En ce dimanche ensoleillé d’octobre, Trieste est en fête. Dans quelques minutes, un coup de canon marquera le début de la Barcolana, la plus grande régate mondiale de voiliers. Aujourd’hui, pour le 50e anniversaire de cette course, plus de 2 700 bateaux, toutes tailles confondues, sont sur la ligne de départ. En attendant le coup d’envoi, le spectacle de tous ces bateaux qui dansent dans la baie est magnifique. Sur le Lungomare Benedetto Croce, la grande avenue qui longe la mer et s’étire le long du port, une foule bigarrée tente de se frayer un passage au milieu des stands avant le départ des voiliers. En cet instant, tout semble très loin, les disputes entre le gouvernement italien et la Commission européenne sur les questions budgétaires, les discours de Matteo Salvini, grand manitou de la Ligue, et de son coéquipier gouvernemental Luigi Di Maio, patron du Mouvement 5 étoiles (M5s), sur « les Italiens d’abord ». L’inquiétude est reléguée au second plan, juste le temps de la Barcolana. Car dans cette ville riche, cosmopolite et tournée vers l’avenir tout en étant fortement prisonnière de son passé, où la population soutient le gouvernement « giallo-verde », jaune-vert, les couleurs des deux partis au pouvoir depuis les législatives du 4 mars dernier, les relents de la peur commencent à se faire sentir. Un sentiment paradoxal car « un vent d’optimisme a toujours soufflé sur Trieste », souligne Mario Sommariva, secrétaire général de l’autorité portuaire.
La ville est candidate au titre de capitale européenne de la science en 2020, les moteurs du tourisme tournent à plein régime, les activités portuaires essentielles au développement économique local et régional ont le vent en poupe, et la direction de l’autorité portuaire multiplie les projets et les prises de contact pour renforcer la position du 14e port européen.
Tout en discutant avec les Chinois de la nouvelle route de la soie, Zeno D’Agostino, le grand patron de l’autorité portuaire rencontre une délégation iranienne pour renforcer les termes de l’entente cordiale signée en 2015 « à l’époque d’Obama, où l’on imaginait que la fin de l’embargo était proche, ce qui impliquait une augmentation du volume de trafics notamment au niveau pétrolier, un secteur important pour le port de Trieste, numéro un à l’échelle des sites pétroliers européens », confie Mario Sommariva. À cela s’ajoute le chapitre turc, le port étant une escale privilégiée pour le trafic de l’ancien empire ottoman en Europe. La preuve, le segment Ro-Ro qui ne cesse de croître avec 314 705 camions en 2017. À cela s’ajoutent les 60 trains qui acheminent chaque semaine les exportations turques transitant par Trieste. Au niveau des transporteurs, Trieste fait figure de port vertueux, le trafic des poids lourds étant réglé comme du papier à musique. Ici, pas de contestation, pas de longues files d’attente comme à Gênes pour les quelque 1 000 camions qui passent chaque jour dans le port.
Autre élément important qui « rend Trieste unique sur la scène italienne », selon le mot de Zeno D’Agostino : le fer. Aux importantes sociétés ferroviaires italiennes privées et aux tractionnaires détenus par des opérateurs européens importants comme la SNCF et Rail Cargo Austria ou encore DB Schenker, s’ajoute l’apport essentiel d’Adriafer, l’opérateur italien qui a consolidé ses activités depuis sa création en 2002. Durant les trois dernières années, Adriafer a doublé son trafic ferroviaire. Le transporteur aligne, aujourd’hui, une flotte de 12 locomoteurs dont quatre pour les trains et une équipe de 94 salariés. « Nous fonctionnons 24 heures sur 24, comme les urgences des hôpitaux, et en peu de temps, nous sommes devenus une entreprise ferroviaire capable d’offrir ses services aux autres, comme le prouvent nos chiffres. En 2017, nos bénéfices étaient de l’ordre de 7,5 M€ contre 2,6 M€ en 2015 ! », confie Giuseppe Casini, administrateur unique d’Adriafer. L’objectif ciblé par la société, ajoute ce manager, est simple : zéro perte. Depuis juillet 2017, cet opérateur a obtenu la certification qui lui permet de fonctionner sur le réseau ferré complet et non plus uniquement en tant qu’opérateur portuaire. Un grand pas en avant pour cette entreprise relativement jeune, comme la moyenne de ses effectifs, qui ne dépasse pas la barre des 33 ans, « à part deux seniors », ajoute Giuseppe Casini. Cette présence fait la force du port en termes ferroviaires. Avec ses 70 kilomètres de voie, le réseau portuaire interne permet de desservir tous les quais par voie ferrée et de se connecter aux lignes nationales et internationales. « L’an dernier, en comptant les trains de la zone portuaire industrielle et du port franc, quelque 8 680 trains ont transité dans le port. Nous en sommes déjà à 6 365 pour les huit premiers mois de l’année en cours, ce qui veut dire une augmentation de 14,9 %. D’ici à la fin de l’année, nous devrions arriver à plus de 10 000, un bon chiffre ! », détaille Giuseppe Casini. Dans le port, derrière le mur qui marque la frontière entre le port franc et l’Europe, comme l’explique Giuseppe Casini, l’un des derniers murs au sein du Vieux Continent, l’optimisme est de rigueur. Il est carrément essentiel en cette période compliquée, compte tenu des déclarations au vitriol du gouvernement, qui prône l’isolement.
« La ligne politique de certains dirigeants et l’adoption de mesures protectionnistes, en pleine contradiction avec la nature des ports tournés vers l’ouverture, ont déjà fait chuter les trafics. À cela s’ajoute la question turque. Nous sommes pris dans l’étau d’un scénario complexe et nous devons prendre des décisions importantes pour éviter des ruptures sur le plan économique », réfléchit Mario Sommariva. En ce qui concerne Trieste, cela veut dire jouer sur les atouts du port, notamment sur sa fonction de port franc qui lui confère un statut extraterritorial particulier et favorable. Créé en 1719 par l’empereur autrichien Charles VI, puis maintenu par le traité de paix de Paris en 1947 et le mémorandum de Londres en 1954, ce statut permet aux clients du port de Trieste de bénéficier de conditions spéciales pour les opérations d’importation, d’exportation, de transit, de procédures douanières et de régime fiscal.
À ces avantages s’ajoute la nature même de Trieste, cité cosmopolite, internationale, qui se projette dans l’avenir. Un patrimoine qu’il faut préserver pour le futur de cette ville frontière et de ses habitants.