Les images choquantes ressortent chroniquement dans les médias, à vrai dire dès qu’une ONG publie ses statistiques sur cette pratique qu’on nomme « beaching ». Une expression qui fleure bon la plage mais qui convoque en réalité un cimetière, faisant référence aux nombreux « pavillons corbillards » échoués le long des côtes d’Alang en Inde ou de Chittagong au Bangladesh en attente de leur démolition réalisée sans égards pour les règles minimales de sécurité et de protection de l’environnement.
Selon l’ONG Shipbreaking Platform, qui a fait du démantèlement « sauvage » de navires une spécialité, 2 725 navires de propriété européenne ont ainsi été envoyés à la casse entre 2010 et 2017. 91 % ont été désossés directement sur des plages en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, en Chine ou en Turquie. Depuis le début de l’année, ces pratiques auraient déjà fait 18 morts et 9 blessés en Asie du Sud.
Les Européens, allemands et grecs en tête, portent une lourde responsabilité puisqu’ils fournissent chaque année peu ou prou 40 % des quelque 1 000 navires mis au rebut. La Commission européenne estime ainsi que l’UE « exporte » chaque année jusqu’à 1,3 Mt de substances toxiques.
Des réglementations et…
Européens ou presque… car il n’est pas rare – autant dire il arrive souvent – que ces bâtiments changent de pavillon au cours de leur dernière traversée (la base de données Equasis est éclairante à cet égard), le dépavillonnement étant fort utile pour échapper aux conventions internationales de contrôle des navires et vendre à des chantiers peu regardants. En 2017, 181 navires appartenant à l’Europe se sont retrouvés échoués en Asie et seuls 18 naviguaient encore sous pavillon européen…
Depuis des années, la problématique est prise en compte mais aucune législation en vigueur n’existe pour réguler ce marché.
Un règlement international visant « un recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires » existe pourtant. La convention de Hong Kong a été adoptée en 2009 mais est toujours lettres mortes, faute du quorum de ratification atteint, fixé à 15 États représentant au moins 40 % de la flotte mondiale de navires de commerce. La France
Un règlement européen de novembre 2013, qui doit s’appliquer au plus tard le 31 décembre 2018, vise aussi à garantir le recyclage des navires ressortissant d’un État membre européen dans des installations dites « sûres » car agréées. Cette liste se limite pour l’heure à 21 sites (dont 4 en France
Or voilà, si l’Europe possède des infrastructures respectant les conventions internationales, elles absorbent tout au plus 3 % des bateaux en fin de vie. Concurrence tarifaire oblige, les pays asiatiques restent les destinations les plus compétitives, avec 80 à 90 % de parts du marché de la démolition. L’Inde caracole en tête, avec de surcroît une réelle volonté politique: le Premier ministre, Narenda Modi, à peine nommé, n’a-t-il pas rebaptisé le ministère de la Marine en ministère de la Marine marchande et du Recyclage des navires et abaissé la taxe d’importation des navires en fin de vie de 5 à 2,5 %! Le Bangladesh et le Pakistan sont aussi des chantiers prisés.
La question qui dérange…
Dans ces contrées, les armateurs et/ou propriétaires des navires de commerce à désosser (les grands navires d’État sont démantelés en Europe) peuvent espérer récupérer entre 350 et 400 € par tonne de fer, contre à peine 100 € sur les rares chantiers européens, soit un différentiel qui peut aller jusqu’à 3 M€ sur un navire.
Les propriétaires sont-ils prêts à utiliser les sites agréés (et à payer!) pour verdir leur démolition? Il suffit de compter le nombre d’armateurs européens parmi les clients des chantiers navals basés en Asie du Sud qui se sont mis en conformité avec la convention de Hong Kong (ils seraient 70 en Inde). Non sans investissements conséquents: la « plage » bangladaise de Chittagong dit avoir dépensé pour cela entre 3 et 4 M$. Qui paie le surcoût? Bruxelles a un temps pensé (puis remis à plus tard) à soumettre les navires commerciaux de plus de 500 t, quel que soit leur pavillon, à un prélèvement de 0,05 €/t à chaque escale dans un port européen, ou à une taxe annuelle de 2,5 € /t pour les bateaux qui accostent régulièrement. Taxe qui serait remboursée au dernier propriétaire à condition que son recyclage soit réalisé dans une installation approuvée par l’UE.
L’effet Chine?
En attendant, cela bouge… ailleurs. La Chine a rejoint les partisans de l’écologisation de la démolition des navires. à en croire les déclarations du président Xi Jinping lors du 19e congrès quinquennal du Parti communiste chinois, stigmatisant l’industrie polluante du démantèlement des navires. Les licences d’exploitation de tous les chantiers, à l’exception de 2 ou 3, ont d’ores et déjà été suspendues.
Reste l’enjeu: relancer une industrie à la peine. Le Conseil économique et social (Cese) préconisait, dans un rapport sur « La Politique européenne de transport maritime au regard des engagements climat », de s’« adosser au Plan Juncker pour promouvoir les investissements privés dans ce secteur ».
Le retour sur expérience montrerait que les pays possédant un plus grand nombre de chantiers sont les plus vertueux. Le Danemark, qui compte trois grands chantiers de recyclage, aurait permis le recyclage de 56 navires au cours des trois dernières années contre 11 en Belgique qui n’en compte qu’un seul…
* Dans sa loi de Transition énergétique, la France impose aux propriétaires d’un navire battant pavillon français d’avertir les autorités des modalités de démolition de ses navires.
**Norvège (2013), République du Congo (mai 2014), France (juillet 2014), Belgique (mars 2016), Panama (septembre 2016) et Danemark (juin 2017).
*** Démonaval Recycling (76), Gardet & de Bezenac Recycling (76), Grand Port maritime de Bordeaux (33) et Les Recycleurs bretons (29). Liste disponible sur le site de EUR-Lex, décision 2018/684.