Christine Cabau-Woehrel: Nous sommes agnostiques sur un plan énergétique. Nous voulons pouvoir utiliser tout ce qui sera suffisamment mature industriellement et efficient sur un plan environnemental. Nous avons déjà arrêté des options à ce niveau en commandant un certain nombre de navires propulsés au GNL et au méthanol. Parallèlement, on est en alerte au niveau technologique et on travaille en R&D – en écosystème, pas en silo –, pour étudier toutes les solutions qui ne sont pas encore disponibles aujourd’hui mais qui pourraient l’être demain. Dans cette catégorie, j’intègre l’ammoniac, la captation de carbone à bord des navires ou encore l’hydrogène.
C.C-W.: En améliorant nos assets, en optimisant les opérations, en généralisant progressivement l’utilisation des carburants décarbonés. Les énergies ne sont qu’une partie de la solution. Des mesures, dites de sobriété, qui relèvent de l’efficacité opérationnelle sont des sources d’économie de consommation. On investit beaucoup dans la connectivité de nos navires de façon à les rendre plus efficaces dans leur routing, en fonction de la météo, des courants, du chargement ou encore de l’enfoncement du navire et des moteurs. Les capteurs à bord renvoient à nos trois fleet centers des données en temps réel qui permettent d’optimiser les trajets, la vitesse de navigation et les diverses constantes techniques de la propulsion.
Nous travaillons aussi sur le retrofit des porte-conteneurs afin d’améliorer l’hydrodynamique et l’aérodynamisme, en touchant aux hélices ou aux bulbes d’étrave. L’ensemble de ces mesures peuvent générer environ 8 % de réduction de CO2. Nous avons aussi fait un test avec un déflecteur de vent qui a permis d’économiser 2 % en consommation.
C.C-W.: D’ici 2027, le groupe CMA CGM opérera une flotte de plus de 100 navires [sur 593 navires en 2022] en mesure d’être propulsés grâce à des solutions décarbonées à 65 %, soit via le gaz déclinable en biométhane et méthane de synthèse ou via le méthanol. Nous aurons à cet horizon 77 navires « biométhane et e-méthane ready » et avons actuellement 24 navires en commande qui pourront brûler du bio– ou e-méthanol dont les premiers seront livrés à partir de 2026.
C.C-W.: Pour les carburants de synthèse qui nous intéressent, la molécule de base sera l’hydrogène vert. Or tout le monde en veut et il n’y en aura pas pour tous. La compétition d’usage entre les molécules phares de la décarbonation est un sujet qui n’est pas dans notre cœur de métier mais qu’il faudra traiter. Nous pensons qu’on peut déclencher certaines décisions d’investissement et accélérer la production à échelle industrielle. Ainsi, on a décidé de co-investir avec Engie dans ce qui sera la première unité de production et de commercialisation de biométhane de deuxième génération [projet Salamandre] à destination de l’industrie du shipping. L’usine d’une capacité de 11 000 t par an à partir de 2027, installée au Havre, permettra de fabriquer du méthane de synthèse décarboné à 85 %. Nous nous sommes aussi associés à Titan, fournisseur de GNL et de gaz liquéfiés, pour produire entre 160 et 180 000 t de biométhane liquéfié d’ici 2026.
C.C-W.: Elle suit son cours. Ce projet fait par ailleurs l’objet de demandes de financement au niveau européen. Ces énergies décarbonées coûtent beaucoup plus cher. Il va donc falloir qu’il y ait un peu de soutien sur les Capex, qu’il vienne des États ou de l’Europe.
C.C-W.: Les développements vont nécessiter des investissements conséquents. Le budget de 1,5 Md€ sur cinq ans doit financer la production industrielle de solutions de décarbonation de la filière ou d’énergies bas carbone et ne concerne pas les seuls besoins de CMA CGM. Je rappelle que 200 M€ de cette enveloppe ont été fléchés pour abonder au fonds vert de l’État français au profit de la filière maritime française. Par ailleurs, en six mois, plus de 300 M€ ont été engagés, soit sur des projets d’infrastructure, soit dans des fonds d’investissement ou des actions internes. Ces engagements ont pris différentes formes dont des prises de participations dans les start-up de notre incubateur ZeBox.
C.C-W.: Si l’on se base sur le seul critère de la maturité industrielle, les molécules utilisables à ce jour sont clairement le méthane, donc le biométhane, le méthane de synthèse, l’e-méthane et le bio– ou e-méthanol. Mais peut être que dans cinq ans voire trois ans, l’ammoniac vert aura atteint le niveau requis. Cette solution ne nous paraît pas prête aujourd’hui même si la R&D avance vite. Il y a des contraintes de sécurité en matière de stockage, de soutage et d’utilisation et des émissions de gaz à effet de serre lors de la production et la combustion de l’ammoniac.
Aussi, même si cela ne relève pas de l’innovation, les biofuels de seconde génération nous intéressent. La technologie est maîtrisée, opérable facilement et conforme aux standards de l’industrie en matière de sécurité. On suit avec beaucoup d’intérêt les développements de la start-up Earthwake dont la technologie permet de transformer des déchets plastiques en diesel bas carbone. Nous allons tester d’ici la fin de l’année un mélange sur les cavaliers du terminal de Mourepiane à Marseille.
C.C-W.: On fait des simulations, on modélise, mais il y a de nombreux paramètres à prendre en compte. Une flotte est composée de navires d’âge divers. L’idée est de la recomposer au fur et à mesure dans un temps donné de décarbonation. Nous avons défini une trajectoire de progrès qui fera l’objet d’itérations car elle s’adaptera en fonction de l’avancée des technologies, de leur mise sur le marché, de leur viabilité commerciale et aussi des arbitrages de compétitivité qui restent tout de même le maître mot. C’est dire que nous allons augmenter progressivement le pourcentage de carburants alternatifs dans notre flotte [6,28 % de carburants alternatifs soutés dans ses navires aujourd’hui]. Nous avons acheté 50 000 t de biométhane pour des navires exploités sur les lignes intra-européennes. Le projet Titan, qui devrait produire de 100 000 à 120 000 t de biométhane liquéfié d’ici 2025, pourrait par exemple approvisionner sept navires de 7 000 EVP au GNL pendant un an sur une route Europe/Antilles.
C.C-W.: On le fait, mais on en parle peut-être moins. Nos investissements dans les projets Salamandre et Titan s’inscrivent dans cet objectif. Notre future flotte de 100 navires capables de brûler des énergies bas carbone va représenter 15 à 20 % de l’ensemble de nos consommations. On s’y prépare donc.
C.C-W.: Il faut qu’elle soit raisonnable et s’applique en même temps à tous pour créer une harmonisation internationale des contraintes. Créer des différenciations régionales complique encore une démarche qui est déjà en soi un véritable challenge.
Retrouvez l’intégralité de cet entretien sur: journaldelamarinemarchande.com
CMA CGM, qui opère une cinquantaine de terminaux et 550 entrepôts, a plusieurs pistes à l’étude pour les équipements de manutention de ses terminaux, notamment du biodiesel et de l’électricité verte, qui pourrait être généré par de l’éolien à proximité d’un terminal, ou de l’hydrogène pour des engins de manutention. Au sein du terminal de Los Angeles (FMS), une expérimentation à l’hydrogène est en cours sur les équipements de manutention. Le terminal de Malte a installé plus de 25 000 m2 de surface photovoltaïque, soit plus de 2 000 t de CO2 par an économisées.
CMA CGM est entré au capital de Neoline l’an dernier, qui prévoit d’exploiter un roulier à propulsion principale à la voile sur les routes transatlantiques. Un investissement qui a étonné. Le porte-conteneur n’est pas le sujet le plus facile à aborder en assistance vélique. « Il fera peut-être partie demain des solutions sur certaines routes », répond Christine Cabau-Woehrel. « Ce mode de propulsion associé à une réduction de la vitesse d’exploitation à 11 nœuds promet de diviser par deux l’énergie nécessaire pour parcourir un mile nautique ».
L’hydrogène, dont les obstacles techniques sont connus [liquéfaction à – 253°C et faible densité énergétique], n’a pas beaucoup d’intérêt pour le long cours. Pourtant, le groupe s’implique dans différents projets de R&D et a investi dans le fonds Hy24. « On connaît sa disponibilité limitée, son coût élevé et le manque d’infrastructures pour le transport et le soutage. Mais c’est une solution potentielle pour les navires de petite taille et pour les petites distances comme sur les trades intrarégionaux », explique la vice-présidente du groupe. Le groupe planche actuellement sur un prototype de pile à combustible qui pourra être alimenté avec de l’hydrogène liquide pour produire l’électricité nécessaire pendant les escales. « C’est une solution qui aura du sens pour les navires qui passent du temps à quai, type feeders ».