Si la remontée d’information depuis un camion n’est pas une nouveauté, l’Internet des Objets (IoT) couplé aux technologies big data ou de traitement des données en très grande quantité changent la donne. À une information géolocalisée et horodatée brute pour optimiser les parcs, conducteurs ou consommations, succède une donnée à valeur ajoutée, travaillée et analysée par des algorithmes informatiques. Lesquels reposent sur des règles statistiques et de calculs en probabilités. Affinée avec le temps, cette donnée « intelligente » investit le transport routier et, plus globalement, révolutionne l’industrie et l’utilisation des « machines », mobiles ou pas, par une connaissance plus précise de leur fonctionnement tout au long de leur vie. Elle ouvre la voie à de nouvelles formes de maintenance dites « connectées », « flexibles » ou « prédictives », plus performantes ou complémentaires aux approches correctives et préventives déployées à ce jour. À partir d’un suivi individualisé et sur mesure adapté à chaque composant mécanique, électrique et/ou électronique d’une machine, ses bénéfices reconnus sont une disponibilité et un rendement accrus des matériels.
Dans le transport routier, les recherches autour de la maintenance prédictive remontent à une quinzaine d’années. En témoignent les travaux menés par Mercedes-Benz, dont les premiers pilotes en conditions réelles de sa solution baptisée « Mercedes-Benz Uptime » datent de 2013. « Les tests ont été menés avec succès sur 1 400 camions répartis dans 16 flottes en Allemagne, Grande-Bretagne, Autriche et Pologne. Sur une période de deux ans, ces véhicules ont parcouru 250 millions de kilomètres », rappelle Mehdi Dupuis, responsable après-vente Systèmes télématiques de la marque en France.
L’introduction dès 2011 de sa nouvelle génération de camions a jeté les bases de ce service. « Débutées par l’Actros suivi de l’Arocs et de l’Antos, ces générations sont équipées en série de la nouvelle plateforme de connectivité FleetBoard via laquelle le transfert des données a lieu par GSM », précise Mehdi Dupuis. Depuis, Mercedes-Benz enrichit sa base de données par la mise en réseau de l’ensemble de sa flotte connectée soit, au niveau du groupe Daimler, 600 000 véhicules dans le monde toutes marques confondues. Sachant que la communication et la remontée constantes de données à partir des systèmes embarqués des camions génèrent plusieurs gigaoctets d’informations par jour, cette base améliore automatiquement le résultat des traitements des serveurs et algorithmes du constructeur localisés à Wörth (Rhénanie-Palatinat). Leurs analyses servent à détecter ainsi qu’à anticiper les pannes et anomalies afin d’alerter, si nécessaire, son réseau SAV et ses clients transporteurs.
Par un travail de longue haleine, c’est en mars 2017 que le constructeur a officialisé la commercialisation de son offre de maintenance MB Uptime après avoir ajouté en série sur ses véhicules la nouvelle centrale d’information FleetBoard Truck Data Center. Laquelle est capable de dialoguer avec tous les systèmes embarqués du véhicule via Bluetooth, WLAN, 4G, GPS ou interface USB. « Ce “hardware” que l’on trouvera également sur l’Atego en 2019, mesure à tout moment le pouls du camion grâce à 400 capteurs et calculateurs connectés, explique Mehdi Dupuis. Ces derniers couvrent sa télématique, tachygraphe compris, ses composants d’entraînement dont le moteur, la boîte de vitesses, le système de dépollution ainsi que les niveaux de fluides, AdBlue compris, et les équipements de son châssis. MB Uptime remplit trois fonctions : prévention des pannes, gestion efficace des réparations et de la maintenance, assistance en temps réel des clients pour le suivi des entretiens. » En France, Mercedes-Benz déclare un millier de véhicules répartis au sein d’une centaine de transporteurs suivis par le service MB Uptime.
Chez Scania, la pose en série de sa nouvelle génération de boîtiers communicants C200 et C300 sur ses modèles remonte à 2012. Elle acte la montée en puissance de la maintenance prédictive que le constructeur appelle « flexible ». Jusqu’en 2016, année de sa présentation officielle et du début de sa commercialisation, il a enrichi ses outils informatiques d’analyse, organisé et formé son réseau à cette nouvelle offre. « Ce sont à ce jour quelque 400 000 véhicules Scania qui sont connectés, parmi lesquels 27 000 systèmes français, sachant que le déploiement des services télématiques varie selon les pays et les attentes locales. À date, 73 000 véhicules bénéficient de notre service de maintenance flexible dans le monde dont plus de 500 en France », déclare Valentin Bocel, conseiller en contrats de services en France.
Alimentés par la connectivité des véhicules et leurs données d’exploitation, les serveurs et algorithmes informatiques développés par Scania sont localisés à son siège suédois de Södertälje. « Nous sommes en capacité de déterminer jusqu’à vingt et un jours à l’avance le moment où les opérations d’entretien sont nécessaires et d’adapter ainsi les plans d’entretien à l’usure réelle des composants. De façon personnalisée et sur mesure, il est également possible de combiner plusieurs opérations et procéder ainsi à un entretien préventif afin de réduire le temps d’immobilisation de chaque véhicule, faciliter le travail et la planification des transporteurs et de notre réseau SAV. » Appelée à s’étendre, la récupération des données s’appuie sur plus de 200 données en provenance des boîtiers électroniques comme les systèmes analysant la consommation, les temps de ralenti et les températures, le fonctionnement du moteur et son dispositif de dépollution, le poids aux essieux, les freins ou le comportement de conduite et la typologie des routes fréquentées.
Par la voix de son directeur commercial France Laurent d’Arnal, Volvo Trucks date à 2009 l’équipement de série sur l’ensemble de ses gammes du boîtier Dynafleet. Et preuve du temps nécessaire pour finaliser au plan technique et commercial une offre de maintenance préventive, c’est à l’occasion de l’IAA 2018, en septembre dernier, que le constructeur a dévoilé officiellement son offre Uptime Care. « Depuis 2012, toutes nos solutions de maintenance s’appuient en revanche sur la connectivité de nos véhicules et la remontée automatique de leurs données. Lesquelles servent à nos services après-vente à affiner les plans de maintenance préventive définis initialement avec les transporteurs », explique Laurent d’Arnal. S’ajoute un « check télématique » effectué une fois tous les deux mois sur l’ensemble des composants du véhicule. Selon les relevés obtenus, la maintenance préventive est anticipée, maintenue ou repoussée.
Sur les 22 000 véhicules Volvo Trucks connectés à Dynafleet en France (700 000 dans le monde), 11 000 bénéficient de solutions de maintenance connectées dont un millier sous l’offre Uptime Care. Cette dernière s’appuie sur un centre de données basé à Gand (Belgique) qui traite au moyen de serveurs et algorithmes informatiques les données transmises par les véhicules. « Ces traitements anticipent jusqu’à trois semaines à l’avance le bon moment d’une intervention et alertent immédiatement le client et notre réseau SAV en cas de besoin », précise le directeur commercial. Appelée elle aussi à s’étendre, la maintenance prédictive Uptime Care de Volvo Trucks s’applique pour l’heure au système post-traitement des gaz d’échappement et aux batteries. « La fiabilité obtenue est supérieure à 97 % et ne peut que s’améliorer avec le temps en raison du principe d’autoapprentissage ou de machine learning sur lequel repose notre offre de maintenance prédictive, commente Laurent d’Arnal. À terme, notre objectif est de supprimer plus de 90 % les arrêts non programmés coûteux. »
Alors qu’Iveco demeure discret sur ses travaux, d’autres constructeurs prévoient la commercialisation de leurs solutions de maintenance prédictive dans le courant de l’année.
Filiale de Volvo AB qui, bien qu’autonome dans son développement, bénéficie des recherches conduites au sein du groupe suédois dans un souci de synergies et de mutualisation des investissements, Renault Trucks annonce la commercialisation de sa nouvelle offre de maintenance prédictive cet été. « Depuis 2013 et l’introduction de nos gammes Euro 6 équipées du boîtier de connexion PGW, chaque véhicule bénéficie déjà d’un plan de maintenance spécifique adapté à leur usage réel, insiste Laurent Javey, directeur après-vente de la marque. La remontée des informations des véhicules sert à nos ateliers SAV à ajuster leurs plans de maintenance préventive. Aujourd’hui, 120 000 camions Renault Trucks sont connectés, et la remontée des données se fait à la demande et avec l’accord du client. » En 2017 et 2018, le constructeur a franchi une nouvelle étape avec le test d’une nouvelle offre prédictive sur 600 véhicules répartis au sein d’une trentaine de transporteurs. « Avec des résultats très fiables, nous avons validé son volet technique en ciblant le télédiagnostic sur les composants pouvant provoquer l’immobilisation du véhicule comme les organes du moteur dont le compresseur, le système de dépollution et les batteries. Ce périmètre s’étendra progressivement », indique Laurent Javey.
En 2019 toujours, MAN Truck prévoit lui aussi de dévoiler sa solution de maintenance prédictive. Elle s’appuiera sur le boîtier de connexion RIO. Disponible en retrofit, il équipe de série tous les véhicules de la marque depuis 2017. « Plus de 11 000 véhicules MAN sont à ce jour connectés en Europe dont 1 600 en France, déclare Céline Dupont, Digital Product Owner Connected Services, département créé en France en avril 2018. D’ores et déjà, nos ateliers récupèrent les données de RIO dans les plans de maintenance préventive devenant proactifs à travers notre offre MAN Service Care. » Ébauche de la future offre de MAN Truck& Bus, les freins des véhicules connectés font déjà l’objet d’un suivi prédictif qui alerte le client selon leur niveau d’usure ainsi que son atelier capable, dès lors, « de rechercher les éventuelles origines d’une usure prématurée », décrit la manager.
De son côté, la pose en option du boîtier communicant DAF Connect depuis fin 2016 permet à DAF Trucks de recenser à ce jour 15 000 véhicules connectés en Europe dont 2 000 en France. « Les informations collectées par ces derniers sont utilisées par nos ateliers dans la gestion des plans de maintenance préventive. Elles sont également à la base de notre future solution de maintenance prédictive développée à notre siège d’Eindhoven (Pays-Bas) », confie François Roncin, chef de produits au sein de DAF France.
L’interfaçage des données prédictives avec les systèmes d’information des transporteurs, TMS et logiciels de gestion de parc en particulier, ne pose a priori aucun souci via, par exemple, les portails multi-services des constructeurs (Volvo Connect, RIO, FleetBoard Management…). Pour tous, la maintenance prédictive est présentée comme un passage obligé au véhicule autonome. Aussi, sous un délai de trois à quatre ans, il est certain que chacun disposera d’une offre en la matière, et le nombre de composants connectés couverts ira croissant. Renforçant le rôle et l’interopérabilité des boîtiers embarqués avec leur environnement, l’extension de cette couverture s’appuiera aussi sur l’innovation des équipementiers. En témoigne ZF, qui lancera cette année une maintenance prédictive pour son système de transmission TraXon.
Si la maintenance prédictive vise à lutter contre les arrêts non programmés et donc la disponibilité des véhicules, son périmètre est appelé à s’étendre aussi aux éléments de carrosserie et aux remorques/semi-remorques. Telle est l’extension proposée depuis mars 2018 par la solution Mercedes-Benz Uptime. « Notre solution détecte l’étendue des réparations et des entretiens sur les remorques et semi-remorques attelées via leur prise classique », présente Mehdi Dupuis. Dans une première étape, quelques systèmes principaux de la remorque ou semi-remorque, quel que soit leur type, sont suivis : « alimentation en air du frein et de la suspension pneumatique, actionnement du frein et de la prise de la remorque et la pression des pneumatiques, précise le responsable après-vente. Si une fuite se produit dans le circuit de freinage pneumatique, par exemple, elle est détectée et signalée à la plateforme de connectivité FleetBoard Truck Data Center ». Cette nouvelle fonctionnalité de MB Uptime dépend de l’équipement du matériel attelé : système de freinage électronique, moniteur d’alimentation en air comprimé, capteurs de pression des pneus, etc.
Enfin, si la connectivité du véhicule autour d’un boîtier embarqué permet de transmettre des informations, elle peut aussi en recevoir. Cette « messagerie » ouvre de nouvelles applications et optimisations comme la possibilité de réparer ou de mettre à jour à distance ses logiciels d’exploitation. Allant un peu plus vers le camion autonome, se profile la possibilité d’intervenir à distance sur le véhicule en bloquant ou en activant ses programmes de conduite comme le géorepérage (geofencing) ou un mode d’alimentation et de couple optimisé selon le profil de route ou les conditions climatiques.
Aucun constructeur ne communique sur les sommes engagées dans la maintenance prédictive dont le déploiement suppose des investissements en compétences techniques et commerciales ainsi que dans la formation des réseaux SAV. Deux défis au moins sont à relever : convaincre leurs clients transporteurs des avantages procurés par la maintenance prédictive et concevoir un business model rentable par le biais de nouvelles offres proposées par leurs réseaux SAV mais aussi à l’attention des ateliers intégrés et garages indépendants.
En phase de commercialisation ou en passe de l’être, les offres de maintenance prédictive dans le transport routier sont appelées à s’améliorer. Telle est la finalité des solutions qui s’appuient sur l’autoapprentissage ou le machine learning. Enrichissant une base de données historique, la remontée en continu et/ou temps réel d’informations affine et fiabilise automatiquement les résultats statistiques et les calculs de probabilité au sein d’algorithmes informatiques, chevilles ouvrières de la maintenance prédictive. Dans le transport routier, ce machine learning améliore l’expertise sur l’usure des pièces, l’interprétation des messages des véhicules et les recommandations d’intervention auprès de leurs clients transporteurs ainsi qu’à leurs réseaux SAV afin de limiter les pannes imprévues.
Démarche visant à réparer ou à remplacer une pièce une fois la panne constatée, la maintenance corrective est sans doute la plus risquée pour un transporteur. Ses éventuelles économies sont vite compensées par les arrêts non programmés et les coûts associés. A contrario la maintenance préventive est proactive. Sous la forme d’un échéancier kilométrique et/ou périodique fixé à partir de standards, elle vise à limiter les immobilisations subies par des réparations et des changements de pièces planifiés dans le temps. Sachant que l’utilisation de chaque camion est unique selon les trajets réalisés, les charges transportées ou le comportement de conduite du chauffeur, l’inconvénient de la maintenance préventive est d’intervenir soit trop tôt, sans raison, soit trop tard lorsque le véhicule est en panne. La maintenance prédictive se distingue de son côté par une approche individualisée et sur-mesure à partir de l’état réel du véhicule. Les données collectées directement sur le camion en temps réel ou différé servent à détecter et à anticiper d’éventuelles anomalies. Elle est donc censée être plus efficace et plus économique. Selon une formule logistique bien connue, la maintenance prédictive par rapport à la maintenance préventive permet de passer d’une logique de flux poussés à une logique de flux tirés.
Selon le Comité national routier (CNR), les coûts du poste Maintenance ont enregistré une augmentation de 1,7 % en 2018. Cette croissance est due aux effets combinés de l’inflation des charges d’entretien (pièces et achat de prestations externes) et des coûts de personnel d’atelier. Selon le CNR, « la maintenance des véhicules Euro 6 se révèle plus onéreuse que pour les générations précédentes ». En 2018, le coût du poste Maintenance dans le prix de revient d’un transport hors gazole s’élevait à 9 % pour les porteurs régionaux, 10,7 % pour les tracteurs longue distance et à 11,1 % pour les tracteurs régionaux. La structure de coûts gazole inclus fait varier la part du poste Maintenance comme suit : 7,5 % pour les porteurs régionaux, 8,2 % pour les tracteurs longue distance et 8,7 % pour les tracteurs régionaux.