Après avoir chuté de 50 % entre 1993 et 1998, les prix des traversées de la Manche par le Détroit de Calais sont à nouveau sur la pente ascendante. Le 1er janvier 1999, Eurotunnel Fret et P&0 Stena Line ont augmenté forfaitairement chaque passage de respectivement 300 et 250 F tandis que Seafrance négocie des hausses « au cas par cas ». Une telle revalorisation simultanée des tarifs des trois opérateurs constitue une première depuis l'ouverture du tunnel en 1994. Si Eurotunnel avait relevé ses prix à plusieurs reprises depuis juin 1997 et avait été suivi par P&0 en janvier 1998, Seafrance n'avait procédé à aucune augmentation depuis 1993.
Comme ses concurrents, la compagnie ferry française entend aujourd'hui ramener le marché à un niveau de prix « raisonnables ». « Les tarifs pratiqués sont inférieurs à leur niveau de 1993 et ne correspondent plus à rien », déplorent unanimement les opérateurs. « Aucun ne gagne d'argent sur le fret », assure même Fabrice Vennarucci, directeur des ventes d'Eurotunnel Fret. Un luxe qu'ils ont pu s'offrir grâce aux revenus des ventes hors taxes.
Les «duty free» généreraient jusqu'à 50 % du chiffre d'affaires des compagnies ferries et le quart de celui du tunnel. Or, la manne est appelée à disparaître au sein de l'Union Européenne le 1er juillet prochain... Ou plus tard si les compagnies obtiennent le sursis demandé (voir encadré). C'est en tout cas ce manque à gagner qu'ont avancé les compagnies pour justifier la hausse de leurs tarifs le premier janvier.
Concentration des forces. Celle-ci s'inscrit aussi dans la nouvelle donne concurrentielle née de la fusion des activités de P&0 European Ferries et de Stena Line en mars 1998. Ce rapprochement fut violemment contesté par Seafrance qui craignait qu'il ne favorise un duopole P&0-Stena/Eutotunnel sur le marché Calais-Douvres. L'opération a pourtant été approuvée par Bruxelles qui vient même d'autoriser la constitution d'une société commune aux deux armements. Destinée à réaliser des économies d'échelle, l'alliance des deux compagnies a sensiblement réduit les capacités offertes sur l'axe Calais-Douvres. Sept ferries mixtes aux couleurs de P&0 Stena Line réalisent actuellement 35 rotations par jour. Lorsqu'elles opéraient séparément, P&0 et Stena offraient respectivement 25 et 20 aller-retour quotidiens. « Nous sommes enfin arrivés à un niveau de capacité adapté au volume des trafics », constate Bernard Pages, directeur fret de Seafrance. La fusion a également permis à P&0 Stena Line de reprendre à Eurotunnel le leadership du Calais-Douvres l'année dernière. Les deux opérateurs ont respectivement capté 40 % et 35 % du marché laissant à peine un quart des trafics poids lourds à Seafrance.
Seafrance en retrait. Une part que la compagnie française n'a pourtant pas l'ambition d'augmenter en 1999. Faute de moyens d'abord. Les trois ferries mixtes et le fréteur Seafrance, qui réalisent chacun 5 rotations par jour entre Calais et Douvres, ont accueilli près de 500 000 poids lourds en 1998. « Notre coefficient de remplissage a été très élevé et nos capacités quasi complètement utilisées. Nous pouvons difficilement traiter davantage de trafic avec nos moyens actuels. Or, ceux-ci ne seront pas augmentés avant 2000 lors du renouvellement de la flotte. Alors seulement, seront peut-être mis en service de plus gros navires », explique Bernard Pages. Seafrance programme de toute façon une réduction de son volume d'activité en 1999. « L'augmentation des tarifs devrait à la fois favoriser et permettre de supporter une baisse des trafics. La suppression des duty free entraînera aussi probablement une perte côté passagers. Ce qui laissera plus de place au fret. Ces phénomènes permettront d'améliorer la qualité du service notamment en matière de fluidité », se satisfait pourtant Bernard Pages dont le souci affiché est de « soigner ses clients traditionnels ». Seafrance entend également profiter de cette période pour « rétablir progressivement l'équilibre entre les prix pratiqués dans les différents pays européens ». Ceux-ci souffriraient actuellement d'écarts « énormes ». « Pendant la phase de forte concurrence, les compagnies britanniques ont forcé la vente et donc cassé les prix sur le Continent mais pas en Grande-Bretagne où elles occupaient déjà le marché. Conséquence : les Anglais paient plus cher », explique notamment Bernard Pages qui entend donc augmenter moins fortement ses tarifs outre Manche. D'autres pays bénéficieraient au contraire de tarifs défiant toute concurrence pour traverser le Channel comme l'Espagne, la Hollande ou encore les pays de l'Est. Des marchés auxquels se sont particulièrement intéressés le tunnel ou les compagnies maritimes à certains moments et qui semblent aujourd'hui les séduire beaucoup moins parce que « les prix y sont trop bas ».
Trouver des clients rentables. Fabrice Vennarucci avoue avoir abandonné pour cette raison la péninsule ibérique comme les pays de l'Est bien que ces zones présentent, selon lui, des potentiels de développement importants. Le directeur des ventes fret d'Eurotunnel privilégie aujourd'hui les clients présentant peu de risques financiers et garantissant une certaine rentabilité. Ce qui dépasse d'ailleurs les considérations géographiques. « Les gros clients sont nécessaires pour atteindre nos objectifs de chiffre d'affaires. Mais, en raison du volume qu'ils apportent, ils négocient les prix à la baisse. L'idéal est donc de diversifier le portefeuille avec de nombreux petits clients sur lesquels il est possible d'appliquer des tarifs plus élevés. La concentration des entreprises de transport n'est pas de notre intérêt ». C'est « pour ne pas ne pas défavoriser les petits clients par rapport aux gros », qu'Eurotunnel a introduit « une hausse des tarifs en valeur absolue », assure d'ailleurs William MacKensie, directeur général d'Euro Fret. «Il est évident qu'après avoir été banalisé par les rabais pratiqués, le marché transmanche doit se spécialiser. Mais il ne doit pas se fermer ». Un souci d'ouverture d'autant plus compréhensible que, contrairement à Seafrance, le tunnel a toujours des ambitions de croissance.
De nouvelles navettes allégées et pouvant accueillir jusqu'à 32 poids lourds (au lieu de 28 actuellement) vont être progressivement mises en service cette année. « Cette augmentation des capacités nous permettra de franchir rapidement la barre des 50 % de parts de marché », prévoit Fabrice Vennarucci qui mise aussi sur une nouvelle hausse des trafics Calais-Douvres.
Un succès éternel ? Ceux-ci « augmentent actuellement de 17 à 20 % par an. Même plus faible, la croissance devrait se confirmer pendant quelques années encore grâce au développement des échanges entre le Royaume-Uni et la zone euro au détriment de la zone dollars ». Même si l'essor du commerce extérieur britannique favorise celui des trafics dans le Détroit de Calais, il ne suffira pas à maintenir la croissance à deux chiffres enregistrée ces dernières années. Globalement (toutes liaisons confondues), le marché transmanche ne progresse en effet que de 8 % par an.
C'est donc largement au détriment d'autres lignes maritimes, moins compétitives tarifairement et moins proches géographiquement de l'alternative tunnel, que l'axe Calais-Douvres s'est développé. Nombre de ces liaisons ont d'ailleurs dû être fermées. Dernière en date : Dieppe-Newhaven (opérée par P&0 Stena). La revalorisation des prix amorcée sur Calais-Douvres redonnera-t-elle une chance aux autres ports ?
Les ventes hors taxes disparaîtront-elles sur le territoire de l'Union Européenne le 1er juillet 1999 comme prévu par une directive adoptée en 1991 ? Rien n'est moins sûr.
La Commission européenne est en effet sur le point de présenter un rapport relatif aux « incidences éventuelles sur l'emploi » de l'abolition des duty free. Le document sera examiné lors du Conseil des ministres européens de l'économie et des finances du 15 mars.
Il devrait recommander une prolongation de six mois des ventes hors taxes. Mais l'adoption d'une telle mesure requiert l'unanimité des 15 pays membres. Ce qui n'est, pour l'heure, pas gagné puisque le Danemark a déjà fait savoir qu'il y était opposé. Affaire à suivre.
Bataille du détroit de Calais
Les grandes dates: 1994 : deux compagnies maritimes se partagent le marché fret accompagné Calais-Douvres : d'un côté P&0 European Ferries et de l'autre Sealink Stena, un pool regroupant Stena Line et SNAT (filiale de la SNCF).
> 25 juillet 1994 : ouverture des hostilités. Le Shuttle Fret entre en service. Les navettes fonctionnent 24 heures/24, cinq jours et demi par semaine avant d'opérer sept jours par semaine en novembre.
> Fin 1995 : Eurotunnel détient 34 % des parts de marché fret accompagné Calais-Douvres, P&0 European Ferries 36 % et Sealink 30 %.
> 1er janvier 1996, le pool Sealink Stena éclate et les deux compagnies opèrent chacune de leur côté. La SNAT devient alors Seafrance. Elle ne retrouve un rythme de 15 rotations quotidiennes qu'en mars. Stena et P&0 en proposent respectivement 20 et 25.
> 18 novembre 1996 : incendie à bord d'une navette fret. Il paralysera Le Shuttle jusqu'au 15 juin 1997.
> Fin 1996, Eurotunnel détient 39 % des parts de marché, P&0 31 %, Seafrance 12 %, Stena Line 18 %.
> 15 juin 1997 : Le Shuttle redémarre. A cette occasion, Eurotunnel annonce une revalorisation de ses tarifs «négociée au cas par cas».
> Fin 1997, P&0 détient 37 % des parts de marché, Seafrance 25 %, Stena Line 21 % et Eurotunnel 17 %.
> Le 1er janvier 1998, P&0 augmente ses tarifs d'environ 10 %.
> 10 mars 1998, P&0 et Stena Line fusionnent officiellement leurs activités transmanche.
> Juin 1998 : Le Shuttle devient Eurotunnel Fret.
> Fin 1998, P&0 Stena Line détient 40 % des parts de marché, Eurotunnel 35 % et Seafrance 25 %
> 1er janvier 1999 : Eurotunnel, P&0 et Seafrance augmentent unanimement leurs tarifs.