Cessions, acquisitions… Les mouvements sont nombreux, ces dernières années, dans le transport routier de marchandises. « Les opérations que nous accompagnons sont en grande partie dues à toute une génération de dirigeants partant à la retraite », explique Me Christophe Vieux-Rochas, associé du cabinet Archibald Avocats, spécialisé dans le droit des affaires. Nombre de ces entrepreneurs se sont abstenus de vendre leur société juste après 2008, préférant attendre de proposer une « mariée » un peu plus jolie que pendant la crise. Aujourd’hui, ils se lancent. Pour d’autres, c’est la lassitude qui est en cause. « Avec les contraintes croissantes, la difficulté à gérer le social, entre autres, certains sont épuisés », note Pierre Cohen, directeur associé du cabinet conseil P2C Partners. Un « gros ras-le-bol » après des problèmes d’entente familiale, c’est ce qui est arrivé à Bruno Falaize, transporteur qui a préféré vendre pour ne plus faire que de l’affrètement, avec un unique associé. Quant à Sylvie Repussard et son époux, seulement quinquagénaires, c’est la fatigue qui les a conduits à céder leur société de transport d’aliments pour bétail au groupe Garnier, autre spécialiste de cette activité.
Une autre raison à l’intensification de ces mouvements est économique : « Le métier est trop morcelé, analyse Pierre Cohen, lui-même ancien transporteur. L’avenir passe par des rapprochements. Les clients des entreprises du TRM se sont rapprochés et, à présent, ils demandent à leurs prestataires transport d’être présents sur toute la France, voire à l’étranger. Il faut atteindre une taille critique pour répondre à certains appels d’offre. » Sans compter la lourdeur croissante des investissements nécessaires, depuis les équipements logistiques jusqu’aux outils digitaux. « Overlog, que nous avons rachetée en octobre 2017, disposait de fonds propres insuffisants pour assumer les investissements nécessaires à son développement, rapporte ainsi Jean-Michel Rivera, directeur général du groupe Bert. De même pour Prestilog, à qui les banquiers refusaient le financement d’un déménagement nécessaire. Là encore, l’intégration à notre groupe, en 2016, a été la solution. » De son côté, le groupe Bert s’offre des entreprises présentes sur des secteurs géographiques non encore couverts ou spécialisées dans une « niche » ou dans des activités à plus forte valeur ajoutée telles que la logistique. Pour que les besoins respectifs du cédant et de l’acheteur coïncident parfaitement, quelques règles sont à respecter au cours du processus. À commencer, témoigne Sylvie Repussard, par la discrétion : « Pour que la vente se fasse bien, nous n’avons informé nos salariés et nos clients que lorsqu’elle a été finalisée. Leur inquiétude n’a ainsi pas duré longtemps, car ils ont vu que rien ne changeait, à part les gérants. »
La loi prévoit cependant que les salariés soient informés des dispositifs existants pour les aider à reprendre éventuellement l’entreprise. « Si l’un d’eux l’évoque et que cela ne se fait pas, celui-ci peut devenir un élément perturbateur », prévient – « par expérience » – Romain Sissia, dirigeant de Transport Boomerang. Dans tous les cas, tout commence, pour l’acheteur potentiel, par la lecture des trois derniers bilans comptables… qui – hormis lorsqu’il s’agit d’une reprise à la barre du tribunal de commerce – doit donner le sourire. Parfois les compétences internes suffisent pour analyser ces documents. Lorsque Éric Bernard, directeur général de BH Développement, a voulu acheter la société Chipier (ce qu’il a fait, en 2013), il a sollicité son directeur administratif et financier. Quant à Jean-Michel Rivera, lui-même ancien expert-comptable, il assure avoir « très vite un a priori ». Ce « mini-diagnostic » permet aussi aux intermédiaires tels que P2C Partners, de contacter des repreneurs potentiels sans que les parties ne se dévoilent.
Si cette étape est positive, la lettre d’intention est un passage obligé. Sans engager l’une ou l’autre des parties quant à l’issue de l’affaire, elle assure le respect de la confidentialité des échanges d’informations. « Pour des cibles très convoitées, elle bloque aussi l’exclusivité des discussions », précise Jean-Michel Rivera, accompagné dans ces opérations par Me Vieux-Rochas. Cette lettre d’intention propose un prix, une « fourchette » de prix ou sa méthode de calcul. Ce peut être un multiple des résultats, mais chacun a sa méthode d’évaluation : « Une simple valorisation des titres à partir des comptes des trois dernières années ne suffit pas, estime Sophie Minault, gérante d’Intervalles Conseil. Il faut prendre en compte les tendances du marché, comme nous le faisons. » Sylvie Repussard a choisi de comparer l’estimation faite par son expert-comptable avec « la valeur technique » évaluée par le cabinet P2C Partners.
Cependant, même un prix alléchant sera soumis à des conditions suspensives, principalement la réalisation d’audits d’acquisition. « Et on précise comment on ajustera le prix à partir des résultats », explique Christophe Vieux-Rochas. Ces audits portent tout d’abord sur l’exploitation : le parc, son utilisation, son entretien, les investissements à prévoir, les modes d’achat de véhicules, mais aussi les prestations proposées et leurs contributions respectives au chiffre d’affaires, l’ampleur du recours à la sous-traitance, etc. L’analyse du portefeuille clients permet d’évaluer le potentiel auprès de chacun d’eux et de repérer une dépendance éventuellement trop grande à l’un ou l’autre. Sophie Minault, qui a accompagné les Transports Vincent lors de leur vente à Malherbe, observe aussi l’organisation : « Celle-ci doit être suffisamment structurée pour que tout ne se délite pas après le départ du dirigeant. »
Autre sujet important à auditer : le social. « C’est là que nous avons trouvé les principales raisons de redressement, assure Pierre Cohen, comme le contrôle des comptes d’heures des conducteurs, les engagements de retraite bien provisionnés, etc. » Des honoraires d’avocat et autres pénalités peuvent aussi être le signe de conflits sociaux. « Ils sont souvent révélateurs d’une faiblesse d’organisation. Dans ce cas-là, nous préférons renoncer », assure Jean-Michel Rivera, qui regarde de près le système informatique. La modernité de celui-ci, notamment sa capacité à gérer des échanges de données et d’informations en temps réel, est pour lui une condition sine qua non pour remporter certains marchés. L’audit d’acquisition porte aussi sur la trésorerie : « Dans le TRM, pour être en sécurité, il faudrait au minimum de quoi couvrir six mois de charges », affirme Christophe Vieux-Rochas, qui assure qu’il porte « un œil acéré » au volet immobilier : « Même si l’entreprise n’est pas propriétaire, il faut analyser le bail commercial, vérifier si toutes les clauses ont été respectées, ou encore demander par avance au propriétaire de le renouveler et éviter tout contentieux. » Une visite de site permet aussi d’apprécier l’état des bâtiments, de vérifier leur sécurisation et leur conformité aux différentes normes ou encore de repérer si un diagnostic environnemental doit être réalisé. « En effet, en cas de pollution des sols, c’est l’exploitant qui est responsable, explique Me Vieux-Rochas. Il faut donc évaluer les risques et, si une cuve est fuyarde, la rendre inerte. » Ce qui peut conduire à revoir le prix de l’entreprise à la baisse.
Après présentation du rapport de tous ces audits vient le moment de rédiger le protocole d’acquisition. Les parties peuvent alors décider d’y inscrire les modalités de l’accompagnement par l’ancien chef d’entreprise ou des actions à conduire avant la vente, comme une donation à ses enfants. Mais ce qui est surtout négocié âprement, ce sont les garanties d’actifs et de passifs, qui resteront pendant trois ans comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête du cédant : stocks, créances clients, litiges en cours aux prud’hommes, etc. « Je laisse cette négociation aux avocats, commente Jean-Michel Rivera, pour me concentrer sur la relation avec le vendeur. » De l’avis général, une relation de confiance est la condition principale de réussite d’une opération. « La phase d’approche est délicate, notamment avec un artisan, constate Romain Sissia. Son carnet d’adresses, c’est toute sa vie : dévoiler ce portefeuille clients est difficile. » Éric Bernard se souvient que « la relation humaine entre dirigeants a été très importante » lors de son acquisition de Chipier. « Nous aussi, explique-t-il, nous étions inquiets, car nous achetions une entité presque aussi grosse que nous. » Côté cédant, Sylvie Repussard témoigne : « Par respect pour nos clients, nous tenions à discuter avec des gens qui connaissent notre métier, très spécifique. »
C’est pourquoi avocats et consultants conseillent la plus grande transparence. « De fausses déclarations ou des comptes maquillés sont très facilement visibles », prévient Pierre Cohen. De même, un cédant qui traînerait dans la transmission de documents paraîtrait louche, tout au moins peu motivé. « Il faut qu’il y ait du rythme dans les différentes phases de négociation, assure Sophie Minault. Sinon, ça ne marche pas. » Dans l’idéal, ces consultants accompagnent les dirigeants en amont de la cession de leur entreprise, proposant ici de fermer une agence déficitaire, là une optimisation fiscale. Jean-Michel Rivera incite les transporteurs qui envisagent de vendre leur entreprise à « veiller, bien en amont et plus que d’habitude, à entretenir un bon climat social, mais aussi à renouveler ou écrire des contrats avec les clients, afin de rassurer l’acheteur ». Mais quand le « bon moment » est là, mieux vaut ne pas attendre : « S’il s’agit d’un départ en retraite, il faut une concordance dans le temps pour bénéficier d’un abattement fiscal, explique Sophie Minault. Mais surtout, il faut vendre quand on a les meilleurs résultats. C’est comme au poker : c’est à ce moment-là qu’on veut jouer encore, mais le risque est de perdre son énergie et de moins bien vendre ». Et après la vente ? « L’accompagnement par l’ancien dirigeant est devenu la règle, assure Pierre Cohen. Le vendeur a tout à y gagner, car cela tranquillise salariés et clients. » Reste que cet accompagnement doit se faire léger et avoir une fin : « Par deux fois, j’ai vu des repreneurs obligés d’être fermes à l’égard de l’ancien dirigeant, encore trop présent, assure Me Vieux-Rochas. Celui-ci doit savoir se retirer. »
Les premiers pas peuvent être décisifs pour repérer les cibles et se font avant même le « ciblage ». Le chef d’entreprise gagnera du temps en préfigurant la recherche elle-même. Il s’agit pour lui de bien cerner ses propres objectifs dans l’opération de croissance externe, ses visées stratégiques, l’investissement possible pour évaluer le secteur d’activité, la localisation, la taille de l’entreprise idéale. La prospection commence souvent par le bouche-à-oreille, la connaissance de son environnement par l’activation du réseau familial, amical et professionnel. L’investissement dans des groupements, CCI, association ou clubs d’entrepreneurs peut se révéler capital et permettre, par exemple, d’approfondir sa connaissance de l’état du marché et de son évolution. Il peut être utile de s’adresser à ses interlocuteurs de proximité : experts-comptables, avocats, notaires, assureurs, banques… Sans négliger le recours à des bourses d’opportunité et à des intermédiaires de la reprise d’entreprise, qui orientent, conseillent et mettent en relation. L’acquéreur peut s’adresser directement auprès d’entreprises voisines ou dans le champ, en misant sur la confiance entre professionnels du secteur. Et, dans tous les cas, s’armer de patience : la prospection peut durer dix-huit mois. Ou plus.
F.R.