“Il y a eu beaucoup d’incompréhension sur les plateformes”

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Quelques semaines après la « descente » des limiers de l’Autorité de la Concurrence dans les locaux parisiens de l’OTRE et dans ceux de la bourse de fret B2PWeb, nous sommes allés à la rencontre de Rodolphe Allard, coactionnaire de Chronotruck aux côtés de Mathieu Verrecchia et David Botvinik. Comment le dirigeant a-t-il vécu cet événement dont certains pensent qu’il l’a téléguidé ? Au travers de ce « fait de jeu », c’est la place des plateformes numériques dans l’univers du TRM qui est en cause. Tout en préparant une nouvelle levée de fonds, Rodolphe Allard revendique le chiffre de 4 000 transporteurs en portefeuille, y compris des membres de groupements avec lesquels les rapports sont tendus.
L’Officiel des Transporteurs : Comment se porte Chronotruck depuis sa création en 2015 ? Votre plateforme avait pour ambition, à ses débuts, de se poser en apporteur de solutions (de rechargement) pour les retours à vide…

Rodolphe Allard : Nous campons toujours sur cette ambition mais pas seulement. À nos débuts, nous pensions que nous fonctionnerions uniquement sur des petits lots, très spots. En réalité, les choses ont beaucoup évolué : nous allons aujourd’hui du petit lot au camion complet. En clair, au-delà des retours à vide, nous sommes également présents dans le cadre des compléments de chargement. Cela signifie que, dans certains cas, on se retrouve dans des situations de départ pour lesquelles des transporteurs vont nous consulter simplement pour aller chercher des « culs de camion », très importants car c’est souvent avec ce type de chargement que les transporteurs construisent leur marge.

Je précise que, depuis le démarrage, Chronotruck émarge au registre des commissionnaires de transport.

Et sur quels autres ressorts jouez-vous ?

R. A. : Nous allons également mettre en avant, dans les prochains mois, l’économie générée par notre plateforme en termes d’émissions de CO2. Nous représentons une solution plutôt avantageuse au plan écologique et je trouve que nous n’avons pas assez mis l’accent sur ce sujet. Il s’agira pour nous de faire émerger le gain en CO2 réalisé dans le cadre de chaque prestation, en particulier sur les compléments de camion.

Comment votre profil de transporteurs a-t-il évolué depuis vos débuts ?

R. A. : Au début, nous travaillions essentiellement avec des petits transporteurs. Au fur et à mesure, nous avons étoffé notre portefeuille. Depuis septembre 2017, nous notons un changement dans les mentalités des transporteurs (beaucoup étaient réticents) et des clients. Nous pouvons aujourd’hui dire que nous avons en portefeuille une diversité de transporteurs et une typologie de clients très large.

C’est-à-dire ?

R. A. : Nous avons démarré avec des petits transporteurs. Les plus grands étaient difficiles à convaincre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Comme nous évoluons dans une économie collaborative dans laquelle les clients notent les prestations, nous avons pu observer et confirmer que, dans le transport comme ailleurs sans doute, la notion de service, de sur-mesure et de qualité est parfois meilleure. En somme, les petits transporteurs récoltent des notes supérieures à celles des grands acteurs du secteur. On observe que plus le patron est proche de ses conducteurs, meilleures sont les notes données par les clients. On note également que, au niveau du tracking, les petits transporteurs sont ceux qui jouent le mieux le jeu et sont les plus performants.

Pouvez-vous dire que le « milieu » accepte mieux, aujourd’hui, l’arrivée des plateformes numériques d’intermédiation ?

R. A. : On ne peut pas dire que 100 % des transporteurs sont trackés et qu’ils utilisent l’application : en ce sens, il nous faut encore évangéliser le secteur. L’arrivée de nouveaux acteurs, compétiteurs de Chronotruck, exprime la volonté de beaucoup d’enclencher la première. Lorsque nous nous sommes lancés, nous étions les premiers en Europe. Le phénomène est allé beaucoup plus vite dans les pays étrangers, en Asie, en Inde, aux États-Unis…

Et en Europe ?

R. A. : On trouve des marketplaces en Allemagne, en Espagne et en France. On assiste à une véritable démocratisation de ces usages et on sent que ce modèle est en train de se faire sa place : les compétiteurs se développent avec des ratios de croissance importants.

Qu’en est-il dans ce domaine de Chronotruck ?

R. A. : Nous surfons suivant les mois sur des taux de progression de 15 % à 30 % de notre revenu. Nous traitons environ 30 000 expéditions de palettes par mois. On enregistre une réceptivité des clients et des transporteurs beaucoup plus forte. Autrement dit, l’agressivité, dont nous avons fait l’objet pendant un certain temps, est en train de s’estomper même si on la ressent encore un peu.

Pouvez-vous affirmer que vous attirez tous les profils de transporteurs ?

R. A. : Nous ne sommes pas encore présents sur l’ensemble de la chaîne des métiers. Nous n’avons pas encore appréhendé des spécialités comme l’exceptionnel, le vrac, le liquide. Nous sommes, pour l’heure, acteurs sur le general cargo. Sur la typologie des transporteurs, nous travaillons avec de petits artisans (sur du 20 m3) implantés dans les agglomérations et les zones industrielles. Ce sont ces transporteurs qui prennent des commandes le matin, livrent de suite. Le gros de notre portefeuille est constitué d’entreprises qui emploient entre 20 et 50 salariés. Et puis, il y a également les leaders du secteur.

Vos relations avec les groupements d’entreprises ont longtemps été tendues. Qu’en est-il aujourd’hui ?

R. A. : Nous n’avons pas eu à avoir des échanges nommément avec les groupements. En revanche, certains transporteurs membres de ces groupements nous ont fait part de l’existence de mots d’ordre destinés à faire croire que les plateformes allaient tirer les prix vers le bas, que l’on pouvait se passer de ce type d’acteurs qui allaient dévaloriser la profession. Dans les faits, beaucoup de transporteurs adhérents de ces groupements ont souhaité conserver l’anonymat et ne pas être cités comme faisant partie de notre portefeuille. Nous en dénombrons 180, adhérents à tous les groupements et réseaux.

La position des groupements à l’égard des plateformes numériques peut-elle s’expliquer par le fait que la plupart d’entre eux sont actionnaires d’une bourse de fret (B2PWeb) directement confrontée à la concurrence des nouveaux acteurs du numérique que sont Chronotruck, Everoad ou Fretlink, pour ne citer que ces acteurs ?

R. A. : On peut s’interroger sur le fait que la bourse de fret B2PWeb ait reçu la visite d’enquêteurs de l’Autorité de la concurrence. On peut se demander, par ailleurs, s’il n’existe pas une volonté de la part des groupements de boycotter les plateformes… La réalité veut que nous ne soyons pas positionnés sur les mêmes services. Personnellement, je continue de dire que les bourses de fret sont d’utilité publique, qu’elles représentent un service nécessaire et incontournable pour les transporteurs qui souhaitent échanger des lots entre eux sans intermédiaire, avec une négociation qui se déroule entre eux. Je dois dire que nous aimerions beaucoup travailler avec les bourses de fret qui existent en France et en Europe. Pour l’heure, nous travaillons avec TimoCom, sur la base de notre statut de commissionnaire classique.

Qu’apportez-vous de différent ?

R. A. : Nous, en tant que commissionnaires, nous prenons la responsabilité de la prestation, du transport, ce qui n’est absolument pas le cas des bourses de fret. Nous campons donc sur une gamme de service totalement différente. On peut trouver des points communs, les applications de tracking par exemple, à l’instar de Shippeo dont l’application a été reprise par B2P au travers de GedMouv. Autrement dit, si on peut noter quelques points communs dans les usages, en termes de finalité, les plateformes comme les nôtres vont prendre en charge et assumer le transport dans sa totalité. Ce qui signifie que nos plateformes facturent le client en facial et achètent des prestations au transporteur. Nous ne sommes pas sur une position de concurrence – ni frontale, secondaire ou tertiaire – mais plutôt sur des solutions qui pourraient être complémentaires. Pour résumer, je pense qu’il y a eu au départ beaucoup d’incompréhension sur ce que pouvaient apporter les plateformes.

La peur de perdre des positions ?

R. A. : Oui, une peur vis-à-vis de nouveaux acteurs et de nouveaux métiers. Le même phénomène que nous avons pu observer avec les taxis et Uber, mais comme cela se passe aujourd’hui avec les avocats, les notaires ou les médecins. Une fois la crainte dissipée, l’on ne peut que constater que nous ne sommes pas un acteur qui vient casser les modèles existants. Bien au contraire, notre vocation consiste à enrichir les offres.

À propos d’Autorité de la concurrence, dont les enquêteurs ont mené une action dans les locaux parisiens de l’OTRE et dans ceux de B2PWeb, êtes-vous à l’origine de ces interventions comme certains l’ont exprimé ?

R. A. : Je confirme que Chronotruck n’a ni déposé de plainte auprès de l’Autorité de la concurrence ni auprès du ministère de l’Économie. À ce propos, il faut savoir que ce sont des institutions qui peuvent s’autosaisir. Nous pensons que, visiblement, un régulateur s’est penché sur le secteur. Ce que nous savons également, c’est que cette institution va au bout des choses et qu’il doit forcément exister des éléments qui ont nourri son enquête pour qu’elle en vienne à ce type d’action assez virulente. Nous ne souhaitons pas jeter d’huile sur le feu. La seule chose c’est que nous pouvons dire que nous avons été victimes d’appels au boycott relayés dans la presse. Certains transporteurs nous ont fait savoir qu’ils avaient reçu comme mot d’ordre de ne pas travailler avec nous. Ce sont des faits réels. Que va trouver l’Autorité de la concurrence ? Nous n’avons aucune idée…

À aujourd’hui, nous n’avons pas été auditionnés ni perquisitionnés. Pour autant, si cela était nécessaire, nous serions disponibles pour répondre aux questions.

Quid alors de votre ADN aujourd’hui ?

R. A. : Nous sommes un commissionnaire digital. Nous avons digitalisé le métier de l’affrètement. Nous avons mis en place – en substitution de l’ancien cahier d’affrètement – des algorithmes qui vont étudier l’historique des prestations qui ont été effectuées sur la plateforme. Ces algorithmes proposent ensuite des listes restrictives de transporteurs qui sont aptes à réaliser ces prestations ou qui les ont déjà réalisées, avec un taux de pertinence. Le gros intérêt de cet outil, c’est que là où un affréteur classique va gérer entre 20 et 30 expéditions par jour, chez nous, la prestation va être totalement compressées. Nous possédons deux axes de développement : la partie machine learning (émanation de l’intelligence artificielle) est d’ores et déjà opérationnelle chez nous, et le pan développement commercial.

Vous disposez d’une cellule qualité. Quelle est sa vocation ?

R. A. : Il existe encore des clients peu rompus au numérique, qui ont besoin d’une assistance, besoin d’être rassurés par un contact téléphonique.

Certains remettent en question la légitimité des conditions générales de vente des plateformes…

R. A. : Ce n’est pas parce que nous avons une identité digitale que nous ne devons pas respecter les règles de la profession. En fait, nous fonctionnons comme tous les commissionnaires du monde. Nous calculons un prix, que nous proposons au client puis au transporteur. Non seulement, nous n’obligeons pas un transporteur à travailler avec nous, à prendre une prestation donc accepter nos tarifs, mais également, depuis l’été 2017, les transporteurs ont la possibilité de construire leur propre proposition tarifaire, y compris des dates différentes. Cet outil fonctionne très bien surtout durant les périodes compliquées (été, mai, fin d’année…) au cours desquelles règnent des tensions. Le transporteur possède alors le loisir de faire revaloriser le prix d’une offre. Une contre-proposition sur deux est acceptée. Contrairement à ce que beaucoup pouvaient croire, à savoir que Chronotruck allait tirer les prix vers le bas, on se retrouve avec des prestations terriblement majorées. Il nous est arrivé récemment de vendre des camions en descente, du nord vers le sud de la France, à plus de 3 000 €. Trouver LE camion disponible est la force de Chronotruck.

En quoi une plateforme comme la vôtre peut-elle constituer une solution en période de sous-capacité comme c’est le cas actuellement ?

R. A. : Sa force, c’est de permettre à l’utilisateur de consulter la disponibilité d’une multitude de transporteurs en un temps record comparé à un même type de recherche mais effectué manuellement. Le système (les algorithmes) permet d’adresser des propositions à 100 fois plus de transporteurs que ne peut le faire un affréteur classique. En clair, on ne réinvente pas de chauffeurs mais on va chercher plus efficacement celui qui sera en mesure d’effectuer la prestation, celui qui possède un véhicule à proximité de la zone de chargement. Contrairement à d’autres plateformes qui opèrent davantage sur des lignes, nous, nous campons sur une prestation à la demande.

Quelle est la part du « complet » dans vos flux ?

R. A. : Le FTL ne constitue pas notre cœur d’activité, mais nous pouvons estimer sa part entre 8 et 20 % de nos flux mensuels, plutôt sur de la longue distance. En périodes difficiles (grèves…), nous bénéficions de reports sur des camions complets. En fait, nous « commoditisons » des prestations qui peuvent l’être.

Il y a tout un spectre d’activités sur lesquelles les plateformes ne peuvent agir, les marchés de niche…

R. A. : Il existe un pan entier de prestations – celles qui nécessitent des personnels très formés, des outils ou des matériels pointus – pour lesquelles les plateformes numériques ne peuvent effectivement, à ce stade, constituer l’instrument le mieux adapté.

Le transporteur, qui travaille avec Chronotruck, gagne-t-il bien sa vie aujourd’hui ?

R. A. : Nous avons fait certifier par huissier les prestations que l’un de nos transporteurs a effectuées sur notre plateforme. Ce transporteur a, avec son semi sur moins de 2 000 km en 5 jours, réalisé un chiffre d’affaires supérieur à 3 300 €. Nous allons très bientôt être en mesure de dire un vendredi à un transporteur : « nous avons un plan de transport pour la semaine à vous confier, il peut être actualisé en temps réel et va vous permettre d’organiser une tournée complète ». En somme, nous automatisons également la fonction de l’exploitant. On parle beaucoup de véhicules autonomes ou semi-autonomes dans un futur proche. Tous ces véhicules pourront être alimentés par des logiciels comme celui de Chronotruck.

Où en êtes-vous de vos visées européennes ?

R. A. : Nous travaillons avec l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Nous avons ouvert des comptes en Europe mais n’y avons pas encore implanté de filiales. C’est l’un des objets de la prochaine levée de fonds (15 à 20 M€).

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