« La main-d’œuvre doit évoluer avant la technologie »

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Face à des technologies de plus en plus présentes et l’arrivée probable de camions semi-autonomes voire autonomes dans les décennies à venir, Arnaud Bilek, directeur de Consoptima, une société de conseils et formations spécialisée dans le transport, milite pour une meilleure formation des conducteurs à ces outils pour une transition plus rapide et plus sereine vers l’automatisation.
L’O.T. : Une présence des camions autonomes dans les prochaines décennies vous paraît-elle plausible ?

ARNAUD BILEK : Je ne pense pas que des camions totalement autonomes puissent s’imposer dans un domaine entièrement public d’ici 2030, sinon dans des endroits privés, comme les ports ou les installations industrielles. En revanche, des convois de camions autonomes sur un tronçon précis, d’un point A à un point B, dédiés à certaines activités, pourraient arriver assez vite. Néanmoins, plusieurs obstacles restent à surmonter, comme l’organisation de la production, des flux, des infrastructures. La réglementation devrait être adaptée à la nouvelle technologie et harmonisée. Enfin se pose la question de la capacité du conducteur à s’approprier cette technologie car il pourrait ainsi devenir instrument de sa diffusion.

L’un des scenarii évoqués dans le rapport du FIT* prédit la suppression de près de 2 M de postes en Europe et aux États-Unis si le camion autonome venait à s’imposer. Vous soutenez l’inclusion des conducteurs dans le processus de transition. En quoi leur présence est-elle si importante selon vous ?

A. B. : Beaucoup de commentaires ont suivi la publication du rapport et la plupart se focalisaient sur la suppression de postes. Outre le fait que ce n’est qu’un scénario parmi d’autres, le rapport regarde les conséquences de la technologie sur l’emploi mais ne se penche pas sur la réaffectation de ces postes. Il sous-estime les besoins autour de l’évolution des organisations et des infrastructures. Pour que la technologie soit généralisée et qu’elle diffuse ses gains de productivité sur le secteur, il faut une main-d’œuvre capable de se l’approprier. Or, aujourd’hui, la population des conducteurs n’est absolument pas préparée. Je vois une analogie avec l’informatique à la fin des années 80. C’est d’ailleurs le paradoxe énoncé par Robert Solow en 1987 : « les ordinateurs, on les voit partout sauf dans les chiffres de la productivité » : les gens avaient des ordinateurs mais s’en servaient comme des machines à écrire, ils ne les utilisaient pas complètement. La technologie était là mais un certain temps s’est avéré nécessaire pour l’adapter à nos besoins.

Les camions autonomes restant encore du domaine de la prospective, n’est-il pas prématuré de penser à préparer les conducteurs ?

A. B. : Je ne pense pas car le rôle de conducteur est déjà en train de changer. La profession se digitalise, évolue en fonction des nouvelles énergies, la relation client devient de plus en plus importante et de nouveaux modes de livraison apparaissent. Mais les conducteurs ne sont pas réellement formés à ces nouveautés et apprennent sur le tas. Les centres de formation essaient déjà d’innover mais rencontrent beaucoup de contraintes, notamment par la législation, avec un cadre européen très complexe. Ainsi, pendant des années, les conducteurs étaient formés à passer les rapports de vitesse alors que les camions avec boîtes mécaniques n’étaient presque plus commercialisés. Et on ne leur apprenait pas à conduire avec une boîte automatisée. Actuellement, l’évolution ne peut se produire que par les entreprises, en développant davantage les formations volontaires.

Comment le métier de conducteur pourrait-il évoluer selon vous ?

A. B. : Alors que beaucoup considèrent les nouvelles technologies comme une menace pour l’emploi, je les vois comme un facteur d’évolution de poste, à l’image des guichetiers dans le secteur de la banque. Leur nombre n’a pas forcément diminué lorsque les distributeurs sont apparus mais ils effectuent désormais d’autres tâches. Le conducteur routier pourrait par exemple devenir pilote de flux, avec des fonctions digitalisées omniprésentes et une relation client bien plus importante. Le métier devrait gagner en attractivité, grâce à une pénibilité moindre et de meilleures rémunérations, notamment si le conducteur pilote 3 à 4 camions en même temps.

Selon vous, quels seraient les risques si la profession ne se préparait pas ?

A. B. : Le camion autonome ne reste aujourd’hui qu’une prospective parmi d’autres. Mais nos conducteurs doivent pouvoir s’approprier ces nouvelles technologies afin qu’elles puissent être utilisées. Dans le cas contraire, nous pourrions être confrontés à un autre scénario décrit dans le rapport, une pénurie de conducteurs intenable. Et les coûts de transport exploseraient.

Les camions autonomes n’étant pas encore là, comment les entreprises peuvent-elles amorcer cette transformation ?

A. B. : Une entreprise qui met en place les moyens pour limiter le turnover et tourner de manière efficiente s’avérera rentable dans le futur malgré un marché du travail tendu. Si pour l’instant les camions autonomes n’existent que dans les communications des grands groupes, les poids lourds actuels sont d’ores et déjà remplis d’électronique. C’est en formant les conducteurs au fur et à mesure de l’arrivée des technologies que les conducteurs développeront les compétences qui leur permettront d’absorber l’innovation future. Aujourd’hui, ils ne sont pas suffisamment formés pour pouvoir exploiter ces nouveautés à leurs pleins potentiels, alors qu’elles permettraient déjà un important gain de productivité. L’électronique et les objets connectés ne sont pas les seules ressources sous-exploitées : des transporteurs ne commandent par exemple plus l’option des ralentisseurs hydrauliques pour leurs nouveaux camions car ils se rendaient compte que les conducteurs ne les utilisaient pas. Les entreprises doivent dès maintenant amorcer une culture de formation, de motivation et de communication vis-à-vis des jeunes.

Comment voyez-vous l’évolution du coût du travail pour les transporteurs si les camions autonomes ou semi-autonomes apparaissaient sur le marché ?

A. B. : Tout le monde espère que les camions autonomes permettront de réduire les coûts de transport. Les gains de productivité reposeraient ainsi sur une consommation réduite, un nombre moins important de conducteurs et une moindre sinistralité puisqu’il y aurait moins d’accidents. Mais aujourd’hui, le prix de revient entre l’homme et la machine reste incertain. On ne sait pas encore combien coûteront un tel véhicule, sa maintenance et les services associés. Des coûts d’abonnement pourraient aussi être appliqués à un réseau entièrement étendu… Les personnes qui redoutent l’arrivée des camions autonomes ont donc encore un peu de temps devant elles.

2 millions de postes de conducteurs supprimés d’ici 2030 ?

« Le recours aux camions autonomes pourrait se traduire par la suppression de 2 millions d’emplois nets aux États-Unis et en Europe, à l’horizon 2020-2030 ». Ce scénario alarmiste évoqué par le rapport de 74 pages, publié le 31 mai lors du sommet du Forum international des Transports (FIT), ne reste que du domaine de la prospective pour l’instant. D’autres possibilités d’évolution étaient d’ailleurs énoncées par le document. Mais le scénario pourrait ne pas être si éloigné qu’il n’y paraît, soutenait José Viegas, secrétaire général du FIT : « les camions autonomes pourraient circuler couramment sur de nombreux axes routiers d’ici une dizaine d’années. Ils sont déjà présents dans des environnements contrôlés comme les ports ou les exploitations minières ».

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