Grâce à un système de « petites annonces », l’affréteur va lancer des appels d’offre en fonction de ses besoins propres : transport national ou international, remorque, groupage, conteneur… L’objectif est de faire jouer la concurrence pour optimiser le coût de ses transports. Quant au transporteur, il a l’opportunité de réduire ses voyages à vide (23 % des kilomètres parcourus par les transporteurs en France) ou en sous-charge. Comme il s’inscrit aussi bien en tant qu’affréteur que transporteur, il peut, le cas échéant, également sous-traiter un transport au lieu de le réaliser lui-même.
Selon une étude de mars dernier réalisée par le Comité national routier (CNR) auprès de 400 entreprises de TRM, 94 % des transporteurs complètent leurs revenus grâce aux bourses de fret à hauteur, en moyenne, de 13 % de leur chiffre d’affaires. Depuis trois ans, ces opérateurs sont bousculés par des commissionnaires de transport (Chronotruck, Everoad, Fretlink…) dotés de plateformes d’intermédiation en ligne. Pour l’heure, ces marketplaces ne sont utilisées que par 4 % des transporteurs interrogés. « Ils y ont recours à travers ce qui ressemble encore à des tests », estime Alexis Giret, directeur du CNR. Bourses de fret ou plateformes de commissionnaires, que proposent les différents acteurs ?
De fait, le nombre d’offres de fret n’a cessé d’augmenter au cours des deux dernières années. C’est ce que constate Timocom, qui revendique la place de leader européen avec 43 000 entreprises abonnées, 130 000 utilisateurs et 7,8 millions d’offres déposées en 2018 contre plus de 7 millions en 2017. « Chaque jour, nous enregistrons jusqu’à 750 000 offres internationales de fret véhicules et d’espaces de stockage, dont 20 000 pour la France », indique Lucie Freyburger, directrice marketing pour la France. Créée en 1997 par un affréteur, l’entreprise compte plus de 500 employés de 31 nationalités pour un chiffre d’affaires de 74,6 millions d’euros en 2018. Créée en 2006, B2PWeb, la bourse de fret leader en France, compte pour sa part plus de 10 000 clients transporteurs dont 90 % sont réguliers. « En mai dernier, il y a eu en moyenne 400 000 déposes par jour. À 80 %, il s’agissait de flux français », indique Audrey Cayetano, chef de produit chez B2PWeb, filiale du groupe H2PWeb, qui rassemble une centaine de collaborateurs.
De son côté, Alpega, émanation de Wolters Kluwer Transport Services, d’Inet-logistics GmbH (éditeur de TMS) et de Transwide (éditeur de TMS), est le champion européen de la croissance externe. Le groupe possède quatre bourses de fret en Europe. À commencer par Teleroute, la bourse historique française (1985), qui propose 200 000 offres européennes de fret par jour à 70 000 transporteurs. Suivie par Bursa, la bourse roumaine, et par 123cargo, sa version destinée à l’Europe de l’Est (45 000 offres quotidiennes, 3 000 camions disponibles, 22 000 utilisateurs référencés), ainsi que par Wtransnet, leader sur la péninsule ibérique, rachetée depuis l’été 2018. Alpega réalise un chiffre d’affaires de 70 millions d’euros et emploie 650 salariés.
Qu’il s’agisse de bourse de fret ou de plateforme d’intermédiation, chaque opérateur s’applique à instaurer la confiance. L’affréteur veut s’assurer que le transporteur s’acquittera bien de la livraison commandée selon des exigences fixées contractuellement. En face, le transporteur s’enquerra de la crédibilité et de la solvabilité de l’affréteur. Pour consolider leur approche, les bourses disposent de systèmes de gestion documentaire qui centralisent les documents officiels : attestation d’Urssaf (ou équivalent) de moins de six mois, extrait de Kbis (ou équivalent) de moins d’un an, certificat d’inscription au registre des commissionnaires, licence communautaire européenne, assurances… Or, ces mises à jour sont très nombreuses. Par ailleurs, depuis 2012, toute entreprise concluant un contrat d’un montant égal ou supérieur à 3 000 euros doit s’assurer que son cocontractant (sous-traitant, fournisseur, prestataire…) est en situation régulière vis-à-vis de la législation relative au travail dissimulé.
À cet égard, B2PWeb met en avant, via sa filiale GedTrans, sa solution de gestion documentaire qui aide les chargeurs et transporteurs à répondre à leur conformité réglementaire et à partager les documents fiscaux et sociaux avec l’ensemble des abonnés. Autre exemple, Alpega s’appuie sur Doc &Data, un service développé à l’origine chez Wtransnet, qu’il « compte étendre à toute l’Europe », assure Fabrice Maquignon, président d’Alpega France. Pour renforcer encore davantage la confiance, les opérateurs de bourse ont élaboré chartes et programmes de sécurité, à l’instar de Safe Marketplace chez Teleroute, ainsi que des systèmes de notation tant pour les fournisseurs que les affréteurs. Dans la foulée, « nous avons une offre de paiement garantie par la Coface », reprend le dirigeant.
Pour séduire et fidéliser affréteurs et transporteurs, et accroître leurs revenus, les bourses ne cessent de multiplier les services annexes. En témoigne GedMouv, autre filiale de H2P, qui mutualise la traçabilité des livraisons de marchandises et facilite la transmission ainsi que la remontée des informations de livraison entre un donneur d’ordre et un transporteur : transmission des commandes, validation des étapes, photos des émargés, géolocalisation, déclaration d’incident… « Nous devenons un transporteur de données », sourit Vincent Le Prince, P-dg de H2P, qui opère B2PWeb (voir interview page 27). Après avoir géré ses commandes, le transporteur les répartit entre ses chauffeurs ou sous-traitants. Via son smartphone ou son terminal embarqué, le chauffeur remontera toutes les informations concernant l’acheminement des marchandises. Le donneur d’ordre recevra ses données de livraison en temps réel. Il aura même la possibilité d’anticiper tout éventuel incident ou retard.
Après avoir séduit leurs membres, les bourses de fret tentent de créer des One-Stop Shops (guichets uniques) grâce à des suites logicielles qui ne cessent de s’étendre. Comme Smart Logistics System chez Timocom, qui géolocalise les véhicules. Surtout, cette suite s’interface avec plus de 246 progiciels de Transport Management System (TMS). Ce qui fait que les demandes de transport émises depuis le TMS d’un chargeur ou d’un commissionnaire sont automatiquement distribuées dans le système de Timocom, évitant ainsi la double saisie aux utilisateurs. Grâce à l’interfaçage aux TMS chargeurs, les bourses de fret remontent la chaîne de valeur jusque chez les chargeurs.
Débarquées il y a à peine trois ans, les plateformes de commissionnaires électroniques assument la responsabilité des transports et du paiement des transporteurs. Fort d’une quarantaine de collaborateurs dont 12 développeurs informatiques, Chronotruck référence aujourd’hui 7 000 transporteurs inscrits, dont 700 à 1 000 sont véritablement opérationnels. Parmi ses clients chargeurs, il recense des grandes entreprises comme Veolia ou L’Oréal ainsi que des PME et des TPE. Les chargeurs n’ont qu’à saisir sur la plateforme le lieu d’enlèvement et la destination ainsi que le type de chargement. À charge pour Chronotruck de calculer le tarif en temps réel grâce à ses algorithmes. Une fois le devis accepté, le système envoie les commandes aux transporteurs sélectionnés grâce à des algorithmes de géolocalisation et de machine learning (apprentissage automatique). Après avoir accepté la commande, le camion sera suivi et géolocalisé jusqu’au lieu de livraison. L’expéditeur recevra alors sa preuve de livraison. Il lui reviendra de noter le prestataire et de payer le transport à Chronotruck – dont la commission varie de 15 % à 18 %. « Quant aux affréteurs, ils sont payés dans des délais classiques sauf s’ils utilisent de bout en bout l’application Chronotruck. Laquelle est destinée aux conducteurs et aux patrons conducteurs. Dans ce cas, les délais de paiement sont de quinze jours », précise Rodolphe Allard, président de Chronotruck. Sur le marché européen, Everoad (anciennement Convargo) revendique la place de leader de l’intermédiation. Cette start-up de 80 personnes (dont un tiers de data analysts) a levé 18 millions d’euros depuis sa création en 2016. De quoi développer sa plateforme, qui utilise des algorithmes « propriétaires » pour optimiser le taux de remplissage des transporteurs et limiter les retours à vide des camions. « En premier lieu, nous visons les PME du transport ayant entre une et 50 cartes grises », précise Maxime Legardez, fondateur d’Everoad, qui regroupe 4 000 transporteurs (contre 3 000 en 2018) dont 1 000 travaillent régulièrement avec la plateforme. L’entreprise les met en relation avec plusieurs milliers d’expéditeurs dont Procter&Gamble, Habitat ou Schneider Electric, qui lui concèdent des flux réguliers. Les grands chargeurs européens représentent 50 % de son chiffre d’affaires. D’ici à la fin de l’année, leur part devrait atteindre les 70 %. Pour garantir à ses derniers le bon acheminement de leurs marchandises, il vient de lancer le premier logiciel de prédiction des risques basé sur le machine learning. Pour chaque mission, cet outil prédictif calcule un pourcentage de chances pour que le transport se déroule correctement en tenant compte notamment du nombre de litiges affectant le chargeur et le transporteur. Ensuite, il délivre chaque jour aux pilotes de flux d’Everoad une liste de transports à vérifier, classés du moins risqué au plus risqué, ces derniers étant traités prioritairement. Par exemple en appelant le conducteur afin de s’assurer qu’il n’oubliera pas d’enlever la marchandise chez un expéditeur.
Comment réagissent les bourses de fret face aux plateformes d’intermédiation ? « Nous n’exerçons pas le même métier. Ces plateformes sont plus concurrentes de nos clients commissionnaires que de nos bourses de fret », estime Fabrice Maquignon, d’Alpega. « Nous raccourcissons la chaîne de valeur en retirant des intermédiaires afin d’améliorer un système défaillant. Il n’y a plus besoin de bourse de fret, rétorque Paul Guillemin, de Fretlink. Grâce à la data, nous sécurisons le plan de transport en temps réel. » Une chose est sûre : les plateformes d’intermédiation n’ont peut-être pas totalement fait leurs preuves mais les bourses de fret ne sont déjà plus en position de les neutraliser en les rachetant.
Également créée en 2016, Fretlink « remet au chargeur des propositions commerciales corrélées aux capacités et à la qualité de service dans la région. Ces tarifs correspondent à la réalité selon le triptyque prix/capacités/qualité de service, décrit Paul Guillemin, président cofondateur de Fretlink qui, sur 80 salariés, emploie 20 développeurs, dont trois personnes à la R&D (mathématiciens et data scientists). Pour livrer Procter&Gamble en intersite, le prix et la capacité compteront plus que la qualité de service. En revanche, pour livrer Carrefour, le point de qualité sera très élevé. » Avec une croissance mensuelle de 35 %, la start-up a vu son chiffre d’affaires bondir de 1,2 million en 2017 à 15 millions en 2018 et le nombre de TPE-PME partenaires décupler à 5 000 (200 000 camions). Elle vient de réaliser une levée de fonds de 25 millions d’euros ! « Nous allons embaucher 100 personnes durant dix-huit à vingt-quatre mois », poursuit le jeune P-dg qui ambitionne de devenir la plus grande plateforme européenne ciblant un chiffre d’affaires annuel de 150 à 200 millions d’euros à fin 2020. Entre autres arguments : un paiement à trois jours au lieu de trente. E. H.