Beaucoup de textes, peu de moyens

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Entre la loi Macron, la révision de la directive générale sur le détachement de travailleurs et le Paquet mobilité, les réglementations se succèdent, voire se concurrencent. Cependant, la lutte contre la fraude et le dumping social manque cruellement de moyens.

Tous secteurs confondus (hors transport routier), les entreprises étrangères ont déclaré en 2017 pas moins de 516 000 détachements de travailleurs pour des missions temporaires en France, indique notre confrère Le Monde (daté du 6 février) qui s’est procuré un bilan intermédiaire du plan national de lutte contre le travail pour la période 2016-2018. Soit une progression de 46 % par rapport à 2016. De fait, le nombre de travailleurs détachés dans l’Hexagone n’a jamais atteint des niveaux aussi élevés. Pour mémoire, le nombre total de détachements en France n’était que de 96 000 il y a 10 ans ! Toujours selon Le Monde, c’est le secteur du transport routier qui souffre le plus avec 880 295 attestations de détachement en 2017. Les travailleurs détachés polonais sont les plus nombreux avec 171 500 personnes, devant les Roumains (145 000) et les Ukrainiens (91 000). Deux ans après son entrée en vigueur, la loi Macron sur le détachement de travailleurs est-elle inefficace, voire inutile ? Pour le pavillon français, la question est d’autant plus cruciale que se discutent, au niveau européen, d’une part la révision de la directive générale de 1996 sur le détachement de travailleurs et d’autre part le paquet « Europe en mouvement », le fameux Paquet mobilité. Par ailleurs, les agents du contrôle des transports terrestres dénoncent le manque de moyens pour exercer leur mission.

Loi Macron : un progrès sur le papier

Pourtant, la loi Macron vise justement à lutter contre le dumping social en contrôlant plus efficacement les situations de détachement transnational en France. « Ce texte renforce le dispositif de contrôle et de sanctions de la loi Savary qui avait transposé en droit français la directive européenne de 2014. Cette dernière avait été adoptée en application de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs, précise Elise Benéat, avocate en droit du travail au cabinet de Pardieu-Brocas-Maffei (lire interview p. 32). Le décret d’application n° 2016-418 du 7 avril 2016 adapte, quant à lui, les obligations de la loi Macron aux entreprises de transport qui détachent temporairement des salariés en France. »

Concrètement, les transporteurs établis à l’étranger qui détachent des salariés roulants de façon temporaire en France pour un ou plusieurs trajets, doivent se connecter à la plateforme de pré-déclaration Sipsi, opérée par le ministère du Travail, afin d’établir une attestation de détachement en deux exemplaires. Le premier est remis au salarié détaché et conservé à bord du véhicule. Et le second, est conservé par le représentant légal de l’entreprise étrangère ou par l’entreprise utilisatrice du salarié roulant ou navigant détaché. En outre, l’employeur du travailleur détaché est soumis aux règles françaises notamment en matière de rémunération, d’égalité professionnelle, de durée du travail et de conditions de travail, durant le détachement.

Des coûts salariaux très disparates

« La loi Macron représente un progrès dans la mesure où elle permet de vérifier si les travailleurs détachés sont payés au même niveau que les conducteurs français, explique Florence Berthelot, déléguée générale de la FNTR. Certes, ils le font mais avec une structure de rémunération qui instaure une très faible part fixe soumise à charges sociales et une part prépondérante sous forme d’indemnités journalières passés dans le pays non chargées. De fait, la directive “détachement” regarde ce que le conducteur touche en net mais pas le niveau des charges ». Dans les pays à bas coûts salariaux, les frais de déplacement — non imposables et non soumis à charges sociales — pèsent « 76 % pour un Bulgare, 69 % pour un Roumain, 61 % pour un Polonais, 51 % pour un Portugais. Chez nous, 23 %. Le décalage est énorme », s’insurge Jean-Marc Rivera, secrétaire général de l’OTRE qui se fie au rapport de 2016 du le Comité national routier (CNR). Lequel rapporte que le salaire global d’un conducteur routier à l’international varie de 15 859 € (dont 3 636 € de salaire soumis à cotisation) pour un Bulgare, à 17 868 € (5 143 € de salaire) pour un Roumain, à 19 813 € (7 224 € de salaire) pour un Polonais, à 26 217 € (11 340 € en salaire) pour un Portugais à 45 852 € (29 736 € en salaire) pour un Français et 55 810 € (31 428 € en salaires) pour un Belge. Bien sûr, les chargeurs ont joué sur ces disparités pour attiser la concurrence entre pavillons. Résultat : « En 20 ans, nous avons perdu 80 % de notre pavillon », constate Florence Berthelot.

En 2014, le pavillon français ne représentait que 14 milliards de tonnes/km, à comparer au trafic international sous pavillon polonais (154 milliards de tonnes-km), espagnol (67), allemand (47) et des Pays-Bas (40), selon le rapport interministériel de diagnostic sur l’évaluation de la politique publique des transports routiers de 2016 (CoDev). Pour sa part, le CNR qui vient de publier une étude sur le pavillon polonais confirme sa domination à l’international, avec une multiplication par dix en sept ans des opérations de cabotage. Pis, le pavillon français perd aussi des kilomètres en France, comme le constate chaque jour David Philippot, patron de D.G. Trans. Cette TPE de deux personnes basée à Saint-Quentin dans l’Aisne est spécialisée dans le transport longue distance. Au volant de son camion, ce dirigeant passe beaucoup de temps sur les routes du Sud-Est. Un week-end tous les deux mois, il dort dans son camion stationné sur une aire de parking fréquentée majoritairement par des conducteurs issus des pays de l’Est. Certains sont employés par des entreprises du e-commerce. Ils sont corvéables à merci et attendent d’avoir du fret à proximité des centres logistiques. « La dernière fois, nous n’étions que deux Français à attendre du fret pour ne pas rentrer à vide », rapporte David Philippot.

Des moyens de contrôle très limités

Pour combattre la fraude au détachement, un « plan de contrôle » a été lancé en 2013. D’après le CoDev, différents corps de contrôle (Inspection du travail, Urssaf, Contrôleurs des transports terrestres, police et gendarmerie nationales…) interviennent chez les transporteurs, chez les chargeurs et sur route. Mais chaque service travaille en silo et avec des moyens sans cesse revus à la baisse. Selon le bilan intermédiaire rapporté par Le Monde, l’inspection du travail est intervenue, pour sa part, 965 fois en 2017 dans ce cadre du détachement, contre 1 330 en 2016, soit une baisse de 27 %. Cette tendance baissière a été observée dans tous les pays États membres.

En ce qui concerne le contrôle sur route, les Contrôleurs des transports terrestres (CTT) doivent être assistés de la police ou de la gendarmerie nationales ou encore des douanes car ils n’ont pas de droit d’interception. « Les forces de l’ordre sont de plus en plus désengagées car elles privilégient d’autres missions jugées davantage prioritaires. De même, l’inspection du travail n’est que très rarement sur le dossier, avoue Emmanuel Put, secrétaire général de l’Union nationale des syndicats autonomes Unsa-Développement durable au Syndicat autonome des fonctionnaires et agents chargés du contrôle des transports terrestres (SafaCTT). Les 450 CTT, qui relèvent du ministère chargé des Transports, sont quasiment les seuls à s’intéresser au sujet. C’est bien loin du compte pour un pays comme la France où le transit est parmi les plus intenses d’Europe. Il en faudrait au moins le double. »

Des sanctions peu dissuasives

Autre problème, les sanctions à l’encontre des fraudeurs ne sont pas du tout dissuasives (cf. itw p. 32 de l’avocate Élise Bénéat). D’ailleurs, indique le rapport CoDev, certains transporteurs incluent les coût financier des sanctions dans le prix de leur prestation. On comprend que le constat d’Emmanuel Put soit amer à plus d’un titre. « Les attestations de détachement à bord du véhicule sont purement déclaratives. Et lorsque nous accédons aux documents rédigés en français chez le représentant légal du conducteur détaché en France, ils sont, à la virgule près, conformes à ce que prévoient les textes. Cela ressemble à des documents de complaisance ». Et le secrétaire général de secrétaire général de l’Unsa-Développement Durable d’enfoncer le clou : « Nous n’avons aucun moyen de vérifier la véracité des salaires ni des rémunérations perçues dans le pays d’origine. Nous n’accédons même pas à la plateforme Sipsi du ministère du Travail. Son intranet n’est pas interopérable avec le nôtre, celui du ministère des Transports ! Par ailleurs, nous soupçonnons des transporteurs français d’opérer des entreprises en Pologne, en Roumanie ou en Bulgarie afin de recourir à des conducteurs détachés à bas coût mais je ne peux être affirmatif tant qu’on ne l’a pas démontré à 100 % ». Ce n’est pas tout : « Nous sommes équipés et formés pour lire les données des chronotachygraphes électroniques. Or, certaines entreprises utilisent de façon massive des dispositifs de fraude qui neutralisent les chronotachygraphes légaux afin d’afficher des temps conduit et de repos qui semblent réglementaires. Mais, en recoupant certaines informations, nous arrivons assez facilement à démontrer que les enregistrements ne reflètent pas la réalité. Nous mettons ainsi à jour des cadences ahurissantes. Il y a tout pour déstabiliser notre marché ».

Pourtant, les opérations de terrain coordonnées entre les différents corps de contrôle (Urssaf, Inspection du travail, douanes, CTT, Dreal, police, gendarmerie…) sont très performantes car elles cumulent tous les moyens et pouvoirs nécessaires. « Mais elles sont trop rares à notre goût, vitupère Jean-Marc Rivera qui vient d’envoyer un courrier à l’ensemble des préfectures, DIRRECTE et DREAL les invitant à accentuer ces contrôles afin de lutter contre les distorsions de concurrence par le dumping social. Il faudrait en priorité contrôler le découché en cabine. La Cour de justice de l’Union européenne vient de réaffirmer que contrairement au repos hebdomadaire réduit, le repos hebdomadaire normal [supérieur à 45 heures, NDLR] ne peut pas être pris en cabine. Cette position renforce la légalité du dispositif français […]. Dans le même sens, il faudrait cibler certaines zones (stationnements, parcs logistiques, parkings où la présence de véhicules étrangers, PL et VUL, est particulièrement intense ».

Europe : une réglementation à l’évolution complexe

Concernant le cabotage, Florence Berthelot rappelle que, selon le règlement européen n° 1072/2009, il doit être postérieur à un transport international et se limiter à une durée de sept jours après le déchargement et à trois opérations de transport. Cette situation a perduré jusqu’à ce que, en 2015, l’Allemagne instaure un salaire minimum qu’elle a imposé aux conducteurs détachés qui faisaient du cabotage et du transport international sur son territoire. Forts de ce précédent, d’autres pays l’ont suivie comme l’Autriche, l’Italie, Danemark ou encore la France… « Pour ces pays, la loi Macron a marqué un progrès. D’autres, comme la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, l’Estonie ou même l’Espagne et le Portugal ont considéré ces mesures totalement disproportionnées. La Commission a même lancé des procédures d’infraction contre l’Allemagne et la France », développe Florence Berthelot. Du coup, le débat européen a consisté à savoir si le secteur du Transport devait rester ou non dans le cadre général de la directive sur le détachement… ou réglé dans le Paquet mobilité, présenté en mai 2017 et qui devrait être adopté au printemps 2018. « Dans le calendrier des discussions sur la révision de la directive détachement, qui devrait entrer en vigueur en 2022, le Parlement européen a indiqué, dans son rapport d’octobre 2017, vouloir conserver le transport dans le cadre général de la directive. De son côté, la version du Conseil européen adopte une position inverse, détaille Christine Revault d’Allonnes-Bonnefoy, députée européenne (S&D). Pour l’instant, les échanges entre le Parlement, le Conseil et la Commission ne parviennent pas à s’accorder sur un texte qui convient à tout le monde. »

La menace d’uberisation par les VUL

Pour David Philippot, la difficulté est d’autant plus grande qu’il subit la concurrence des Véhicules utilitaires légers (VUL) : « Certains acceptent de transporter du fret pour des prix allant de 15 à 35 centimes le kilomètre. Dans ce contexte, trouver du fret pour compléter son transport devient de plus en plus difficile pour les poids lourds français. » Il faut dire que, avec l’explosion du e-commerce, les VUL se sont multipliés surtout sur les routes primaires et secondaires. Selon l’Insee, le parc s’élevait à près de 6 millions en 2014 contre 5,5 millions en 2004. Tandis que celui des poids lourds est passé de 660 000 à 643 000 d’après le rapport CoDev qui pointe du doigt les conditions de travail difficiles, voire indignes de certains conducteurs étrangers, obligés de passer plusieurs semaines, parfois des mois hors de leur domicile, dans des conditions de repos précaires, le plus souvent dans leur véhicule. « C’est une situation d’esclavage », s’indigne Christine Revault d’Allonnes-Bonnefoy. La fatigue des conducteurs mais aussi la surcharge des VUL impactent la sécurité routière. En France, l’évolution de la mortalité a bondi de 82 % entre 2000 et 2010. En 2016, 130 usagers de VUL ont trouvé la mort, soit 10 personnes de plus qu’en 2015. D’où la nécessité de renforcer les contrôles. Ainsi, outre-Rhin, le chronotachygraphe est obligatoire pour les VUL de plus de 2,7 t. En Belgique, le propriétaire du véhicule doit s’enregistrer comme transporteur dès lors que sa charge utile dépasse 500 kg. En France, Édouard Philippe a confié au député Damien Pichereau (Sarthe, LREM) en charge du Paquet mobilité, un mission dont l’objectif est de proposer de nouvelles régulations nationales, voire européennes sur l’exploitation des véhicules de moins de 3,5 tonnes. Dans ce contexte, la FNTR suggère de transposer aux VUL des règles du détachement et du cabotage ainsi que l’interdiction du repos en cabine, la mise en place d’un système de suivi des temps de conduite.

Les promesses du chrono intelligent

À partir du 15 juin 2019, les nouveaux chronotachygraphes intelligents seront obligatoires sur les véhicules de transports de marchandises et de personnes immatriculés. Institué par le règlement (UE) no 165/2014 en vue de renforcer la lutte contre la fraude, ce nouvel appareil sera connecté au système mondial de navigation par satellite. De quoi géolocaliser le véhicule à chaque début et fin de journée de travail. De plus, toutes les 3 heures de conduite cumulées, un point de localisation sera enregistré. Par ailleurs, l’appareil disposera aussi d’un dispositif de communication qui facilitera la récupération à distance des données de l’appareil par les agents chargés du contrôle routier. Pour éviter les fraudes à l’aimant notamment, la réglementation a prévu de renforcer la sécurité des ces tachygraphes tant au niveau logiciel que matériel. Le parc roulant aura un délai de 15 ans pour s’équiper en seconde monte de ces nouveaux modèles qui devraient apparaître sur le marché dès cette année.

É. K. et É. H.

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