Le pilotage maritime a-t-il une valeur autre que sa profondeur de champ historique (on trouve une trace de l’ancêtre du pilote maritime dans un guide rédigé pour des navigateurs marchands datant du premier siècle après JC) ? Cette assistance à la manœuvre au capitaine le temps du passage du navire dans la zone portuaire par des experts à la connaissance fine de la topographie et des risques pour la navigation, est-elle mesurable ?
C’est l’objet d’une étude coûts-avantages du pilotage maritime réalisée par la société d’études et de conseil TEMS (Transportation Economics & Management Systems), mandatée par l’IMPA (International Maritime Pilots' Association), l’association internationale des pilotes maritimes, seuls intervenants portuaires à monter à bord dans cet espace ultra codifié qu’est le navire.
Risque réduit à néant
« Nous pouvons estimer avec un degré élevé de certitude que la présence d'un pilote a un impact significatif sur la fréquence des échouements, des collisions et des autres accidents maritimes graves, et ce, quelle que soit la complexité des zones portuaires et côtières dans lesquelles les pilotes opèrent. Le recours au pilotage maritime réduit le taux d'accidents maritimes de 97,7 % et si des remorqueurs sont utilisés en même temps que les pilotes, la probabilité du risque est quasi inexistante, à 99,8 % », assurent les auteurs de cette recherche croisée, qui s’est appuyée sur l’observation de trois détroits.
L’étude présentée en fin d’année dernière à l’occasion d’un événement de l’IMPA tombe à point nommé pour défendre, le cas échéant, un pilotage maritime chroniquement visé par les mouvements de réforme.
Strictement encadré dans tous les pays d’Europe ayant une façade maritime, reposant sur la préoccupation des États de vouloir contrôler la navigation, le recours à ce service portuaire à l’accès protégé est rapidement assimilé à un monopole de facto (le pilotage est obligatoire), bénéficiant d’une immunité exceptionnelle parce que dérogeant aux règles de concurrence de principe. Cette sphère de sécurité que réexamine régulièrement la Commission européenne.
Évaluation de leurs services
Bruxelles doit précisément envoyer une évaluation de l’application de la législation relative à la fourniture de services portuaires et à la transparence financière des ports, au Parlement et au Conseil d’ici au 24 mars 2023 au plus tard. Ce règlement spécifiquement applicable aux ports, en vigueur depuis le 24 mars 2019, fixe notamment les règles relatives à la transparence financière, à la fourniture de services portuaires (soutage, manutention des marchandises, lamanage, services passagers, collecte des déchets d’exploitation des navires et des résidus de cargaison, pilotage, remorquage) et aux redevances d’infrastructure.
En France, où les autorités portuaires ne délivrent pas d’autorisation de manœuvrer aux navires sans qu’un pilote ne soit à bord, les bases de la réglementation à laquelle se réfèrent toujours les 334 pilotes (flotte d’une centaine de pilotines d’au moins 12 m de long), remontent à 1554 sous Henri III, qui a placé le contrôle de cette activité sous la tutelle de l’Amirauté. L’Ordonnance de Colbert de 1681 a ensuite défini les grands principes du droit du pilote et du capitaine de navire, toujours en vigueur. La responsabilité du pilotage et des stations de pilotage (30 aujourd’hui dont 22 en métropole), notamment pour la réglementation générale et le fonctionnement, relève aujourd’hui de l’autorité du ministre des Transports, avec les directions régionales des Affaires maritimes en bras armés.
Quels enseignements tirés de l’évaluation comparative du pilotage ?
« Les évaluations quantitatives et comparatives de la valeur du pilotage maritime sont difficiles. Il existe peu d'endroits dans le monde où l'on peut faire une comparaison directe entre la navigation pilotée et non pilotée dans les mêmes eaux », indique l’analyse de TEMS. Pour les besoins, le consultant a élaboré une première analyse coûts-avantages du pilotage maritime canadien en 2020 et s’est appuyé sur les bases de données d’échouement disponibles, à savoir celles des détroits du Danemark et de Puget Sound, bras de mer de l'océan Pacifique situé dans le nord-ouest de l'État de Washington. Enfin, une autre source étant devenue disponible, relative à la sécurité dans le détroit de Turquie, où l’accidentologie est de surcroît spécifique, l'IMPA a demandé à ce que ces résultats soit examinés « pour voir s’ils pouvaient corroborer l'analyse précédente ».
Ces dernières datas, qui portent à la fois sur les collisions et les échouements, ont été exploitées pour « estimer les intervalles de confiance [entre navires pilotés et navires non pilotés, NDLR] et la réduction du risque de pilotage », font valoir les consultants. En clair, il s’agissait de corroborer par d’autres données le fait que l'analyse d’une zone en particulier ne lui soit pas spécifique.
Trois cas d’école ?
Les données sur la sinistralité dans le Grand Belt, voie maritime assurant la moitié de la navigation entre la mer Baltique et la Cattégat, mais où le pilotage n'est pas obligatoire depuis le traité de Copenhague de 1857, a été réalisée à partir d'un échantillon de 1 810 navires à fort tirant d'eau, pour lesquels l'OMI recommande vivement d'embarquer un pilote. Les canaux du détroit danois – un ancien lit de rivière sinueux –, exigent des manœuvres compliquées pour les navires au tirant d’eau de plus de 11 m. La recommandation de l’OMI est plutôt respectée, à 96,3 %, et pour ces 1 743 navires accompagnés, aucun échouement n’a été observé. En revanche, pour les 67 navires non pilotés, 6,3 accidents de navigation ont été relevés (soit 9,4 %). « L'apport d'un pilote réduit à lui seul le risque d'accident maritime par 44 », appuie l’examen.
Dans le cas de Puget Sound, les pilotes utilisent souvent des remorqueurs pour les manœuvres des plus gros navires, notamment les pétroliers, dans les zones portuaires encombrées, un moyen supplémentaire pour limiter les risques d'échouements à la dérive ou de collision entre navires. En utilisant la même méthodologie, l’observation portant sur l’aide au pilotage de pétroliers, avec ou sans remorqueurs, indique que la probabilité d’un accident est 12 fois moins élevé lorsque le pilotage a recours à ces « escortes », et de 528 fois en cas d’usage conjoint du pilotage et du remorquage.
Avec pilotes mais sans remorqueurs, sur 20 000 navires, 28 avaries ont été enregistrées. Avec pilotes et remorqueurs, aucune. Concrètement, le pilotage prévient les incidents d'échouements « moteurs » et de collisions. Le remorqueur élimine le risque à la dérive.
Taille des navires et recours au pilotage
Dans le détroit de Turquie, qui se compose de deux choke point (Çanakkale et Istanbul), reliés par la mer de Marmara, c’est la manœuvrabilité des navires (en particulier pour les navires plus longs, en augmentation constante alors que les plus petits s’effacent) et moins le tirant d’eau qui est problématique. La navigation est contrariée par la nécessité d'effectuer une série de virages serrés dans un environnement de courants complexes, souvent défavorables, versatiles et qui peuvent circuler dans différentes directions à différentes profondeurs de la voie navigable. D’autant qu’il n’est pas possible de faire transiter qu’un seul navire de grande taille à la fois. Les données disponibles pour le détroit de Turquie ont permis d'analyser les accidents à partir d'un échantillon de 587 438 navires.
Alors que l'OMI y recommande la présence d’un professionnel, les autorités turques sont un peu plus insistantes pour les navires de plus de 150 m de long. L'observation démontre que l’augmentation la taille des navires va de pair avec celle de l’emploi d’un pilote. Les unités de plus de 200 mètres ont des taux « d'embarquement » de pilotes supérieurs à 99 %. En revanche, seuls 83,1 % des navires de la catégorie de 150 à 200 m y ont recours contrairement.
Et ce sont bien ces derniers qui présentent en effet la plus forte sinistralité : dans le détroit turc, un grand navire piloté de plus de 200 mètres a trois fois moins de probabilité d’accident qu'un petit navire non piloté de moins de 150 m.
La corrélation entre taille et coût de l’accident est par ailleurs probante. Ce paramètre était implicite dans l’analyse du détroit danois mais il est ici avéré par les chiffres : plus les navires sont grands plus les accidents sont coûteux. « Cette inflation des coûts ne peut être atténuée que par l'utilisation de pilotes et de remorqueurs pour ramener les taux d'accidents et les coûts à des niveaux acceptables. Cela souligne l'importance croissante du pilotage à l'avenir, car la taille moyenne des navires devrait continuer à augmenter », défend l’IMPA.
Un pilote en concurrence
« Rien ne prouve que la concurrence ait jamais amélioré la sécurité du pilotage. Les différentes tentatives ont inévitablement conduit à une augmentation des coûts et à un effet néfaste sur la sécurité », conclue l’IMPA, forte de cette étude inédite qui remet le pilote au coeur des enjeux de sécurité maritime.
Le retour sur expérience aurait tendance à le montrer. « En Argentine, une législation a été introduite pour revenir à un système de pilotage réglementé. En Australie, le pilotage ouvert à la concurrence fait l’objet d’un examen du fait des accidents survenus dans la Grande Barrière de corail. Les pilotes australiens travaillent désormais davantage et sont contraints d’accepter un travail à temps partiel, en dehors du pilotage, pour compléter leurs revenus, tandis que la formation en pâtit faute d’investissements. Les accidents qui en résultent sont bien documentés », dénonce l’association internationale.
Adeline Descamps