Chacun cherche sa voie ou plutôt ses voies. La neutralité climatique dans le transport maritime ne se concrétisera pas sans une « quatrième révolution de la propulsion ». Aucune des énergies dites à émissions nulles n’existe actuellement sur étagères. Que ce soit l’hydrogène, le méthanol, l’ammoniac, les technologies nécessitent beaucoup d’efforts financiers et de développement avant de pouvoir les hisser à un stade industriel. En attendant, les armateurs composent leur mix énergétique et font des arbitrages. Chaque engagement en faveur d’une énergie plus qu’une autre a valeur de chèque en blanc signé auprès des énergéticiens afin qu’ils amorcent la pompe.
CMA CGM poursuit sur sa ligne en cohérence avec ses choix de décarbonation arbitrés en faveur du GNL, énergie qui va propulser 77 de ses porte-conteneurs neufs d’ici 2025 et déjà configurés (« e-methane ready) pour pouvoir consommer du bio-GNL et stade ultime, des méthanes de synthèse ou e-méthane, ces derniers étant produits à partir d’électricité renouvelable (issu du solaire ou de l’éolien par exemple) ou du CO2 capté via le procédé Carbon Capture and Storage.
Version bas carbone du gaz, produite à partir de la dégradation de déchets agricoles, agroalimentaires ou encore industriels, le bio-GNL donne au GNL un nouvel horizon, alors que ses performances pour répondre aux enjeux du réchauffement climatique sont de plus en plus contestés, y compris par de grandes institutions financières mondiales dont l’effet repoussoir nuit au financement des développements de ces technologies. Alors que le GNL ne permet de réduire que de 20 à 25 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à un carburant conventionnel, les derniers développements autour du bio-GNL permettent d’abattre jusqu’à 67 % par rapport au VLSFO (< à 0,1 % de teneur en soufre) en well-to-wake (la chaîne de valeur complète, du « puits à la pompe ») et de 88 % en tank-to-wake (à l’échelle du navire).
CMA CGM et Engie, partenaires industriels autour du bio-GNL
Sécuriser les approvisionnements
Pour sécuriser ses approvisionnements, le troisième armateur mondial de porte-conteneurs multiplie les gestes, depuis son annonce au Global Compact (Pacte mondial des Nations Unies) le 8 avril 2021, pour favoriser le développement d’une filière autour du biométhane. Lors de cette rencontre, Rodolphe Saadé avait lancé un premier signal au marché en faisant part de l’achat de biométhane dans des volumes offrant une année d’autonomie à deux porte-conteneurs intra-européens de 1 400 EVP.
L’annonce qui a été faite le 30 juin à l’occasion du sommet mondial de Lisbonne sur les océans se veut être la première concrétisation de son partenariat signé en novembre dernier avec Engie pour accélérer la production industrielle de bio-GNL et de ses dérivés verts. Mais il s’agissait alors de partage d’expertises et de R&D pour avancer « sur des technologies clés, comme la capture du carbone et la production d’hydrogène vert », toutes deux nécessaires pour produire de l’e-méthane.
Cette fois, les deux groupes vont investir 150 M€ dans une unité de production et commercialisation de biométhane de deuxième génération (projet baptisé Salamandre), partant d’une capacité de 11 000 t en 2026 mais avec pour ambition de la porter jusqu’à 200 000 t d’ici 2028.
Implantation havraise
L’implantation du site est pressentie au Havre, précise le groupe, notamment parce qu’il peut s’inscrire dans le cadre du Programme d’investissement d’avenir « Le Havre, Ville portuaire intelligente » et bénéficie du soutien de la Communauté urbaine Le Havre Seine Métropole. Ainsi, l’unité, qui exploitera la technique de la pyro-gazéification, serait dans ce cas alimentée par de la biomasse sèche issue des filières locales forestières et de combustibles solides de récupération.
Le communiqué envoyé après l’annonce est plutôt économe en informations économiques : l’actionnariat sera détenu « en majorité » par les deux industriels, ce qui suppose qu’il est ouvert à d’autres. Une décision d’investissement doit intervenir d’ici la fin 2022, précise encore CMA CGM. Mais alors que le Fonds innovation de la Commission européenne a été sollicité – le projet est en effet dans les clous des objectifs de dépendance énergétique du plan RepowerEU – il n’est pas dit si le lancement de l’un est conditionné au soutien de l’autre.
Passage à l’échelle industrielle
Avec cet investissement commun, Engie passe à l’industrialisation de la technologie qu’il a éprouvée au sein de son démonstrateur Gaya. Construit près de Lyon, inauguré fin 2017, le site pilote a expérimenté à l’échelle semi industrielle un réacteur de méthanisation de deuxième génération pour exploiter la biomasse sèche lignocellulosique. Dans le projet Gaya, la méthanisation, qui permet de décomposer des déchets organiques par anaérobie (en l’absence d’oxygène), n'est que la dernière étape d'un processus plus sophistiquée de pyro-gazéification et de purification des matières.
Pour rappel, trois générations de production du biométhane coexistent actuellement. La première – mature et au stade industriel –, est celle de la méthanisation qui permet de produire du biogaz soit directement valorisé sous forme de chaleur et/ou d’électricité soit épuré pour en faire du biométhane avec des valorisations comparables au gaz naturel.
La seconde comprend deux voies de production, pour un horizon de maturité à 2030. La pyro-gazéification et le power-to-gaz. Enfin la troisième, à horizon plus incertain, à partir des microalgues et un procédé de méthanisation.
Si Engie peut aujourd’hui mettre cette technologie éprouvée techniquement au service d’un projet industriel et commercial commun avec CMA CGM, faut-il en déduire qu’il a résolue une partie de l’équation économique qui consiste à réduire les coûts de production ? Avant l’annonce de CMCGM, le fournisseur de gaz projetait déjà un passage au stade industriel et le port du Havre était alors déjà mentionné comme site d’implantation possible.
CMA CGM voit dans le power-to-gaz une solution d'avenir pour ses navires
Investissement dans le power-to-gaz
L’association négaWatt considère le power-to-gas et la méthanation « comme des clés de voûte incontournables des systèmes énergétiques de demain » et estime que les progrès dans les catalyseurs devraient permettre une production de méthane à plus grande échelle.
CMA CGM semble partager le même horizon. En phase avec son approche d’investissement technologique, le groupe marseillais a rejoint en mai dernier les neuf partenaires de Jupiter 2000, le démonstrateur industriel piloté par GRTgaz sur la zone portuaire de Fos-sur-Mer. L’armateur voit dans le power-to gaz un autre levier en faveur de l’industrialisation de gaz non fossiles. La technologie, considérée comme l’un des trois principaux procédés de production de gaz vert après la méthanisation et la gazéification, permet notamment de valoriser les surplus d’électricité en les utilisant pour produire de l’hydrogène par électrolyse de l’eau. L’hydrogène produit peut ainsi être combiné, par un processus industriel de méthanation, à du CO2 pour obtenir du méthane de synthèse.
20 % de la demande mondiale de gaz
Selon l’Agence internationale de l’énergie, biogaz et biométhane pourraient d’ores et déjà couvrir environ 20 % de la demande mondiale de gaz si les ressources « durables » actuellement disponibles (excluant celles entrant en concurrence avec l’alimentation pour les terres agricoles) étaient pleinement consacrées à leur production. Dans son scénario Sustainable Development, l’AIE estime que le développement du biométhane pourrait « éviter l’émission d’environ 1 000 Mt de gaz à effet de serre en 2040 ».
Reste que le coût de production est encore plus de cinq fois plus cher voire plus que le prix de gros du gaz naturel, d’où l’absolue nécessité d’accompagner leur émergence de dispositifs publics volontaristes.
Adeline Descamps