Alliances maritimes : les raisons pour lesquelles Bruxelles n'a pas renouvelé sa confiance

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La Commission européenne a décidé de ne pas donner suite aux exemptions aux règles de la concurrence dont bénéficient les armateurs de la ligne régulière depuis 2009 et qui devaient être renouvelées en 2024. Dans un rapport d'une centaine de pages, les autorités européennes de la concurrence explicitent leur décision.

Après avoir longtemps opposé une fin de non-recevoir aux nombreuses plaintes de chargeurs et de transitaires, dénonçant le pouvoir de marché pris par de méga-alliances dans la ligne conteneurisée, Bruxelles a annoncé le 24 octobre sa décision de ne pas prolonger les exemptions aux règles de la concurrence, dont bénéficient les armateurs de la ligne régulière depuis 2009.

Alors que cette disposition a été renouvelée à plusieurs reprises, l'UE, sous la pression de plusieurs associations, a fini par lancer un audit en juillet 2022 en vue de sa prorogation en 2024. C'est cette consultation auprès de toutes les parties prenantes qui ont motivé la décision de la direction générale de la concurrence (DG Move).

Une disposition de 2009

Depuis 2009, les compagnies maritimes, réunies en alliances ou consortiums dont la part de marché est inférieure à 30 % sur un corridor maritime, sont couvertes par le réglement européen Consortia Block Exemption Regulation (CBER). À ce titre, elles bénéficient d'une exemption aux règles antitrust qui régissent en principe les relations entre les entreprises au sein de l'espace communautaire, pour leur permettre de coopérer sur le plan opérationnel (partage de capacités, coordination des itinéraires et des horaires...), l’entente tarifaire et la gestion des capacités mises sur le marché étant exclues. Sans cela, les transporteurs seraient passibles de positions dominantes et abus de monopole.

Cette prérogative, que d'aucuns qualifient de privilège indu, leur avait été octroyée en vertu du postulat selon lequel elle se traduirait par une baisse des prix et une meilleure qualité de services. C'est en partie ce qu'ont tenu à vérifier les autorités européennes de la concurrence.

Une coopération économiquement efficace ?

Entre juillet 2022 et la date de notification de sa décision, en octobre dernier, elles ont recueilli des éléments et des avis auprès de nombreuses parties prenantes en vue de déterminer si le régime autorisant les alliances a permis d’apporter de la sécurité juridique aux petits et moyens transporteurs, une plus grande concurrence entre eux, des avantages pour le client en termes de prix bas, de disponibilité et de qualité des services, voire des gains environnementaux.

Dans son communiqué de presse accompagnant sa décision, la Commission européenne évoque des « économies limitées » et certaines atteintes à la libre concurrence. Alors que le CBER était censé faire tomber les barrières à l'entrée sur les grandes lignes (par exemple les trafics à gros volumes Est-Ouest) et favoriser leur diversification géographique, les transporteurs de taille moyenne ont été condamnés à se replier sur des niches, peut-on lire dans le rapport.

Des périodes comparables ?

Toute l’argumentation consistant à mettre en parallèle deux situations qui n’ont plus rien à voir, entre le moment où cette exemption a été instaurée et le temps présent, offrait aux transporteurs un bel angle d’attaque dans le sens où les trois dernières années ne sont pas représentatives d’un fonctionnement normal du transport maritime.

Le secteur a connu un boom inhabituel de la demande, dopée par les plans de relance économique et le transfert des dépenses des ménages des services vers les biens de consommation. La suite est désormais connue par tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement mondial : la demande de transport conteneurisé a explosé sur les itinéraires clés (transpacifique au premier rang) tandis qu'une part croissante de la capacité a été absorbée par les blocages de la chaîne d'approvisionnement dans les ports et sur terre. En conséquence, les taux de fret ont atteint des sommets – offrant des bénéfices records aux transporteurs et interrompant une décennie de faible rentabilité –, avant de s’effondrer après l’été 2022. Ils ont désormais touché leur niveau le plus bas depuis six ans.

Devant les auditeurs, les transporteurs ont exploité cette ligne de défense, une étude économétrique à l’appui, visant à démontrer que la détérioration de la fourniture de services de transport maritime de ligne pendant la crise sanitaire était le fait de facteurs exogènes, sans liens de causalité avec les consortiums qui, au contraire, ont contribué à l'atténuer.

Lorsqu’a été adopté le CBER en 2009, le transport maritime de ligne était encore largement fragmenté avec de faibles niveaux de concentration, non seulement à l'échelle mondiale, mais aussi pour chaque trafic. À titre d'exemple, en 2008, sur chacun des grands trafics Est-Ouest, c'est-à-dire de l'Europe du Nord ou de la Méditerranée vers l’Asie ou l'Amérique du Nord, plus de 20 transporteurs offraient des services, dont au moins cinq étaient exploités individuellement.

Toutefois, seul un nombre limité de transporteurs disposait des ressources financières nécessaires pour investir dans des navires plus grands et plus efficaces de façon à couvrir un nombre de routes suffisant et ainsi, maintenir un taux d'utilisation suffisamment élevé. Les consortiums entre petits ou moyens transporteurs étaient donc considérés comme un moyen pour eux de maintenir leur capacité à concurrencer les grands transporteurs, en particulier les trois premiers transporteurs (Maersk, MSC, CMA CGM) engagés dans une course à l'échelle pour s'imposer sur le plan tarifaire.

En 2020, environ 43 consortiums ont opéré dans l'UE (à l'exclusion des services intra-européens et intra-méditerranéens) et seuls 13 avaient une part de marché inférieure au seuil de 30 %, dont 11 impliquaient un grand transporteur. Or, sur le même trafic, ce dernier appartenait à au moins un autre consortium dépassant le seuil de part de marché de 30 % et était, par conséquent, soumis à l'auto-contrôle.

Les parts ont atteint entre 40 % sur le trafic Europe-côte ouest de l'Amérique du Sud et 100 % sur le trafic Asie-Europe en 2020. Là, la capacité disponible était presque exclusivement attribuable aux membres des trois alliances mondiales. « Un certain nombre de petits transporteurs sont entrés sur ces derniers trafics en 2021, afin de profiter des taux de fret élevés. Toutefois, ces nouveaux venus n'ont ajouté qu'une capacité très limitée aux transporteurs en place (moins de 3 %) et se sont retirés progressivement ».

Les auditeurs font référence notamment à des transporteurs intra-asiatiques comme Allseas et China United Lines, appâtés par les taux de fret lucratifs et la pénurie de l'offre, aujourd'hui rattrapés par les conditions réelles d'exploitation qui exigent de la massification.

Des gains pour le client ?

Bruxelles n’a visiblement pas été convaincu par les arguments exposés par les transporteurs sur ce point. Ces derniers ont toujours affirmé que les alliances, quelles que soient leurs parts de marché, sont des outils industriels au bénéfice de leurs clients, car elles permettent des réductions de coûts et offrent plus de  services (réseau élargi, transit time plus courts, fréquence, fiabilité) grâce au déploiement de navires moins nombreux mais de grande taille et de surcroît plus efficients (d'un point de vue énergétique). Pour étayer leur rhétorique, les compagnies ont notamment présenté deux études économétriques dont une visant à démontrer que les consortia étaient pro-concurrentiels avant 2020 et qu'ils le restent alors même que la surcapacité menace à nouveau.

Globalement, la commission estime que les liens entre les consortiums et les bénéfices allégués ne peuvent pas être démontrés. « Les services exploités de manière autonome par un transporteur appartenant à un groupement sur le même trafic n'offrent pas de point de comparaison fiable, car soit les deux services consistent en des rotations portuaires identiques et ne sont pas commercialisés séparément, soit ils consistent en des rotations portuaires différentes et répondent à des demandes différentes ».

En clair, les services autonomes fournis par les transporteurs semblent influencés par ceux qu'ils offrent en tant que membres d'une alliance mais ne reflètent pas la manière dont les transporteurs opéreraient en l'absence de consortiums.

Des prix plus bas ?

La baisse des taux de fret est censée être le principal point d’accroche des armateurs de porte-conteneurs. Certains s’appuient sur deux mécanismes pour le prouver : les partenariats contribuent à réduire la différenciation horizontale entre les transporteurs, ce qui réduit leur pouvoir de marché. En rapprochant les prix des coûts, ils permettraient d'exploiter plus efficacement des navires plus grands, ce qui entraîne une baisse des coûts unitaires qui peut être répercutée au profit des chargeurs.

L'association entre l'exploitation de navires plus grands et la réduction des coûts unitaires est un sujet qui prête le flanc à la controverse en l'absence d’études suffisamment pertinentes.

D'autres compagnies rappellent, au contraire, que les consortiums sont des accords purement opérationnels qui jouent un rôle secondaire dans la détermination des taux de fret, lesquels relèvent principalement des forces du marché.

L’audit de 2019 avait conclu à la diminution et des taux de fret et des coûts unitaires supportés par les transporteurs, illustré notamment par l'évolution parallèle des revenus moyens par EVP, des coûts d'exploitation par EVP et des prix des soutes.

Les données financières publiées par les plus grands transporteurs ont tendance à montrer que les trois courbes ne sont plus du tout corrélées. Les coûts de soute ont explosé alors que les taux de fret sombraient.

Pour les autorités européennes de la concurrence, rien n’indique que les partenariats ont eu un effet modérateur sur les taux de fret en 2022-2023, les prix ayant chuté rapidement lorsque la demande s'est ralentie et que la congestion s'est résorbée. De la même façon, il ne pourra donc pas non plus leur être reproché l’inverse, à savoir une rétention des capacités pour propulser les prix au plus haut.

Plus de services et une meilleure couverture portuaire ?

Les auteurs du rapport concèdent que sur les trafics de faible volume (par exemple Nord-Sud), les associations de compagnies permettent des services plus fréquents que les lignes indépendantes.

Tous trafics confondus, le World Shipping Council défend l'idée qu'elles ont permis une grande couverture portuaire. L’organisation représentant les exploitants de navires s'appuie notamment sur l'évolution de l'indice de connectivité des transports maritimes de ligne (LSCI) de la Cnuced pour six pays de l'UE (Belgique, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas et Espagne). Il tendrait à montrer que l'intégration des pays européens dans les réseaux internationaux de transport maritime s’est améliorée au fil du temps grâce au partage de capacités et de réseaux.

L’argument n’est pas admis par Bruxelles, qui rappelle précisément que Rotterdam et Anvers, hubs européens des grandes alliances, ont été écartés durant la période pandémique, les membres des réseaux ayant redéployé des navires vers le trade Chine-États-Unis.

La Cnuced soutient aussi que la diminution globale du nombre de services de transport maritime de ligne est en partie imputable à la consolidation du secteur. Tant et si bien que certains transporteurs ont désormais une envergure suffisante pour opérer solo, comme l'illustre la sortie de MSC de 2M. Avec sa flotte actuelle de 788 navires et de 124 en commande (5,5 + 1,5 MEVP), il n'a en effet besoin de quiconque.

Les auditeurs ne semblent pas davantage penser que les volumes de fret, qui auraient augmenté dans un port, soient attribuables à une escale par un membre d’une alliance. « Il est difficile de déterminer si l'augmentation est due à la liaison directe exploitée par l'alliance, ou si l'exploitation d'une liaison directe par l'alliance est une anticipation des volumes expédiés vers le port ».

Une massification payante ?

L'évaluation doute même des principes de base du CBER à savoir que la mise en commun des volumes par différents transporteurs offre des gains d'efficacité (grâce à l’utilisation de navires plus grands notamment), ce qui contribuerait à leur compétitivité-coût, y compris dans les périodes de ralentissement du marché.

« Dans le passé, les principaux pics de taille des navires se produisaient généralement deux ans après que la demande ait dépassé l'offre, ce qui peut suggérer que les transporteurs individuels décidaient de commander de nouveaux navires plus grands autour du pic de la demande, indépendamment du fait qu'ils opéraient en consortiums ou de manière autonome. Toutefois, les données montrent que cette règle ne se vérifie plus à un moment donné, ce qui suggère que d'autres facteurs influencent la tendance ».

Pour le régulateur européen, « si les consortiums contribuent en théorie à l'exploitation de navires plus grands, les transporteurs choisissent d'investir individuellement dans des navires plus grands avant de s'associer à d'autres transporteurs, si nécessaire, pour rentabiliser ces investissements ».

Il en veut pour preuve l'exemple de HMM, le seul transporteur à être devenu membre à part entière d'une alliance au cours de la période d'évaluation (THE Alliance, à partir d'avril 2020, après la fin d'un partenariat moins intégré avec 2M). Le transporteur sud-coréen a commandé 12 porte-conteneurs de 23 000 EVP en 2018, avant de rejoindre THE Alliance et ils sont exploités de surcroît sur les trafics Europe-Asie (qui ne relèvent pas du champ d'application du règlement européen), ce qui tendrait à prouver que la commande de ces navires n'a rien à avoir avec le CBER.

De la même façon, Bruxelles ne peut donc pas exclure non plus que la commande de navires ait été liée à des projets d'adhésion à une alliance ni que l'introduction de navires plus grands sur un trafic peut avoir des effets en cascade sur la flotte, les navires chassés par les plus grands étant redirigés vers d’autres services où des consortiums bénéficient d'une exemption par catégorie.

Une qualité de services avérée ?

En dehors de la période sanitaire, au vu des réponses des transporteurs et des transitaires, les autorités antitrust estiment que la fiabilité des services dépend davantage des conditions spécifiques du marché et des choix de déploiement des capacités opérés par les transporteurs (par exemple, départs en blanc, arbitrages entre les escales) que du système de transport maritime adopté.

Qu'ils opèrent au sein ou en dehors d'un consortium, les stratégies pour faire face aux fluctuations de la demande sont comparables (annulations de traversées, navigation à vitesse réduite). « Exceptionnellement, les transporteurs opérant de manière indépendante (qu’ils soient en alliance ou pas) semblent plus enclins à mettre en place des services de navette ou des services à temps de transit plus rapide desservant un nombre limité de ports », fait valoir l’audit.

Quoi qu’il en soit, une comparaison de la fiabilité des horaires des alliances mondiales avec la performance moyenne de l'industrie sur la période 2015-2021 ne permet pas de rendre les alliances plus performantes sur ce point que leurs pairs.

L’argument qui aurait pu faire la différence : les émissions environnementales

Alors que l’exécutif européen actuellement au pouvoir se montre proactif sur le sujet de la décarbonation du transport maritime, à l'initiative de son intégration dans le marché carbone européen (système européen d'échange de quotas d'émission) et le FuelEU Maritime (qui fixe des limites maximales à l'intensité énergétique des navires), les transporteurs font valoir que les consortiums font le plein d'économie (d'émissions) car ils exploitent des navires plus grands et donc consomment moins de carburant par unité transportée.

La Commission doute, là aussi, de la corrélation entre la taille des navires, le rendement énergétique et la réduction des émissions. « Une étude soumise en réponse à l'appel à contribution montre que l'effet est inversé au-delà d'une certaine taille de navire en raison des temps d'accostage plus longs des grands navires, qui doivent être compensés par une augmentation de la vitesse en mer ».

Quoi qu’il en soit, « les investissements des transporteurs semblent guidés par des réglementations environnementales et des considérations économiques, sans tenir compte des stratégies de décarbonisation ou des choix technologiques de leurs partenaires ».

Et maintenant ?

L'expiration du CBER ne signifie pas pour autant que la coopération entre les compagnies maritimes devienne illégale. Seulement, elles devront opérer dans la cadre du régime commun des règles antitrust qui s'appliquent à tous les secteurs économiques,

Dans ses conclusions, l’UE ne revient pas sur le fameux seuil très controversé des 30 %, qui préexistait au CBER et faisait déjà référence dans le cadre de l'ancien système de conférences maritimes. Or, selon Olaf Merk, qui conduit les travaux de recherche sur le transport maritime au sein de l’ITF-OCDE et qui a beaucoup écrit sur le sujet, la règle des 30 % n’est absolument pas respectée sur de nombreux corridors.

Guère étonnant à en juger par le rapport. « Certains transporteurs ont indiqué qu'ils ne connaissent pas les volumes transportés par d'autres membres du consortium sur un trafic », bien que cette information soit nécessaire pour bénéficier de la dérogation européenne. Dans ce contexte, aucun transporteur n'a été en mesure de fournir des données solides et complètes sur les consortiums auxquels il appartient et qui seraient couverts par l’exemption ».

Quoi qu’il en soit, les transporteurs vont sans doute passer beaucoup de temps avec les avocats d'affaires pour vérifier la conformité de leurs accords avec le droit communautaire de la concurrence. Les plus petits d'entre eux pourraient être dissuadés d'opérer sur les marchés européens en raison de la charge administrative supplémentaire.

Si l'exécutif européen n'a pas fixé à ce stade de limites claires au fonctionnement des grandes alliances (part de marché maximale autorisée par exemple), Alphaliner ouvre le débat en révélant dans sa dernière note qu’Ocean Alliance, dont les membres Evergreen, CMA CGM, Cosco avec sa filiale Orient Overseas Container Line (OOCL) sont liés jusqu’à la fin du premier trimestre 2027, détient déjà une part de marché de 34 % sur les routes Asie-Europe et de 35 % sur les routes Asie-Amérique du Nord. Un « test pour déterminer l'ampleur que les méga-alliances seront autorisées à prendre », glisse l'analyste spécialisé dans la ligne régulière.

Adeline Descamps

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