'est au bout du premier mois de travail, juste avant que le sous-traitant n'envoie sa facture, que le contrat arrive. Surprise : le montant des honoraires n'est plus de X, mais de X moins 25%. Négociation, recherche de l'erreur, remontée des papiers à l'échelon supérieur pour modification : deux semaines ont encore passé, la première échéance du fourgon a été payée avec les dernières économies ou une avance de trésorerie assurée par la banque. Le contrat arrive enfin. Montant de la rémunération : X moins 15 %. C'est le dernier prix, à prendre ou à laisser. En principe, le sous-traitant sait déjà qu'il va devoir faire face à son premier appel de cotisations sociales ou de TVA. « Alors ? Alors on prend. On signe, parce qu'on est déjà piégé, au bout de deux mois. Et on se dit qu'on va renégocier dès que possible. Et puis le temps passe, la tournée prend du volume, le quotidien est fatigant, et on ne s'aperçoit pas tout de suite que les positions supplémentaires ne sont pas payées au même prix que les positions initiales, et on n'a plus les moyens même de protester, parce qu'on a besoin de bosser. »
Complicité. « C'est parce que tout le monde est complice que le système peut perdurer », avoue un responsable de plate-forme du Dauphiné qui tient, on le comprend, à garder l'anonymat. « Les commissionnaires par calcul, les sous-traitants par ignorance et pour ne pas reconnaître leur erreur et la faiblesse de leur gestion, même s'ils savent que, chaque matin, ils perdent de l'argent ». Complicité ou non, l'administration fait donc converger tous ses efforts en direction des commissionnaires et donneurs d'ordres, selon une ligne très claire : puisque tous les éléments constitutifs du lien de subordination existent, il faut constater la nécessité de requalifier les contrats de sous-traitance en contrats de travail. De plus en plus, les Parquets suivent les conclusions des fonctionnaires et dénoncent, selon les termes du procureur de la République de Besançon, cette « nouvelle forme d'esclavage moderne ». Effarés par la violence de ces rapports de travail, les juges ont parfois du mal à comprendre comment un donneur d'ordres peut aller jusqu'à conseiller aux responsables de ses centres régionaux, dans une fiche intitulée « signalétique et norme des véhicules », de veiller à ce que les sous-traitants s'équipent de véhicules aussi puissants que possible : « La différence qui nous paraît essentielle pour le choix des véhicules (donc du sous-traitant) sera dans le couple moteur et boîte de vitesse afin d'avoir la puissance nécessaire pour conserver la même vitesse tout au long du parcours. » La plupart du temps, désormais, les rédacteurs des procès-verbaux ont appris la bonne manière de monter et de défendre leurs dossiers devant les tribunaux, d'où un nombre croissant de condamnations même si, çà et là, une administration ou l'autre s'égare dans une procédure « trop légère » et se voit déboutée de ses poursuites.
Quelles solutions pour en finir ? Personne ne sait pour le moment si les décrets d'application de la loi Gayssot permettront, par le biais de formation, de capacité financière ou de renforcement des moyens de contrôle (en particulier de la bonne tenue des prix), de s'assurer que la sous-traitance est bien une réalité dans le transport assuré par les véhicules de moins de 3,5 t, ou si la situation est appelée à durer. Il ne semble donc pas qu'il faille attendre de la loi qu'elle vienne tempérer un peu l'excès de libéralisme, né, entre autres, de la loi Madelin, qui paradoxalement est en train de tuer le libéralisme. Car, les grandes enseignes de la spécialité ne pourront pas supporter très longtemps, ne serait-ce qu'en termes d'image, les coups répétés portés par une Justice dont la sérénité n'a d'égale que sa volonté affichée d'en finir avec une situation par trop déséquilibrée en la défaveur de particuliers dont l'erreur a été de trop faire confiance, justement, au libéralisme. Pour autant, il n'est pas interdit de rêver à un retour à des prix normaux qui permettraient aux sous-traitants d'exercer une réelle activité de commerce indépendant. C'est ce à quoi voudrait s'employer notamment le Syndicat Autonome des Petites et Moyennes Entreprises de Fret (SAPMEF), dont les adhérents souhaitent donner un vrai statut à leur profession. Reste, comme l'explique justement Max Pfalzgraf, directeur régional du travail des Transports en Rhône-Alpes, que « la base de ce type de commerce repose sur un certain nombre de paramètres imposés. Les coûts sont identiques, les gens sont interchangeables, les procédures sont les mêmes. Tout cela porte un nom. On est dans le salariat, purement et simplement. C'est cela que l'administration constate la plupart du temps, et la Justice confirme désormais de plus en plus souvent qu'il ne s'agit pas de vraie sous-traitance ».
Les chartes. En Aquitaine, une charte a été signée en janvier dernier entre la préfecture de Région et un certain nombre d'organisations professionnelles, « pour la lutte contre le travail dissimulé et illégal et contre la concurrence déloyale ». Un certain nombre de petites entreprises, en général sous-traitantes pour le compte de gros monocolistes, ont adhéré à cette charte, dont l'objectif était de sensibiliser et responsabiliser les donneurs d'ordres. Le comité de suivi travaille actuellement à l'élaboration d'une plaquette d'information destinée précisément à poser les conditions légales de la sous-traitance, et qui sera largement diffusée.
Autre charte, mais plus solitaire celle-ci, qui émane d'Exapaq, qui voudrait tenter de « faire valider un projet de relation commerciale avec les sous-traitants », explique Hervé Roulleau, directeur de la qualité dans l'entreprise et, à ce titre, en contact permanent avec les sous-traitants. En cours d'élaboration, elle devrait faire l'objet, ces jours-ci, de discussions préliminaires entre la direction et des représentants du ministère du Travail. Réaction salutaire à la pression dont fait l'objet Exapaq de la part de l'administration ? Réelle tentative d'assainir les rapports commerciaux au sein du réseau ? Le projet a, au moins, le mérite de reconnaître de fait l'existence du problème. Avec de vraies solutions ?
En 1997, la Délégation Interministérielle à la Lutte contre le Travail Illégal (DILTI) a remplacé la Mission Interministérielle de Lutte contre les Trafics de Main d'oeuvre. En plus des anciennes missions de formation des agents de contrôle, de rassemblement et d'exploitation de données statistiques, et de diffusion des informations concernant la réglementation, la structure, placée sous l'autorité du ministre de l'Emploi et de la Solidarité, a acquis une dimension opérationnelle de soutien à la lutte contre le travail illégal : aide aux méthodes d'enquête, et mise en oeuvre d'initiatives destinées à l'amélioration de l'efficacité des services de contrôle. La DILTI contribue, d'autre part, à l'ajustement des politiques européennes en matière de travail illégal. « Le climat actuel n'est pas à l'acceptation ni à l'admission des faux statuts, en particulier dans la sous-traitance », souligne Anne Bérriat, adjointe au délégué interministériel. Cette traque de la fausse sous-traitance est même « l'une des missions prioritaires de notre délégation, ce qui implique le suivi des poursuites contre les donneurs d'ordres pour ce qui concerne leur responsabilité financière et pénale ». La DILTI, s'appuyant sur le contenu des procès-verbaux établis par les agents de contrôle, rédige même des simulations qui peuvent donner à ces derniers des repères pour déterminer, sur le terrain, la nature des relations de travail. Quant au transport routier, un document a été rédigé à propos « d'affaires d'ampleur nationale concernant des comportements illégaux, notamment des pratiques de faux travailleurs indépendants dans le secteur du transport léger routier de petits colis pour compte d'autrui ». La synthèse a, notamment, repéré un « montage juridique qui permet au donneur d'ordres de recourir à de la main d'oeuvre au moindre coût, sous couvert d'une opération commerciale de sous-traitance en apparence régulière ». Voici le descriptif de ce montage, qui n'est pas sans rappeler le fonctionnement d'enseignes connues dans le marché du monocolis : « Une société est constituée en holding. Les actionnaires sont des entreprises de transport routier de marchandises, organisées en réseau avec des centres régionaux et des centres de tri. Les colis ramassés dans la journée sont distribués de nuit dans les régions. Ils sont acheminés chez les clients par des artisans louageurs n'ayant à signer que le bon de commande. L'organisation de la tournée, les relations et conditions de travail relèvent de l'entreprise, qui est aussi le seul interlocuteur du client. Le conducteur - louageur est rémunéré à la tournée, selon un forfait journalier prenant en compte les kilomètres effectués et le nombre de colis ramassés puis distribués. Les nombreuses procédures établies démontrent, à chaque fois, que les chauffeurs indépendants ou les entreprises sous-traitantes sont dans un rapport de subordination économique et juridique vis-à-vis du donneur d'ordre. Les obligations déclaratives des "faux sous-traitants" sont pourtant respectées ». Le document se termine par l'énumération des infractions susceptibles d'être relevées : le délit de travail dissimulé par dissimulation de salarié, selon les articles L 324 - 9 et L 324 - 10 du Code du travail, le délit de marchandage et celui de prêt illicite de personnel, selon les articles L 125 - 1 et L 125 - 3 (ibid.).
Dans le cadre de ce dossier, un certain nombre d'enseignes ont été contactées pour obtenir sinon des réactions, du moins un point de vue sur l'évolution des rapports entre la sous-traitance et les monocolistes.
Jet Services, en pleine réorganisation après son changement de propriétaire, a souhaité bénéficier d'un délai d'un mois pour pouvoir s'exprimer.
Parmi les autres entreprises ou structures sollicitées, UPS et l'UFEX (Union française de l'Express) n'ont pas jugé utile de s'exprimer dans nos colonnes.
Pour Christian Mercier, P-dg d'Extand, les péripéties actuelles sont logiques, parce que l'économie a toujours progressé plus vite que la réglementation. Tout devrait se tasser avec le temps. D'ailleurs, au sein de l'UFEX (Union française de l'Express), Extand travaille à l'élaboration d'une charte (autre que celle que prépare Exapaq) destinée à « proposer quelque chose à l'administration ». Une vraie charte, élaborée entre commissionnaires et messagers, spécialistes de l'express, avec le concours des organisations professionnelles qui émergent actuellement.
Christian Mercier a accepté de recevoir, ces jours derniers, une délégation du SAPMEF, en vue de poser les règles d'une collaboration entre les organisations patronales, donneurs d'ordres et sous-traitants côte à côte : « Je suis tout à fait favorable au fait de traiter avec des partenaires organisés », affirme Christian Mercier, « et tout prêt à aider la profession des sous-traitants à s'organiser. Nous avons tout intérêt à ce que ces chartes qui seront définies aident à réduire les abus qui ont pu se produire ici et là ».