Le temps est compté. Au regard des réglementations, dont les premières échéances tombent en 2030, les transporteurs disposent d’un temps limité pour arbitrer leur mix énergétique. C’est encore plus vrai pour les producteurs d’e-fuels au regard du temps de développement et de construction des projets.
Le jeune Bureau français des e-fuels, lancé il y a un an par les acteurs de la filière française dans la production des carburants de synthèse pour les secteurs de la mobilité lourde, vient de publier la seconde édition du baromètre initié il y a un an. Pour rappel, les e-fuels, qu’il s’agisse de méthanol, kérozène, méthane ou-ammoniac de synthèse, sont produits en combinant de l’hydrogène obtenu par électrolyse de l’eau alimentée par de l’électricité nucléaire ou renouvelable, et du carbone recyclé à partir de procédé industriel, de la biomasse ou capté dans l’air.
« Les secteurs aériens et maritimes sont aujourd’hui responsables de 6 à 8 % des émissions mondiales de GES alors que de nombreux travaux anticipent une croissance des échanges, rappelle la problématique Cédric de Saint-Jouan, porte-parole du Bureau français des e-fuels. Face aux défis, une palette de solutions de décarbonation devra être déployée, chacune appropriée à des contextes ou à certaines géographies. Parmi elles, les e-fuels ont pour avantage de reposer sur des briques technologiques maitrisées et d’être utilisables en l’état actuel des infrastructures et moyens de transport ».
Des réglementations pourtant incitatives
Le secteur bénéficie d'un puissant dopant : les réglementations. L'Organisation maritime internationale a assigné le transport maritime à réduire ses émissions de CO2 de 40 % d'ici à 2030. L’Europe d’Ursula von der Leyen, qui a entamé son second mandat le 18 juillet dernier à la tête de la commission européenne, a émis des objectifs encore plus ambitieux avec son fameux paquet législatif « Fit for 55 », feuille de route climatique de l’UE qui trace la voie pour réduire les émissions nettes des gaz à effet de serre (GES) d’au moins 55 % par rapport aux niveaux de 1990 d’ici à 2030.
Parmi les directives, dont les acronymes sont surtout connus des intéressés, il y a un ou deux textes sur lesquels les producteurs d’e-fuels peuvent s’appuyer : les ReFuelEU (aviation) et FuelEU (maritime), tous deux imposant l’intégration progressive de carburants durables à partir de 2025. Le FuelEU Maritime prévoit une réduction progressive de l’intensité des émissions de GES des carburants utilisés jusqu’à 80 % d’ici 2050 par rapport au référentiel actuel. Si, à la fin de l’année 2031, la part des énergies renouvelables dans les carburants marins est toujours inférieure à 1 % dans la consommation finale du secteur, une obligation de 2 % s’appliquera à partir de 2034.
Le règlement RED III porte sur la part d'énergies renouvelables contenue dans l’énergie qui sera fournie au secteur des transports : elle devra être d’au moins 1 % en 2025 et 5,5 % en 2030. Ces obligations devraient impacter 55 % des navires faisant escale en Europe, représentant 90 % des émissions du secteur maritime.
Vingt-six projets identifiés
Comme pour leur première étude, les auteurs ont passé en revue les besoins en en carbone, en électricité, en eau, en matériaux rares, en foncier, en investissement générés par 26 projets identifiés à divers stades d’avancement (contre 24 l’an dernier). Ils permettraient, selon ses auteurs, d’éviter entre 2,4 et 3,4 Mt d’émissions de CO2 par an.
Ensemble, les projets cartographiés représentent une capacité totale de production de 906 000 tonnes équivalent pétrole (ktep), soit une hausse de 38 % par rapport à l’édition précédente. Les projets sont quasi intégralement tournés vers la décarbonation de l’aviation avec 13 projets et 426 ktep (kérosène de synthèse, hors co-produits) et du maritime pour 300 ktep (e-méthanol essentiel) concentrés sur quatre investissements. La place du e-méthane est encore marginale, limitée principalement à de la R&D.
S’ils sont répartis sur 17 départements de l’Hexagone, plus d’un quart sont localisés au sein de l’Axe Seine (3) ou à proximité de Fos-sur-Mer (4), soit « proches des gisements de CO2 facilement captables », précise le rapport, et des sites de consommation finaux des e-fuels que seront les ports (notamment Le Havre, Fos-sur-Mer et Dunkerque) pour l’e-méthanol et les principaux aéroports pour l’e-kérosène. « Leur acheminement pourra se faire par camion, train ou encore par canalisation. Le transport par canalisation se révèle plus efficace pour de grands volumes : il consomme sept fois moins d’énergie que le camion au diesel, pour un impact carbone 28 fois moindre », anticipent les auteurs.
6,4 millions de barils en moins
Une donnée intéressera plus particulièrement les ports : les projets condamneraient la production et l’importation de 941 Ktep de pétrole, soit 6,4 millions de barils, dont 43 % transportés par la mer. D’après les données du Service des données et études statistiques (SDES) et du Ministère de la transition énergétique, la France a importé en 2022 près de 41,9 Mtep de pétrole brut pour alimenter ses sept raffineries. Selon l’UFIP, Marseille a représenté 40 % du trafic de pétrole brut et produits pétroliers, Le Havre, 30 % et Nantes Saint-Nazaire, 14 %.
À l’inverse, si la France ne développe pas sa propre filière de production d’e-fuels, elle devra recourir massivement à l’import de e-molécules. « Dans le seul secteur de l’aviation, la facture pourrait s’élever à 2,6 Md€ en 2035 si aucune production domestique ne se développe », peut-on lire.
Une adoption des e-fuels encore timide dans le shipping
La transition vers les e-fuels dans le secteur maritime est encore timide. Ces quatre dernières années, ce sont ainsi 61 navires qui ont été achetés ou qui ont fait l’objet d’un retrofit pour adopter une motorisation compatible avec ces nouvelles molécules, les plus matures étant le bio/e-méthanol et le bio/e-méthane et bio/e-GNL. L’e-ammoniac est également en cours d’exploration. Économique et n’émettant pas de CO2 à la combustion, sa toxicité reste problématique.
Parmi les armateurs européens, MSC et Maersk exceptés car n’ayant pas renseigné ce point, c’est CMA CGM qui se distingue avec 44 navires compatibles avec les e-fuels, soit une capacité de près de 570 000 EVP tandis que la flotte du transporteur allemand Hapag-Lloyd n’en compte que cinq à ce stade (50 500 EVP).
Des besoins en commodités conséquents
S’ils se réalisent, les différents projets cartographiés nécessiteront 24 TWh d’électricité de sources renouvelables ou nucléaire, représentant 3,4 % des capacités de production d’électricité bas carbone prévues par la stratégie française Énergie-Climat. La prochaine Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE3) était en attente (et l'est toujours) à la date de rédaction de ce document.
La disponibilité du CO2 est également problématique : les projets étudiés nécessiteront 2,6 Mt de CO2 par an, soit 2,2 % du volume actuel produit par les 445 sites émettant plus de 30 000 t de CO2 et 10 % de CO2 biogénique. « La capacité à mobiliser ces sources se pose, compte tenu de la non-éligibilité après 2040 du CO2 fossile pour la production d’e-fuels bas carbone ».
Les émissions actuellement produites sont à 78 % d’origine fossile et 22 %
d’origine biogénique (produit par la transformation, la décomposition ou la combustion de matières organiques d’origine biologique). Or, le cadre réglementaire européen privilégie à long terme (au-delà de 2040) le captage et l’utilisation du CO2 biogénique pour la production des e- fuels éligibles
Les producteurs d’e-fuels s’accordent à dire que l’électricité est, avec le CO2, la ressource critique de la chaîne de production même si la France dispose d’un parc électronucléaire et hydraulique permettant de produire une électricité bas carbone. Mais des conflits d’usage vont se poser. Selon des projections réalisées par RTE, la demande en électricité pourrait atteindre 580 TWh en 2035 (contre 445 TWh en 2023).
En revanche, affirment les auteurs, l’eau, essentiel à l’électrolyse, ne devrait pas être un frein au déploiement des projets. C'est moins vrai pour les matériaux rares. Selon les choix réalisés concernant les technologies d’électrolyse de l’eau et les types de catalyseurs, ils pourront nécessiter jusqu’à 14 métaux et minéraux rares différents (cobalt, zirconium, nickel ou encore titane). Certains font partie de la liste des 34 matières premières critiques identifiées au niveau européen, au regard de leur rareté et des problématiques de sûreté de leur approvisionnement (Critical Raw Materials Act).
En l’état actuel du marché, les fabricants d’électrolyseurs dépendent déjà d’un nombre limité de pays pour leur approvisionnement en matériaux rares, aussi bien pour leur extraction que leur raffinage. Un approvisionnement d'autant plus menacé qu'ils sont nécessaires aussi aux panneaux photovoltaïques, éoliennes et autres batteries....
Pas encore au stade des décisions finales d'investissement
Le total des dépenses d'investissement programmés pourrait dépasser les 10 Md€ à horizon 2030. Encore dans les limbes préliminaires de développement, la plupart n’ont pas franchi la barrière des décisions finales d’investissement (FID). « Un soutien public direct et indirect et un cadre clair sont nécessaires », plaide l'organisation professionnelle. Le coût de revient des e-fuels est aujourd’hui jusqu’à huit fois plus élevé que celui de leurs équivalents fossiles.
« Sans décisions politiques pour investir massivement dans l'énergie éolienne et la production à grande échelle d'hydrogène vert, les compagnies n'ont aucune chance d'obtenir des versions propres de carburants tels que le méthanol et l'ammoniac pour alimenter les navires marchands sans carbone », a indiqué à la presse spécialisée danoise Uwe Lauber, PDG de MAN Energy Solutions, dont les moteurs sont prêts à intégrer du méthanol vert et de l'ammoniac.
« Le transport maritime doit remplacer 300 Mt de fioul lourd. Cela signifie 120 Mt d'hydrogène uniquement pour cette industrie », ajoute le patron du motoriste allemand. Des alertes opportunes alors que le MPEC 82, qui se tient cette semaine, doit aborder les « mesures de moyen terme », qu'elle soit technique ou économique, à savoir l’adoption d’une norme sur les carburants (rendre les navires plus propres) et une réglementation sur la tarification du carbone (faire payer les pollueurs).
Autre mauvais signal, Maersk, pionnier des commandes de navire au méthanol, a commandé des porte-conteneurs au GNL, carburant qu'il vouait pourtant aux gémonies pour son bilan carbone mais qui a l'avantage d'être disponible en abondance. Les difficultés d'approvisionnement en méthanol, bien qu'il ait signé une dizaine de contrats d'achat de long terme, n'y sont sans doute pas étrangères.
Adeline Descamps