Aux premières loges de l’Arctique, la Russie, qui considère la Route maritime Nord (RMN), à moins de 370 km de ses côtes, comme partie intégrante de ses eaux territoriales, s’active depuis des années pour rendre les eaux glacées praticables toute l'année.
Pour cause, le tronçon oriental du passage du Nord-Est (dit PNE), reliant la mer de Béring à celle de Barents le long des côtes sibériennes, offre un raccourci de quinze jours par rapport au transit time entre Europe et Asie.
200 Mt de marchandises d'ici à 2030
La fenêtre de passage de la RMN, qui n’est encore sillonné que par quelques dizaines de navires chaque année, s’élargit de plus en plus avec le réchauffement climatique. Alors que cette artère glacée était encore praticable de juillet à décembre, elle ouvre désormais avec deux mois d’avance.
L’exploitation des ressources gazières est bel et bien le moteur de cette quête absolue de navigation. Cette route permet déjà, dans les mois « estivaux » le transit de GNL, puisé par le géant russe du gaz Novatek dans les gisements des péninsules russes de Yamal et de Gydan, et acheminé vers l'Asie au moyen d’une flotte de méthaniers brise-glace de classe Arc7.
Le président russe Vladimir Poutine, qui a fait de l'Arctique progressivement libéré des glaces le symbole d'une nouvelle suprématie, entend porter à 200 Mt le volume de marchandises transitant par la RMN d'ici à 2030, soit six fois plus que le trafic de 2022 (de l'ordre de 34 Mt)..
RMN praticable dès 2024
Alexei Likhachev, le PDG de Rosatom, seul constructeur et opérateur de brise-glace nucléaires au monde, a annoncé au gouvernement dans le cadre d’une séquence d’informations sur les développements arctiques que la navigation par la RMN serait praticable toute l’année dès 2024.
Il est difficile de ne pas voir un lien entre cette accélération et l’éventualité d’une sanction frappant le GNL russe par l'Union européenne (les Pays-Bas ont ouvert la séquence), qui l’oblige à réorienter ses flux. C'est déjà le cas pour ses hydrocarbures.
Si les entreprises d'État Novatek, Rosatom, Norilsk Nickel et Rosneft sont devenues les cibles des sanctions occidentales, les projets russes autour du GNL dans l'Arctique n'ont pas été pour l’instant inquiétés. « Malgré les sanctions, y compris les restrictions sur la fourniture d'équipements, aucun des grands projets dans l'Arctique n'a interrompu la mise en œuvre de ses plans », a assuré le dirigeant de Rosatom.
Une flotte de 153 navires engagée selon Moscou
Pour servir son ambition, la Russie se dit engagée dans une nouvelle flotte de brise-glace et de transport de classe glace, totalisant 153 navires (soit un besoin de 7 500 marins) mais qu’elle doit faire construire sans les technologies des pays qui lui sont hostiles.
Raison pour laquelle elle a réactivé son chantier naval de Zvezda dont elle est en train de développer les capacités. Les experts doutent néanmoins que le pays puisse se passer des technologies occidentales.
En novembre 2022, un troisième brise-glace nucléaire, baptisé l'Oural, a été livré à Rosatom par le chantier naval Baltic de Saint-Pétersbourg. L’événement a fait l’objet d’une cérémonie à Saint-Pétersbourg en présence de Vladimir Poutine et retransmise par visioconférence.
C'est le troisième exemplaire (après les Arktika et Sibir) à être livré sur une série de cinq unités. Le navire de 170 m de long pour 34 m de large avec 10,5 m de tirant d’eau peut fendre la glace jusqu'à 3 m de profondeur.
Mais sa principale caractéristique réside dans sa conception à double tirant d'eau, qui lui permet de s'adapter selon la zone de navigation, en mer Arctique ou dans les estuaires peu profonds des rivières par exemple.
Un navire russe à propulsion nucléaire, de grande puissance (120 MW) et de 300 m de long, doit également voir le jour en 2027. Il sera capable de franchir des glaces épaisses de 4 m.
Réaction des ONG
Sian Prior, conseiller principal de la Clean Arctic Alliance, une fédération de 18 ONG, n'a pas tardé à réagir. L'association est l'une des plus actives dans la défense de l’Arctique et l’une des plus militantes au sein de l’OMI pour obtenir l'interdiction des combustibles fossiles.
L’OMI a fini par adopter en juin 2021 cette mesure pour les navires exploités dans les eaux arctiques entre 2024 et 2029.
« Brûler encore plus de combustibles fossiles dans la région ne fera qu'exacerber les impacts sur le climat. Les émissions de gaz à effet de serre produites par les navires opérant dans l'Arctique contribuent au réchauffement de l'Arctique – actuellement quatre fois plus rapide qu'ailleurs –, et cela aura des répercussions importantes plus au sud », explique-t-il.
L’Alliance craint une accélération des effets dévastateurs déjà constatés depuis plusieurs années – la fonte massive de glace en été, l'ouverture des routes de navigation plus tôt et le dégel du permafrost –, qui impactent les équilibres socio-économiques des communautés de l'Arctique et du Nord.
Selon les données de l'ONG, les émissions de carbone dues au transport maritime ont augmenté de 85 % dans l'Arctique entre 2015 et 2019 contre 8 % au niveau mondial au cours de la dernière décennie.
Moscou cherche des voies alternatives
Lors d'une visite d'État de trois jours à Moscou en mars, le dirigeant chinois Xi Jinping et Vladimir Poutine ont convenu d'une coopération plus étroite dans les secteurs de l'énergie et des transports dans l'Arctique.
New Dehli et Moscou ont également discuté de la possibilité de lancer une ligne maritime transarctique dans le conteneur le long de la RMN.
La Russie cherche aussi accélérer le projet de corridor international de transport nord-sud (INSTC) lancé en 2002 avec l'Iran et l'Inde.
L’INSTC consiste en un réseau multimodal de 7 200 km destiné à transporter des marchandises par voie ferroviaire et maritime entre l'Inde, l'Iran, l'Azerbaïdjan, la Russie, l'Asie centrale et l'Europe. Il y a quelques jours, Vladimir Poutine et son homologue iranien Ebrahim Raisi se sont engagés dans le financement (1,6 Md$) de la construction du dernier tronçon ferroviaire de cette nouvelle route qui, selon la Russie, pourrait rivaliser avec le canal de Suez.
Adeline Descamps
Lire aussi :
Le fuel lourd interdit de séjour en Arctique mais pas avant plusieurs années
Zvezda donne corps aux ambitions russes dans la construction navale civile
Record de trafic dans l'Arctique en 2021
La flotte maritime russe, quelle puissance ?
Arctique : DP World et Fesco envisagent le transport de conteneurs