Dans son pavé annuel sur le transport maritime Review of maritime transport, rendu public ce 12 novembre, la Cnuced promet un épisode dépressif majeur. Le commerce maritime international, abonné à la croissance ces dernières années, va basculer dans le négatif en 2020. Les tensions commerciales avaient entamé le travail de sape en 2019. La crise sanitaire va parachever l’opération. En deux ans, la croissance des volumes transportés aura bien dégringolé.
ll va falloir s’y plier. Le coronavirus introduit un biais. Il faudra désormais appliquer au moindre fait et geste économique de l’année 2020 une grille d’interprétation « Covid ». En l’occurrence, alors que la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) vient de rendre public son état des lieux annuel sur le transport maritime, le virus prive le lecteur d’une question fondamentale : de combien aurait été la chute en 2020 si les germes ne s'étaient pas infiltrés dans les rouages de l’appareil productif mondial ?
La Cnuced prévoit un passage en territoire négatif du transport maritime en 2020, en diminuant de 4,1 % en 2020. L’année 2019, sur laquelle porte l’analyse, s’était déjà matérialisée par un ralentissement de la dynamique avec des volumes plafonnant (+ 0,5 %), à 11,08 milliards de tonnes. 2018 avait offert au transport maritime une croissance de 2,8 % mais qui était déjà en repli par rapport à 2017. Parallèlement, le trafic portuaire mondial de conteneurs décélère également où une timide augmentation de 2 % se substitue à une plus poussée qui fut plus franche en 2018 (+ 5,1 %).
« Les tensions commerciales persistantes et la forte incertitude politique ont sapé la croissance de la production économique mondiale et du commerce des marchandises, indiquent sobrement les auteurs de l’étude. Les perspectives à court terme du commerce maritime restent sombres. »
2019 décortiquée en près de 200 pages
L'examen du transport maritime en 2020 passe en revue les principales évolutions de l'économie du commerce des marchandises : les facteurs qui façonnent l'offre d'infrastructures et de services de transport maritime, les performances du secteur à l'aide d'une série d'indicateurs sur les escales, les temps d'attente dans les ports, la connectivité et l’empreinte environnementale des navires, les évolutions juridiques et réglementaires, ainsi que les tendances en matière de technologie et d'innovation.
Mais fait exceptionnel, le rapport consacre un chapitre à la tempête sanitaire, disséquant le process de destruction de la pandémie (que le JMM a traité en profondeur dans son numéro Le Choc avec entretiens à l’appui, paru à l’issue du premier semestre) et son effet « accélérateur » de nouvelles tendances qui « pourraient remodeler le paysage du transport maritime » à commencer par la contestation d’une certaine pratique de la mondialisation, matrice des échanges maritimes. Le secteur, déjà confronté au protectionnisme commercial et aux politiques de l’entre-soi, devra aussi composer avec bien d’autres changements de paradigmes. En voici quelques-uns selon l’agence des NU.
Changement de la structure des échanges
Le sourcing est en mouvance. La recherche d'autres marchés et fournisseurs s’est matérialisée par une réorientation des flux de la Chine vers d'autres marchés, notamment dans les pays d'Asie du Sud-Est. Les États-Unis ont pour leur part augmenté leurs exportations de marchandises vers le reste du monde, ce qui a contribué à compenser quelque peu la réduction de leurs exportations vers la Chine. La Cnuced estime que la guérilla douanière a amputé le commerce maritime de 0,5 % en volume en 2019, l'impact global étant atténué par le repositionnement des flux sur les marchés alternatifs.
La croissance des flottes reste une préoccupation
Au début de 2020, la flotte mondiale totale s'élevait à 98 140 navires marchands de plus de 100 tonnes de jauge brute, soit une capacité de 2,06 milliards de tpl. En 2019, la flotte mondiale de navires commerciaux a augmenté de 4,1 %, ce qui représente le taux de croissance le plus élevé depuis 2014, mais reste inférieur aux niveaux observés pendant la période 2004-2012.
Les transporteurs de gaz ont connu la croissance la plus rapide, devant les pétroliers, les vraquiers et les porte-conteneurs, dont la capacité a « atteint un sommet », avec une augmentation de 10,9 %. Les plus grands porte-conteneurs sont désormais aussi grands que les plus grands pétroliers et plus grands que les plus grands vraquiers et paquebots.
Navires plus grands, ports moins nombreux, coût du transport plus élevé
Si les économies d'échelle générées résultant du déploiement de navires plus grands profitent aux transporteurs maritimes, notent les auteurs de la revue – une augmentation de la taille moyenne des navires en escale de 1 % en réduit le temps –, elles ne bénéficient pas nécessairement aux ports et aux transporteurs assurant la couture avec la terre. Car elles augmentent souvent le coût total du transport tout au long de la chaîne logistique (demande accrue de camions, de liaisons intermodales, d'investissement supplémentaires pour le dragage et de grues plus grandes…).
Les économies réalisées ne sont pas toujours répercutées sur les clients sous la forme d'une baisse des taux de fret tandis que les coûts supplémentaires devront être supportés par les chargeurs, les ports et les prestataires de transport intérieur.
Performance des taux de fret malgré la pandémie
La quasi disparition de la demande a obligé les compagnies de transport par conteneurs à adopter des stratégies de retrait de l’offre – suspension des services, annulations des départs programmés, repositionnement des navires – pour garantir leur viabilité économique et réduire leur coûts. Du point de vue des chargeurs, cette stratégie s’est traduite par de nombreuses perturbations, limitations d'espaces et retards de livraisons.
La stratégie s’est avérée payante pour les compagnies maritimes puisqu’au cours du premier semestre 2020, les taux de fret ont été plus élevés qu'en 2019 sur la plupart des itinéraires. Les grands transporteurs de la ligne régulière ont par ailleurs publié des bénéfices. Les effets durables sur la chaîne restent à analyser.
Forte volatilité des taux de fret dans les vracs
Pour les pétroliers comme pour les vraquiers, la première partie de l’année rime avec extrême volatilité.
Les pétroliers ont paradoxalement profité de l’effondrement des cours pétroliers qui a provoqué une ruée sur les VLCC de la part des négociants mais aussi des compagnies pétrolière pour servir de stockage flottant au surplus de pétrole à bas prix qui continuait de s’écouler (faute d’un accord entre les producteurs de l’OPEP et de leur alliés OPEP +) mais dont le monde ne voulait plus. Le super contango a rendu le stockage du pétrole pour les ventes futures particulièrement rentable. Les taux de fret ont ensuite fortement chuté, dès le mois de mai, avec environ un tiers du total des navires bloqués en stockage flottant qui ont repris leur activité commerciale.
Les taux de fret du vrac sec, influencés par les déséquilibres de l'offre et de la demande, ont été mis à mal par l’arrêt des activités des secteurs industriels et automobile. En conséquence, les taux sont bipolaires, en particulier pour les catégories de navires les plus grands.
Les gens de mer, essentiels mais invisibles
En raison des restrictions liées à l'épidémie, un grand nombre de marins ont vu leur service prolongé à bord des navires après de nombreux mois en mer, ne pouvant être remplacés ou rapatriés après de longues périodes de service. D'autres, en pause entre deux missions, n’ont pas pu repartir en mer, « ce qui a eu des conséquences désastreuses sur leurs revenus personnels », indique la Cnuced, qui aux côtés d'autres organisations a multiplié les appels pour que les gens de mer, quelle que soit leur nationalité, soient désignés comme des travailleurs clés et de facto, exemptés des restrictions imposées à la mobilité.
Des exigences environnementales plus strictes
C’est un fait et le Covid a sans doute amplifié le phénomène. Les émissions de gaz à effet de serre du transport maritime international figurent plus que jamais à l'agenda politique international. La Cnuced constate un progrès, qu’une étude de l’OMI avait mis en exergue cet été : l'augmentation de la taille des navires, combinée à de multiples gains d'efficacité et au recyclage des navires moins performants, a freiné la croissance des émissions de dioxyde de carbone, malgré l'augmentation du tonnage total de la flotte. « Toutefois, ces améliorations marginales ne seront pas suffisantes pour réduire de manière significative les émissions globales de dioxyde de carbone, comme le prévoit l'objectif de l'OMI de réduire les émissions annuelles totales de gaz à effet de serre d'au moins 50 % d'ici 2050 par rapport aux niveaux de 2008 ». La réalisation de ces objectifs nécessitera des changements radicaux dans la technologie des moteurs et des carburants. Personne ne le conteste, les armateurs en premier lieu. (cf. ICS : La décarbonation du transport maritime représente « un iceberg financier » )
Les héritages de la pandémie, changements de paradigme
La gestion des risques et la nécessite de renforcer « la résilience » sont devenus les nouveaux mantras. « Les plans de continuité des activités et les mécanismes d'intervention d'urgence n'ont jamais été aussi essentiels que dans le cas de la crise sanitaire, souligne l’organisation des Nations unies. Cette expérience a mis en évidence la nécessité de calibrer le transport maritime en fonction de l'exposition aux risques. La compréhension de l'exposition, des vulnérabilités et des pertes potentielles est essentielle pour renseigner les critères et les mesures d'évaluation et de gestion des risques ».
La Cnuced s’attend à ce que les systèmes d'alerte précoce, la planification de scénarios, l'amélioration des prévisions, le partage d'informations, la transparence de bout en bout, l'analyse des données, les compétences en matière de gestion des risques...« figurent plus en évidence dans les programmes politiques et les plans d'activités du secteur ».
Nouveaux modèles de mondialisation
La Cnuced en est convaincue : le ralentissement de la mondialisation, qui se traduit par une baisse des ratios commerce/produit intérieur brut (PIB) observée depuis la crise financière de 2008 et une régionalisation des échanges commerciaux, devraient modifier en profondeur l’approvisionnement (au profit du multisites) et la mécanique du juste-à-temps.
Pour absorber ces impacts, « il sera de plus en plus important d'investir dans l'entreposage et le stockage afin de garantir des stocks de sécurité. L’organisation de la supply chain sera réévaluée pour inclure des considérations telles que la résilience et la robustesse. »
Nouveaux consommateurs post-Covid
L’e-commerce va influer sur les exigences de production et de transport. « Ces tendances vont probablement mettre l'accent sur le dernier kilomètre de transport et promouvoir des circuits courts. Elles entraîneront une augmentation de la demande d'entreposage et des stocks, s'écartant ainsi des modèles établis qui favorisaient un inventaire et un stockage réduits. » Les technologies imprégneront davantage les chaînes d'approvisionnement et leurs réseaux de distribution, y compris le transport et la logistique.
Cybersécurité, enjeu capital
Les normes et l'interopérabilité s’imposant, la cybersécurité devient une préoccupation majeure. Les attaques récentes contre CMA CGM et l’OMI, avec effets paralysants sur les chaînes d'approvisionnement, en font une urgence. Le recours accru aux technologies digitales va accroître les risques et aggraver les vulnérabilités.
Six recommandations
Comme elle en est coutumière, la Cnuced termine son propos par six recommandations « pour une action politique urgente », indiquant que « l'ampleur, la complexité et l'urgence exigent une approche globale, systémique et coordonnée au niveau mondial. Ces questions ne peuvent être traitées efficacement au cas par cas, de manière bilatérale ou entre un nombre limité de pays. »
Au programme, les tensions commerciales, le protectionnisme, les restrictions à l'exportation ; la mondialisation remodelée et les approches de multi-sourcing ; l’adoption des technologies et la numérisation pour une plus grande efficacité (énergétique, productivité dans les transports, facilitation des transports, sécurité) ; l’exploitation de nombreuses sources de données pour analyser et améliorer les politiques ; des systèmes de transport maritime agiles et résilients ; le changement climatique à l’ordre des plans de relance...
« La pandémie COVID-19 est un test décisif, non seulement pour la mondialisation, mais aussi pour une collaboration internationale afin de garantir des réponses politiques coordonnées. Pour faire face aux défis à venir, les décideurs politiques devraient veiller à ce qu'un soutien financier, une coopération technique et un renforcement des capacités soient fournis aux pays en développement, en particulier pays les moins avancés, les pays en développement sans littoral et les petits États insulaires en développement. » Ce que l’agence onusienne, créée pour intégrer les pays en développement dans l'économie mondiale, devait dire...
Adeline Descamps