En dépit des chocs et contre chocs en mer, le nombre de navires déclarés en perte totale l’an dernier a été incroyablement faible, selon le dernier rapport annuel sur la sécurité maritime d’Allianz Commercial, un des premiers souscripteurs en assurance maritime. Il a même atteint le niveau historiquement bas de 26 sinistres ultimes de navires de plus de 100 tonnes brutes, en baisse de plus d’un tiers par rapport à 2022.
Pour autant, si les origines des pertes totales semblent intangibles (pertes par le fond, échouements, incendies...), de nouveaux risques, en lien avec les tensions internationales et le changement climatique, remodèlent fondamentalement le profil de risque de l'industrie, affirme Allianz
Risques liés au changement climatique
Les incendies n’auront pas été fatals en 2023 mais ils restent une des causes principales de perte de grands navires.
Les rouliers et porte-voitures sont de plus en plus exposés, rendus vulnérables par le boom des véhicules électriques transportés, dont les batteries lithium-ion sont devenus un fléau pour les exploitants de ces navires en raison de leur caractère explosif, inflammable et toxique.
À cet égard, le naufrage du Felicity Ace a imprégné la mémoire en raison de son luxueux chargement composé de quelque 4 000 berlines de grande valeur qui ont sombré avec le navire il y a deux ans. Dans ce dossier, promis à être tout aussi ruineux, MOL et Allianz ont porté plainte contre le constructeur allemand. En cause, un modèle électrique de Porsche.
Risques engendrés par les nouveaux carburants
Les objectifs révisés de décarbonation assignés par l’OMI font des biocarburants, de l’ammoniac, du méthanol, de l’hydrogène vert, des piles à combustibles... les carburants de demain. Or, « du fait de leurs propriétés éventuellement toxiques ou explosives, leur manipulation par les équipages des navires et dans les terminaux pose des problèmes de sécurité », anticipe l’assureur.
À l'avenir, les carburants alternatifs pourraient également compliquer les opérations de sauvetage et d’enlèvement d’épaves : « si un grand porte-conteneurs ou pétrolier alimenté au GNL ou à l’ammoniac sombre ou s’échoue, il pourrait être difficile de le vidanger et de le renflouer, face au risque d'incendie et d'explosion. »
La généralisation des avaries communes ?
Sur dix ans, près de 2 000 heurts entre un navire et une infrastructure portuaire ont été enregistrés. L'effondrement du pont Francis Scott Key de Baltimore, heurté par le porte-conteneurs Dali, a interpellé mais ce genre de catastrophes reste rare.
Selon les données d’Allianz, 35 grands ponts dans le monde se sont effondrés après avoir été percutés par un navire ou une barge entre 1960 et 2015. En revanche, la perte de propulsion – cause identifiée pour le Dali – est plus ordinaire. Selon l'analyse des rapports d'incidents, plus de 400 navires ont signalé une panne d'alimentation électrique ces trois dernières années dans les eaux des États-Unis.
L'avarie commune, le principe de longue date du droit maritime qui garantit que toutes les parties qui ont des marchandises à bord d'un navire sinistré partagent les dommages ou les dépenses encourus, a été déclaré dans le cas du Dali.
Cette décision s'inscrit dans la continuité d'une tendance qui a vu cette procédure juridique complexe et spécialisée, autrefois rare, se répéter, compte tenu du nombre de grands porte-conteneurs impliqués dans des d'incidents, notamment des incendies, des échouements et des pertes de conteneurs ces dernières années.
Risques liés aux sanctions internationales
Aussi, indique le rapport d’Allianz, qui n’en est pas à sa première alerte à ce niveau, le renforcement progressif des sanctions internationales sur les exportations de pétrole et de gaz russes depuis l’invasion de l’Ukraine a entraîné l’apparition d’une importante flotte fantôme (entre 600 et 1 400 pétroliers clandestins, selon les estimations), composée de pétroliers pour la plupart vétustes, exploités hors de toute réglementation internationale et souvent sans assurance.
« Cette situation présente de graves risques pour l’environnement et la sécurité, notamment aux principaux points de passage des navires. Cette flotte clandestine représenterait environ un cinquième de la flotte mondiale. L’Iran et le Venezuela ont également de tels navires. Il est probable qu’une grande partie de cette flotte soit mal entretenue et ne fasse pas l’objet d’inspections régulières », indiquent les auteurs du rapport.
L’assureur allemand fait référence aux pratiques de dissimulation de cette flotte qui, pour contourner les sanctions, ont recours à des transferts de navire à navire en haute mer et à la désactivation des transpondeurs AIS pour masquer leur identité. « À ce jour, ils ont été impliqués dans au moins 50 incidents, notamment des incendies, des pannes de moteur, des collisions, des avaries de gouvernail et des fuites d’hydrocarbures », relève Allianz. Une donnée qui échappait jusqu’à présent à toutes statistiques.
Le vol de fret, une conséquence de l'inflation
En matière d’assurance marchandises, une hausse des vols de fret est aussi observée. « Les marchandises ciblées ne sont plus les mêmes, reflet des pressions inflationnistes, et les tactiques utilisées par les délinquants sont de plus en plus sophistiquées ». Ils sont aidés en cela par les technologies qui leur permettent d’avoir recours à plusieurs techniques de fraudes mais aussi d’exploiter les failles cyber « pour usurper l’identité d’un fournisseur de confiance ou accéder aux systèmes informatiques, et ensuite utiliser des brouilleurs pour interférer avec les dispositifs de suivi GSP et les signaux de téléphonie mobile, ce qui rend plus difficile la récupération des marchandises volées ».
Ainsi, aux deux extrémités du spectre, le fret de grande valeur et des marchandises qui n’étaient pas jusqu’alors attractives, telles que les denrées alimentaires et les biens d’équipement ménager, sont devenus des cibles privilégiées. Les vols de marchandises ont tendance à augmenter et à diminuer en fonction de la conjoncture économique, indique Rahul Khanna, responsable mondial du Marine Risk Consulting, Allianz Commercial. Elles sont plus faciles à écouler sur le marché noir.
« Les entrepôts, les centres de distribution, les relais routiers et les ports sont les endroits les plus vulnérables », ajoute Marcel Ackermann, en charge du segment chez Allianz Commercial.
Dans son étude annuelle, le TT Club et BSI Screen Intelligence ont aussi épinglé l'inflation élevée comme l'un des principaux moteurs des nouveaux schémas de « criminalité » sur les cargaisons. La croissance des vols de produits alimentaires de 16 % à 24 % au niveau mondial, y compris l’alcool, est un indicateur. Les pays les plus touchés sont le Mexique, les États-Unis, l'Afrique du Sud, l'Allemagne et l'Italie. Des données qui recoupent aussi ceux d’Allianz.
« Le vol de marchandises est un problème qui coûte aux entreprises des dizaines de milliards de dollars chaque année et qui peut perturber considérablement d'importantes chaînes d'approvisionnement, depuis les produits pharmaceutiques jusqu'aux semi-conducteurs », indique Tony Pelli, directeur des pratiques chez BSI.
Le professionnel note ainsi une augmentation des vols d'huile d'olive dans les pays d'Europe du Sud à la suite de mauvaises récoltes record et d'une augmentation rapide de la valeur de l'huile, comme en témoigne le prix de détail enregistré dans les rayons des supermarchés.
Les navires, nouvelles cibles flottantes
Cette année risque d’être plus agitée. Depuis novembre, date des premières attaques contre les navires marchands, plus de cent navires ont été pris à parti par la faction houthie du Yémen, qui a plutôt bien réussi à perturber la navigation marchande par le biais de points d'étranglement maritimes stratégiques.
« Le transport est devenu une cible toute désignée pour les terroristes ou les milices qui veulent frapper l’opinion publique et bouleverser les marchés mondiaux. La guerre en Ukraine et les attaques en mer Rouge ont également mis en évidence la menace croissante des drones sur la navigation commerciale. Ces engins sont relativement bon marché, faciles à fabriquer et difficiles à neutraliser sans une forte présence navale », soulève le capitaine Rahul Khanna.
En février 2024, les États-Unis ont déclaré qu'ils avaient détruit un sous-marin sans pilote (UUV) et un navire de surface sans pilote (USV) dans les zones du Yémen contrôlées par les Houthis. C'était la première fois que les Houthis utilisaient un UUV depuis le début des attaques.
« Il est très difficile pour un navire de se protéger contre les attaques de drones », ajoute le capitaine Nitin Chopra, consultant principal en risques maritimes. « Les gardes armés faisaient partie de la solution contre les pirates somaliens dans le passé, mais la navigation commerciale ne peut pas faire grand-chose contre les attaques de missiles guidés et les drones ».
Risques liés au détournement des navires
Pour éviter ces zones, les exploitants de navires peuvent envisager d'autres itinéraires plus sûrs, mais ces options ont souvent un coût matériel et immatériel.
Allianz alerte sur les impacts quant à la sécurité en mer et à l’environnement : « les vents et l’état de la mer pourraient mettre à l’épreuve les petits navires naviguant d’ordinaire dans les eaux côtières. En cas d’incident impliquant de grands navires, les moyens tels que des ports de refuge adaptés ou des opérations de sauvetage complexes pourraient être difficilement disponibles ».
Quant à l’aberration écologique, le déroutement des porte-conteneurs depuis le canal de Suez vers le cap de Bonne-Espérance provoquerait, selon Allianz, une hausse de 70 % émissions de gaz à effet de serre pour une rotation entre Singapour et l’Europe du Nord. L’évitement de la mer Rouge a déjà été cité comme la principale cause de la hausse de 14 % des émissions de carbone dans le transport maritime de l’UE au cours des deux premiers mois de l'année.
Les mentalités évoluent
Dans un contexte de perturbations allant de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine à l'impact de la pandémie sur la demande, en passant par des instabilités régionales, les concepts de reshoring et de friendshoring gagnent du terrain signalant une transformation sur la façon dont les risques liés à la supply chain sont perçus et gérés. Sans doute avec d'autres aléas sous-jacents.
Adeline Descamps
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