« L'écart de coût du carburant est désormais reconnu comme le principal obstacle à la transition du transport maritime et sa résolution nécessite une conversation franche sur l'ampleur du défi », tranche Camilo Perico, auteur de l’étude que vient de publier le cabinet de conseil britannique spécialisé dans le maritime UMAS.
« L'analyse montre que les coûts du carburant sont une composante majeure du coût global et donc le principal facteur du coût total d'exploitation », complète Nishatabbas Rehmatulla, chercheur principal à l'UCL Energy Institute et co-auteur de l'étude.
Alors que les armateurs ont commencé à faire part de leurs estimations concernant les tarifs qu'ils appliqueront pour transporter un conteneur dans un environnement où le carbone est tarifé, le consultant a cherché à estimer le(s) coût(s) potentiel(s) induits par le passage à un transport maritime de conteneurs zéro émission.
Pour rappel, lors de la dernière session du Comité de protection du milieu marin (MEPC) de l’OMI, instance où s’arbitrent entre États membres les règles régissant le transport maritime, il a été décidé d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2050 avec des objectifs intermédiaires de réduction de 20 % « en essayant d'atteindre 30 % » en 2030 et de 70 % « en essayant d'atteindre 80 % » en 2040, par rapport aux niveaux de 2008. Ce qui impose à l'OMI d’adopter à la fois une tarification des GES et une norme sur les carburants d'ici à la fin de 2025.
Quel est l’objet de cette étude ?
Pour les besoins de l’étude, les auteurs ont analysé le coût total d'exploitation [TCO, total cost of ownership, qui prend en compte à la fois l'investissement dans les navires et les dépenses d'exploitation, y compris les prix du carburant] d'aujourd'hui à 2050 et tenté d’évaluer le prix du carbone qui serait nécessaire pour combler l'écart de prix avec le carburant conventionnel.
« Deux précisions importantes sont nécessaires pour interpréter ces données », mettent en garde les analystes. Elles représentent le scénario le plus pessimiste. Elles ne prennent en compte que les réductions de coûts technologiques prévues pour 2030, 2040 et 2050 mais n’intègrent pas les réductions susceptibles d’alléger le « fardeau » des coûts, à savoir les subventions sur les carburants ou les réglementations régionales à venir, tels que la loi américaine sur la réduction de l'inflation (IRA), le Fit for 55 de l'UE (FuelEU Maritime et l'inclusion du transport maritime dans le système d'échange de quotas d'émission de l'UE) ou encore les prochaines mesures de tarification du carbone encore à confirmer par l'OMI et qui devraient entrer en vigueur à partir de 2027/28.
Quels ont été les partis pris ?
Les auteurs de l’étude se sont concentrés sur « deux des itinéraires de conteneurs les plus prometteurs » : une ligne transpacifique entre Shanghai et Los Angeles pour un navire de 15 000 EVP et des routes cotières en Chine pour un feeder de 4 000 EVP.
Ils ont délibérément retenu deux carburants du futur, le méthanol et l'ammoniac. Le premier est très populaire auprès des compagnies exploitant des porte-conteneurs (selon le courtier Braemar, il y avait 166 navires en commande à la date du 6 décembre).
Le second suscite encore beaucoup plus de réserves. Pourtant utilisé comme combustible, il n'émet pas de dioxyde de carbone (CO2), de monoxyde de carbone (CO) ou de particules fines, et surtout, n'est pas concerné par les problématiques associées à l'hydrogène : sa production et sa manipulation sont plus aisées et plus économiques tandis que les infrastructures existent déjà.
Quels surcoûts pour l'armateur et le chargeur ?
L’étude tend à montrer que l'exploitation d'un navire propulsé avec un carburant zéro émission en 2030 coûterait entre 90 et 450 $/EVP de plus (selon un scénario faible ou élevé) qu'un navire conventionnel sur la route transpacifique.
Cet écart se réduit dans la décennie suivante pour atteindre une fourchette de 115 à 380 $ en 2040 et moins de 100 à 350 $ en 2050.
Les surcoûts sont de l’ordre de 30 à 70 $/EVP en navigation hauturière en Chine.
Comparé aux taux de fret moyens observés depuis 2010 (à l'exclusion de la période de pandémie), il s'agirait d'une augmentation potentielle de 17 à 50 % sur la route transpacifique (à 2030) et de 9 à 17 % pour la route côtière chinoise
En 2030, le coût global de possession d’un navire sur une route transpacifique utilisant de l'ammoniac vert et du méthanol serait donc deux à quatre fois supérieur à celui d'un navire brûlant du fuel à teneur en soufre réduite à moins de 0,5 %.
L’écart de coût devrait se réduire à mesure que les combustibles neutres deviennent plus compétitifs. La plupart des scénarios indiquent un TCO de 2 à 2,5 fois celui du carburant conventionnel en 2040 et 1,5 à 2 en 2050.
Cela signifie que d’ici 2030, dans le meilleur des cas, pour opérer un porte-conteneurs zéro émission sur la route transpacifique, il faudrait 20 à 30 M$ supplémentaires par an, dont 18 à 27 M$ en carburants, et 4,5 à 6,5 M$ de plus (dont 3,6 à 5,2 M$ pour le bunker) sur la route côtière de la Chine.
Quels seront les arbitrages à faire ?
« Cette approche donne une idée des niveaux d’engagements requis dans la phase d'émergence des nouveaux carburants ainsi que du prix du carbone nécessaire pour combler l'écart entre carburants classiques et les alternatives vertes », ajoute le rapport.
Elle met aussi en lumière le prix à payer pour les pionniers armateurs en attendant d’être fixés sur les seuils de consentement des chargeurs à se voir surfacturer, est-on tenté d’ajouter.
Une équation est en outre à régler : « Ils ont un choix à faire, conviennent les deux auteurs, entre opter pour des carburants moins chers mais non extensibles, tels que le biométhane, qui deviendront plus chers à mesure que la demande dépassera l'offre, ou investir dans des carburants dont les dépenses d'investissement sont plus élevées mais qui stimuleraient le marché et deviendraient moins chers au fur et à mesure de, l'augmentation de la production et de la demande ».
Quel est le carburant le plus compétitif ?
Sur la route transpacifique, il ressort de l’analyse que l'écart de coût entre les deux types de carburants est élevé entre 2020 et 2030 mais devient ensuite moins cher entre 2030 et 2050. Plus le carburant est vert, plus le coût se soutage pèsera naturellement dans le coût total possession, représentant entre 75 % et 90 % en 2030 selon un scénario de coûts de carburant faible et élevé, tandis que pour le fuel, cette proportion est stable à 85 %.
Le méthanol vert reste, dans tous les cas, plus coûteux que l'ammoniac vert, du fait du recours à la technologie de captage du dioxyde de carbone présent dans l'air ambiant (direct air capture).
Ces projections se basent sur l'hypothèse selon laquelle le prix de l'électricité renouvelable baissera rapidement, en particulier dans des pays comme les États-Unis et la Chine, identifiés comme des candidats de choix pour la production d'hydrogène renouvelable.
Autre facteur à intégrer : au-delà de 2030, les contraintes liées au biométhane en raison de la forte demande et de la limitation de l'offre le soumettront à une grande volatilité, ce qui finira par le rendre moins viable que l'ammoniac vert vers 2035, relève le rapport.
Des inconnus ?
Il reste des inconnus : le seuil de consentement des chargeurs de payer pour des services de transport maritime à zéro émission et la vitesse à laquelle le cadre réglementaire se mettra en place afin de réduire au plus vite l'écart de coût entre carburants fossiles et bas carbone.
En marge de la COP 28, la semaine dernière, les PDG des cinq plus grands transporteurs européens – Vincent Clerc (Maersk), Rodolphe Saadé (CMA CGM), Rolf Habben-Jansen (Hapag-Lloyd), Søren Toft (MSC) et Lasse Kristoffersen (Wallenius Wilhelmsen) –, ont exhorté l'Organisation maritime internationale à créer les conditions réglementaires permettant d'accélérer la transition vers les carburants verts.
« Nous sommes convaincus qu'une collaboration encore plus étroite avec les régulateurs de l'OMI produira les mesures politiques efficaces et concrètes nécessaires pour soutenir l'investissement dans le transport maritime et les secteurs connexes qui permettront à la décarbonation de se produire au rythme requis », ont-ils entonné en choeur.
Les CEO des dites compagnies, dont certains ont enclenché les investissements (15 Md$ revendiqués par CMA CGM dans le GNL et le méthanol avec une centaine de navires ; Maersk dans une nouvelle flotte et son avitaillement de 24 navires au méthanol), appellent clairement à une date butoir pour interdire la construction de nouveaux navires alimentés uniquement par des énergies fossiles.
Dans la phase de transition, quand les deux types de carburants cohabitent, le club des Cinq propose un mécanisme de tarification des gaz à effet de serre (GES) qui consisterait à répartir la prime pour les carburants verts sur l'ensemble des combustibles fossiles utilisés. « Avec de faibles volumes initiaux de carburants verts, les effets inflationnistes sont minimisés. Le dispositif doit également comporter une incitation réglementaire croissante à réaliser des réductions d'émissions plus importantes », ont-ils fait valoir.
Adeline Descamps
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