Peut-il y avoir une décarbonation heureuse alors qu’un navire coûtera nécessairement plus cher à la construction et à l’exploitation et qu’il sera soumis à des règles de plus en plus strictes ? Peut-on être raisonnablement optimiste alors que le transport maritime figure parmi les secteurs les plus rétifs à la décarbonation
À l’heure où le transport maritime entre dans une hyper régulation de ses émissions de gaz à effet de serre, les décisions d’investissement, qui doivent se prendre maintenant, restent tributaires de technologies à des niveaux de maturité encore faibles. Et quand elles sont connues, elles ne sont pas encore commercialisées et encore moins prêtes pour une distribution à l’échelle. Quant aux infrastructures d’avitaillement, le réseau reste à construire. L'investissement est encore compliqué par la diversité des options de carburants alternatifs (pas moins de cinq groupes de candidats : l'hydrogène, l'ammoniac, le méthanol, le méthane et les biocarburants).
Sur la base des projections, le coût total de possession des armateurs [qui comprend l’acquisition, l’exploitation et le personnel de maintenance] est jusqu’à deux fois plus élevé avec des carburants alternatifs.
Des solutions sont déjà disponibles
Éric Banel, directeur général des Affaires maritimes, de la Pêche et de l’Aquaculture (DGAmpa), qui intervenait dans le cadre du salon Euromaritime, qui se tient depuis ce 30 janvier et jusqu’au 1er février à Marseille, ne nie pas que la transition énergétique a un coût, ou plutôt un surcoût. La DGAmpa l'évalue à 1 Md€ par an à partir de 2025, 2 Md€ à partir de 2030 jusqu’à 10 Md€ en 2050, soit sur la période 2023-2050 entre 75 et 110 Md€.
« Mais on peut être raisonnablement optimistes car des solutions existent et sont déjà appliquées », balaie le représentant de l'administration. Il existe des tas de paramètres, qui relèvent de l’efficacité énergétique et opérationnelle, sur lesquels il est possible d’agir, signifie-t-il : conception de la coque, choix des peintures, optimisation des rendements propulsifs, consommation des équipements à bord du navire, etc.
Et d’autres se font jour, ajoute Pierre-Éric Pommellet, président du Gican (industrie navale), à l'instar de la technologie vélique sur laquelle la France à une avance technologique et un savoir-faire différenciant,
Qu'advient-il de la feuille de route ?
Identifier les leviers techniques à impact, cartographier les solutions françaises, caractériser les besoins et les freins, c’est la mission confiée aux groupes de travail, créés dans la foulée de la remise de la feuille de route décarbonation de la filière maritime française au gouvernement il y a un peu moins d’un an
Pilotée par la DGAmpa et le Cluster maritime français (CMF), ce travail méthodique est le fruit d’un travail collectif entre armateurs, énergéticiens, ports, chantiers navals et nautiques, équipementiers, architectes et bureaux d’étude, etc.
« Il y a une grande diversité d’attentes. Des groupes ont été créés par métiers pour avancer sur des solutions techniques pertinentes et adaptées », explique le DGAmpa. Ils sont tous pilotés par les plus grands acteurs de chaque filière, à savoir CMA CGM pour le groupe sur les porte-conteneurs, Louis Dreyfus Armateurs pour les grands navires de service, Brittany Ferries pour les ferries…, etc.
Des centaines de solutions françaises cartographiées
Une cartographie des technologies françaises, pour ce qui est des chantiers et équipementiers, a été également été dressée par le Groupement des industries de construction et activités navales (Gican), signale Pierre Éric Pommellet, son président. « Elle répertorie des centaines de solutions françaises accessibles et est disponible sur notre portail », ajoute-t-il.
Le PDG de Naval Group se veut aussi résolument optimiste. « Ce qui est important, c’est que la décarbonation s’applique avec des règles du jeu claires et identiques pour tous, qu’il n’y ait pas de rupture de concurrence. Si cette base est acquise, c’est une véritable opportunité pour les sociétés françaises », explique-t-il.
La bataille perdue de la construction navale française et européenne face à celle de Asie reste un souvenir douloureux. Aujourd’hui, les trois pays constructeurs de navires (Chine, Corée du Sud, Japon) accaparent plus de 80 % de la construction mondiale de navires. La Chine et la Corée du Sud se livrent actuellement une bataille sur les navires de plus grande valeur, tels les méthaniers, et s’activent pour ceux aux propulsions alternatives.
Il reste aux Européens quelques navires de plus grande technicité mais l’outil industriel s’est appauvri en plusieurs décennies.
Le marché carbone, une réalité...en Europe
Alors que le marché carbone pour le transport est une réalité à l’échelle européenne depuis le 1er janvier, marquant ainsi la première tarification du carbone pour le secteur dans le monde, la question de la répartition et de la destination des revenus tirés du système communautaire d’échange des quotas de carbone (SCEQE) n’est pas encore tranchée.
Les armateurs auraient aimé que l’OMI soit plus proactive sur le sujet pour éviter la superposition des réglementations régionales. « Mais l’Europe a avancé bien plus vite », reconnaît Éric Banel, rappelant que la France défend une ligne claire à l’OMI : celle d’une taxation à l’échelle internationale.
Pour rappel, depuis ce 1er janvier 2024, le transport maritime est entré dans sa première année au sein du SCEQE. Les navires de commerce de plus de 5 000 UMS de jauge brute sont désormais soumis à l’achat de quotas (droits d'émissions) pour le CO2 généré à chacun de leur voyage effectué dans les eaux européennes. Et ce, de façon graduelle : les compagnies maritimes devront soumettre des quotas équivalents à 40 % des émissions dès cette année puis à 70 % en 2025 avant de couvrir la totalité en 2026. Le méthane et le protoxyde d'azote seront pris en compte à partir de 2026.
Les voyages incluant des pays tiers seront taxés à hauteur de 50 % des émissions contre 100 % pour les voyages intra-européens et les séjours à quai.
Entre 8 et 10 Md$ de revenus
OceanScore estime que le SCEQE pourrait représenter un coût pour le transport maritime de l'ordre de 8 à 10 Md€ par an, une fois le système pleinement mis en œuvre en 2026, sur la base de son prix actuel sur le marché, d'environ 90 € pour une tonne d'équivalent CO2.
À l’OMI, où un engagement sur la neutralité carbone à horizon 2050 a été pris lors du Comité de protection du milieu marin (MEPC 80) en juillet, les armateurs militent pour que les fonds issus d’une éventuelle taxation internationale soient affectés au financement des innovations de rupture.
Selon Éric Banel, les droits perçus au niveau européen seront reversés au fonds européen Innovation (Innovation fund) pour soutenir des projets liés à la transition énergétique (en plus des programmes européens, type Horizon) tandis qu’une autre partie serait allouée aux États membres pour financer eux-mêmes leurs programmes de soutien à la décarbonation, à l’instar de France 2030 et du Corimer.
Adeline Descamps
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