Pour les transporteurs spécialisés dans leur distribution, cette perspective impose d’anticiper tout en maintenant des capacités suffisantes pour satisfaire la demande actuelle soumise à de nombreux aléas.
Les annonces sur une fin des moteurs thermiques à l’horizon 2040-2050 interpellent tous les professionnels de la route. D’autant que certaines échéances sont parfois plus rapprochées, comme pour le fioul domestique (FOD), ou dans des zones géographiques précises. À Paris, par exemple, la fin des moteurs diesel est fixée à 2024 et à essence en 2030. La Région Île-de-France lui a emboîté le pas en souhaitant des interdictions analogues entre 2025 et 2040 avec une première étape délimitée par la petite couronne.
Pour les transporteurs spécialisés dans la distribution d’hydrocarbures, la confirmation de ces calendriers aurait plusieurs conséquences. À l’instar de tous leurs confrères, ils devront d’abord investir dans le renouvellement de leurs parcs en privilégiant des motorisations alternatives. Plus préoccupante comme pour des pans entiers de l’économie qui produisent des carburants ou des machines qui les consomment, cette transition ou plutôt « rupture imposée », compte tenu de certaines échéances, précarise leurs activités. Le seul recours pour leur entreprise et leurs salariés est d’engager une reconversion ou une diversification de leur offre sans tarder.
L’hypothèse d’un respect des dates annoncées se traduira en effet par une diminution sensible de la demande de transport de produits pétroliers. Et les relais ne se trouveront sans doute pas dans l’énergie, puisque l’électricité ne nécessite aucun transport routier, tout comme le gaz carburant, sauf liquéfié, dont la majorité transite par le réseau de distribution public. Quant à l’hydrogène, son déploiement à grande échelle dans les transports et ailleurs n’est escompté que d’ici à 2030 au mieux, sous réserve d’investissements massifs qui devront inclure des infrastructures de distribution électriques et gazières adaptées.
Bref, ces scénarios du pire ou du meilleur, selon les convictions de chacun, « nous plongent dans l’incertitude », reconnaît Philippe Premat. « L’hypothèse de l’abandon du FOD à un horizon de dix ans, par exemple, représente un enjeu social et économique d’une trentaine de conducteurs et une perte programmée de chiffre d’affaires, déclare le directeur général de l’entreprise francilienne éponyme. Nous devons engager une réflexion stratégique sur l’offre de nos prestations et nos futurs marchés. »
Depuis la fin des années 1990 pour base de référence, la consommation des produits pétroliers connaît une tendance à la baisse en France, qui s’est ralentie à partir de 2015 pour quasiment se stabiliser. Entre 1998 et 2018, elle est passée de 89 à 74 millions de tonnes, selon les chiffres de l’Union française des industries pétrolières (UFIP) et du Comité professionnel du pétrole (CPDP). Près de 80 % de ce volume est composé de carburants et de FOD dont la livraison finale est assurée par la route. Ce segment a bien résisté, progressant même de 0,4 à 0,7 % par an entre 2015 et 2017. L’an passé, la livraison des produits pétroliers s’est repliée de 2,2 % en revanche pour s’établir à 58,8 millions de tonnes. À fin avril, cette évolution semble se confirmer avec un recul de 2,1 % en année mobile. En sus de la transition énergétique, plusieurs facteurs expliquent ces chiffres : moteurs plus performants, clémence du climat, essor des énergies électriques et gazières pour se chauffer…
Des évolutions sont constatées aussi selon les produits, comme l’explique Serge Cavillier, directeur logistique et distribution de l’UFIP : « Le FOD est en déclin constant avec une division par trois de ses volumes depuis les années 1970. Quant au gazole, il a été en forte croissance avec la diésélisation du parc. Après un pic en 2016, sa consommation tend à diminuer depuis. Les essences sans plomb ont suivi un mouvement opposé, et leurs volumes progressent aujourd’hui. »
À fin avril et en année mobile, ses constats se vérifient avec un recul de 1,1 % pour les gazoles et une chute du FOD de 11,8 %. Essences sans plomb en hausse de 9,4 % comprises, la consommation française en carburants se contracte de 1,8 % sachant que la part de marché du gazole reste encore prépondérante à hauteur de 77,8 % mais s’érode chaque mois. Parmi les variations constatées, tous les transporteurs d’hydrocarbures soulignent aussi la forte augmentation des carburants à l’éthanol (E85).
Si ces chiffres semblent démontrer que la transition sera progressive avec un repli des produits pétroliers livrés de l’ordre de 2 % par an, ils valident la nécessité d’ajuster l’offre des transporteurs spécialisés dans cette filière à moyen terme, soit à une échelle d’une dizaine d’années. Au sein du groupe familial Premat, la filière hydrocarbures et gaz pèse 20 % sur un chiffre d’affaires total de l’ordre de 70 M€ et emploie 130 conducteurs ADR sur un effectif total de 600 personnes. « En 2018, nous avons livré 1,6 million de mètres cubes d’hydrocarbures dont environ 10 % de FOD et de GNR », précise Olivier Galisson, à la tête de la filiale spécialisée dans les produits dangereux. Pour le compte de pétroliers, gaziers et leurs filiales, d’enseignes de la grande distribution et de négociants indépendants, l’entreprise approvisionne entre 250 et 300 points clients par jour composés de stations-service, cuves privatives et dépôts de négociants dont de FOD au départ desquels une distribution fine en porteurs est organisée.
Sur un parc global de 500 moteurs et un millier de cartes grises, la flotte dédiée à cette activité se compose de 80 ensembles citernes 44 tonnes, 100 % aluminium, chacun d’une capacité de 41 000 litres et équipé de huit compartiments. S’ajoutent 30 porteurs de 14 et 20 m3 pour le transport de FOD et autant destinés au gaz en bouteilles où Premat réalise des prestations de stockage et de distribution. « Sur une zone de chalandise couvrant l’Île-de-France et les départements limitrophes, nous mettons à la disposition de nos clients une capacité de transport sous la forme de location de véhicule avec un ou deux conducteurs, auprès de pétroliers et de distributeurs de FOD notamment, et de transports spot ou à la demande privilégiés par la grande distribution. »
En Île-de-France, le plan de transport hydrocarbures de Premat compte une dizaine de points d’enlèvement, dont la raffinerie Total de Grandpuits, en Seine-et-Marne, et des dépôts pétroliers sur l’ensemble du territoire francilien, détenus par une grande diversité d’acteurs. « Grâce à une forte amplitude horaire, les chargements y sont fluides et rapides. Le temps entre l’entrée et la sortie d’un site est d’une trentaine de minutes par un complet et d’une trentaine de minutes pour un complet et de vingt minutes en multi-produits. La fermeture de dépôts pétroliers au cours des dernières décennies a été compensée par des investissements et une augmentation des capacités sur les autres points d’enlèvement. Au final, nous n’enregistrons pas d’inflation sur les kilomètres parcourus, sachant qu’en Île-de-France, les temps de parcours impactent davantage les plans de transport que les distances », indique Olivier Galisson.
Tous les transporteurs d’hydrocarbures ne disposent pas d’un tel maillage, comme en témoignent les Transports Klinzing, dont le siège est basé à Ruelisheim (68). « En 2018, nous avons connu des périodes de crue et d’étiage sur le Rhin qui ont perturbé l’approvisionnement fluvial des dépôts pétroliers situés le long du fleuve. Pour approvisionner les stations-service de nos clients pétroliers et de la grande distribution, nous avons dû ajuster notre plan de transport et y inclure des points d’enlèvement sur des dépôts éloignés autour de Lyon, Dijon et Nancy », explique sa directrice générale, Peggy Klinzing Kohler. En termes de distance, cette modification s’est traduite par une multiplication par trois des kilomètres parcourus. En parallèle, ces points de chargement « de substitution » ont connu une plus forte affluence avec pour conséquence un allongement des attentes sur site. « Autant dire que notre exploitation et nos conducteurs ont été mis à rude épreuve avec des impacts significatifs sur notre gestion sociale et des temps de travail. » Face à la demande croissante en carburants à l’éthanol (E85), les points d’enlèvement se densifient permettent de raccourcir les distances, relève la chef d’entreprise.
Chez les Transports Klinzing, la distribution d’hydrocarbures pour le compte de pétroliers et leurs filiales ainsi que la grande distribution est à l’origine d’un quart de ses revenus sur un chiffre d’affaires total de 25 M€. Elle emploie 90 conducteurs ADR sur un effectif total de 180 salariés. Sur un parc de 140 tracteurs, 85 consacrés à cette activité interviennent dans le Grand-Est. S’ajoutent deux porteurs affectés à la livraison de carburants aéronautiques sur toute la France au départ de deux points de chargement à Bâle-Mulhouse et Belfort. « À destination d’aéroports, aérodromes et centres de santé équipés d’hélicoptères comme les hôpitaux, la distribution et le négoce de carburants aéronautiques permettent de diversifier nos métiers face à la baisse de nos volumes d’hydrocarbures pour véhicules », indique Peggy Klinzing Kohler. Malgré un dynamisme commercial qui a permis aux Transports Klinzing de conforter ses contrats auprès de clients historiques et d’engager le renouvellement de sa flotte citernes en faveur de matériels équipés de huit à neuf compartiments, la baisse des volumes livrés s’explique par des raisons géographiques et fiscales. « Notre territoire est frontalier avec l’Allemagne et la Suisse. Dans ces deux pays, et en particulier en Allemagne, le prix des carburants est moins cher et de nombreux consommateurs français franchissent la frontière pour faire leur plein outre-Rhin au détriment de stations nationales dont les volumes distribués reculent de façon significative », explique la dirigeante. Leurs livraisons en carburants baissent d’autant.
Pour la fourniture de ses prestations, Peggy Klinzing Kohler constate également des évolutions avec une réduction de la part des contrats de location avec conducteurs au profit de transports spot ou à la demande. « Ce basculement n’est pas sans conséquence sur nos exploitations et la planification de nos capacités et ressources. Aussi demandons-nous à nos clients de passer leurs commandes spot à J-1 avant 14 heures. » Pour fluidifier et fiabiliser leur traitement, les Transports Klinzing sont engagés avec d’autres confrères, des chargeurs et la société dijonnaise Deliver Up dans la définition de standards et de procédures visant à dématérialiser le passage des commandes et les documents de transport associés.