Il ne manquerait plus que la Chine envahisse Taïwan et impose un blocus au détroit de Malacca, par où transitent une grande partie des marchandises fabriquées en Asie vers le monde ainsi que les énergies dont elle a besoin. Les conditions seraient alors réunies pour un « strike » dans les points d’étranglement maritimes.
En 2023, les navires ont fait bâbord tribord pour éviter des eaux rendues inhospitalières par une géopolitique menaçante ou une nature à bout de souffle.
Après un Brexit à l’incipit indécis, des coups de corne sino-américains enfourchant les embargos, une pandémie planétaire non anticipée par tous les plans Seveso et autre Orsec, l’invasion nocturne de l’Ukraine par un voisin somnambule, l’année 2023 s’est retirée en livrant à 2024 deux « choke points » essentiels au transport maritime dans un état de navigation grandement perturbé.
En un drôle de concours de circonstances, Panama et Suez, les deux grands raccourcis entre l’Asie, l’Europe et les États-Unis, voient leurs accès confisqués par des événements extérieurs, hors de tout contrôle.
La sécheresse du canal de Panama, vieille chronique, a fini par devenir suffisamment critique pour rendre nécessaire d’y restreindre les accès. Et ce, au moment même où les milices houthies du Yémen, avec leurs sponsors présumés (Hezbollah libanais, Hamas palestinien, Gardiens de la révolution islamique), cherchent à enrayer la dynamique du commerce international en prenant les navires marchands pour cibles dans le détroit de Bab-el-Mandeb en mer Rouge, point de passage névralgique qui conduit au canal de Suez.
L’année 2023 avait démarré sur un nombre d’incidents de brigandage en nette diminution par rapport à 2022, en particulier dans le golfe de Guinée, devenu ces dernières années un no man’s land en proie à une piraterie incontrôlable. Elle se termine sur des scènes irréelles – un détournement de navire à l’aide d’un ancien hélicoptère militaire yéménite – dans un décor de théâtre, celui-ci bien réel, alignant des destroyers rafalant à l’aide de missiles.
À l’ère de la géopolitique façon « realpolitik », les zones de navigation tranquilles se raréfient alors même que, dans les eaux européennes, les navires doivent s’accrocher aux côtes nationales de la Bulgarie et de la Roumanie, membres de l’Otan, pour éviter de se faire canarder par des bâtiments militaires russes.
L’escalade au large du Yémen, coïncidant avec la sécheresse historique au Panama, obligent actuellement nombre de navires à emprunter la longue route du cap de Bonne-Espérance. Les restrictions dans le passage des navires (pas plus de 24 autorisés en janvier, 18 en février) de l’isthme centraméricain avaient déjà poussé deux des trois alliances maritimes mondiales à dérouter leurs services Asie-Côte est-américaine vers l’alternative Suez. C’est donc pour les clients des lignes transpacifiques un nouveau changement d’itinéraire après une première bascule, des ports ouest-américains vers ceux de la côte Est et du golfe du Mexique en début d’année 2023 pour échapper aux mouvements sociaux des dockers dans les ports californiens. L’accord à peine finalisé en juin, les flux commerciaux ont commencé à évoluer dans la direction opposée sous l’effet la réorientation des chaînes vers Los Angeles et Long Beach. Un mouvement que les restrictions croissantes du canal de Panama ont accentuées. En attendant, il devrait y avoir du monde le long des côtes africaines.
À une vitesse moyenne de 16 nœuds, un porte-conteneurs effectue Shanghai-New York en 27,5 jours via Panama (sans retard). Passer par Suez ajoute 4,5 jours. Opter pour les eaux agitées de l’océan Austral, via le cap Horn, est un non-sens absolu, alors qu’il faudrait 43,5 jours.
Les transporteurs devraient donc avoir 30 à 40 % de navires en plus (dans les rotations transpacifiques) simplement pour continuer à offrir des services hebdomadaires.
Dans ce coup du sort fortuit, qui permet d’aspirer plus de navires, nombre d’analystes veulent voir les prémisses d’une nouvelle flambée des taux de fret. Et les transporteurs, un coup de pouce bienvenu mais inavouable avant l’inévitable retour à des taux déprimés, quand la situation se normalisera.
La surcapacité est actuellement l’un de ces sparadraps de capitaine Haddock qui collent à la coque des navires en raison d’un raz-de-marée historique de livraisons de nouvelles constructions mises à l’eau précisément au moment où les problèmes du double canal sont apparus.
Le contournement de l’Afrique, qui allonge les trajets de 1 900 milles nautiques et ajoute 10 à 14 jours au Transit time typique de 27 jours entre l’Asie et l’Europe du Nord, impose un plus grand nombre de navires pour assurer des rotations hebdomadaires. Ce faisant, la situation permet d’éponger une partie de la surcapacité handicapant le conteneur et, en améliorant l’équilibre entre l’offre de transport et la demande, les taux de fret s’en trouvent revigorés.
Avec lesnormes réglementaires – le CII de l’OMI et le SCEQE de l’UE, qui exigeront des compagnies maritimes qu’elles déploient davantage de porte-conteneurs pour fournir le même service, car il faut naviguer lentement –, le secteur pourrait temporairement éponger les surplus.
Il suffit de parcourir le site de l’Organisation maritime internationale (OMI) pour réaliser à quel point le transport maritime entre dans une ère d’hyperrégulation. La liste des nouvelles réglementations, qui doivent être promulguées dans les années à venir, donne le mal des transports.
La stratégie permettant d’atteindre l’objectif de neutralité carbone à horizon 2050, telle qu’il a été validé en juillet dernier, doit être définitivement adoptée en 2025.
« Le plus grand défi de cette nouvelle année est d’établir l’architecture d’un accord mondial efficace et juridiquement contraignant sur les gaz à effet de serre à l’OMI », a déclaré dans la presse étrangère Bryan Wood-Thomas, vice-président en charge du climat et de l’environnement au World Shipping Council, qui représente certains des plus grands transporteurs de conteneurs.
Les États membres de l’OMI doivent en effet s’entendre sur les mesures économiques, fiscales et financières censées compenser les coûts des carburants verts par rapport aux énergies fossiles et planifier les investissements nécessaires au développement de l’infrastructure des nouveaux carburants « afin que tout le monde puisse faire partie de ce voyage », selon l’expression de Guy Platten, qui préside la Chambre internationale de la marine marchande (ICS).
Aussi et surtout pour que les nouveaux navires équipés puissent brûler autre chose que du fuel. À ce stade, il n’est pas certain que beaucoup d’entre eux puissent le faire un jour.
Dans le même temps, l’Union européenne vient d’appuyer (au 1er janvier) sur le bouton « On » de son projet visant à intégrer les navires de plus de 5 000 tonnes de jauge brute dans son système d’échange communautaire de quotas d’émission. Nul ne sait exactement comment cela fonctionnera dans la pratique, mais jusqu’à présent, seules une épidémie planétaire et la délocalisation des industries polluantes de l’Europe vers la Chine ont eu un réel impact sur les émissions de CO2, de près de 10 % pour la première et de 30 % (par rapport à leur pic) pour la seconde.
Le financement de la transition énergétique sera un autre des « choke points » de l’année 2024.
Les modifications des règles prudentielles bancaires, dites « Bâle », qui régissent l’adéquation des fonds propres des banques, vont encore resserrer les conditions des prêts alors qu’elles ont déjà largement déserté le secteur, jugédangereux par les régulateurs, dont l’aversion au risque est connue. Bâle III/IV, en cours de mise en œuvre, a introduit une nouvelle catégorie d’exposition spécifique au transport maritime, ce qui se traduira par une exigence de capital renforcée pour les prêts et donc par un coût d’emprunt plus élevé et probablement par un appétit limité des bailleurs.
Les obligations et les prêts labellisés sont encore rares dans le secteur. Les compagnies maritimes ont été lentes à émettre des obligations vertes pour financer le grand passage à des activités à plus faible émission de carbone.
La Commission européenne a décidé de lever l’exemption qui permettait au secteur depuis des années de ne pas être soumis aux règles de la concurrence qui prévalent en principe au sein du marché communautaire.
Cette décision « big bang » intervient dans un contexte de grande incertitude, alors que MSC et Maersk ont annoncé la fin de leur accord de partage de navires (VSA) à partir de 2025 et que Maersk et Hapag-Lloyd ont créé la surprise en annonçant leur rapprochement opérationnel…
L’affaire n’est pas sans provoquer des remous dans les premiers rangs mondiaux, en mettant sous pression les compagnies maritimes de taille moyenne. Tous les analystes tordent le cou vers l’allemande Hapag-Lloyd, que l’on voudrait marier depuis des années à d’autres acteurs dans le Top 10, avec, pour principale protagoniste, la Japonaise ONE. La cinquième compagnie mondiale est distancée par ses concurrents directs, Cosco, CMA CGM, Maersk, elles-mêmes disqualifiées par MSC. Sans acquisitions, ONE ou Evergreen sont en mesure de déclasser Hapag-Lloyd.
Le transporteur allemand, qui s’est surtout concentré sur les terminaux portuaires ces derniers temps, a récemment manifesté de l’intérêt pour la croissance externe lorsque HMM, numéro huit mondial, a été mis en vente par l’État sud-coréen.
« Les grandes compagnies maritimes asiatiques ont des États-nations comme épine dorsale financière, ce qui les rend moins accessibles à des concurrents désireux de faire des acquisitions. Si les compagnies maritimes ont un prêteur ultime – c’est-à-dire un État – derrière elles, alors le profit n’est pas nécessairement le seul objectif », avait alors commenté Peter Sand, expert pour la société Xeneta, qui base ses indices sur les taux de fret communiqués par les grands chargeurs.
Après deux années extrêmement fastes, les compagnies de transport par conteneurs ont été, une bonne partie de l’année 2023, dans la tourmente, rattrapées par la chute des taux de fret et la surcapacité.
Prédire les effets des perturbations en cours sur le transport maritime par conteneurs est aussi insensé que de vouloir vider l’océan à la petite cuillère.
Toutefois certains signes n’abusent pas. La flambée des taux de fret paraît inévitable au vu des derniers indicateurs de décembre. Le SCFI (Shanghai Containerized Freight Index), qui reflète les prix au comptant pour le fret conteneurisé de Shanghai vers une vingtaine de destinations dans le monde, s’est emballé dans la dernière semaine de décembre, s’élevant à 1 759,57 contre 1 254,99 une semaine auparavant.
Il a ainsi augmenté de 58,9 % par rapport à la même semaine de l’année dernière et de 77 % au cours des cinq dernières semaines. Si l’indice est encore loin du sommet atteint au cours de la première semaine de 2022, à savoir 5 109 points, les prix spot sur la route Asie-Europe étaient, fin décembre, à leur plus haut niveau depuis quinze mois.
Alors que les compagnies ont confessé ces dernières années leur volonté de placer une plus grande capacité en contrats long terme pour s’affranchir des cycles diaboliques du transport maritime, une partie d’entre elles ont augmenté l’an dernier, en toute discrétion, la part réservée au spot, refusant de signer des contrats annuels à des niveaux déficitaires. Celle de ZIM est ainsi passée de 50 à 70 % sur le transpacifique. Rolf Habben Jansen, PDG de Hapag-Lloyd, a déclaré publiquement que sa société refuserait de signer des contrats qui condamneraient à exploiter les navires sous le seuil de rentabilité. Durant la saison des appels d’offres, des commissionnaires ont témoigné, tout aussi publiquement, que des « transporteurs maritimes refusaient d’offrir des taux contractuels Asie-Europe inférieurs aux coûts ».
Parmi les inconnues de l’année 2024 figurent les élections américaines et la politique commerciale qui en découlera. Plus opaque encore est la stratégie économique chinoise, pourtant susceptible d’être modifiée pour être moins dépendante des exportations. Mais lire dans les feuilles de thé de Xi Jinping est une entreprise aussi ardue que d’entrer dans la tête d’un électeur américain.
Le candidat Donald Trump a d’ores et déjà indiqué qu’il imposerait des droits de douane de 10 % sur toutes les importations aux États-Unis, quelle qu’en soit l’origine. Il avait échoué à le faire durant sa présidence, les exportations chinoises vers les États-Unis ayant augmenté de 25 %.
En Europe, le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), entré dans sa phase dite « de transition » le 1er octobre 2023, ne s’applique certes, à ce stade, qu’aux importations à forte intensité de carbone et présentant un risque important de fuite de carbone, à savoir le ciment, le fer et l’acier, l’aluminium, les engrais, l’électricité et l’hydrogène. Mais les fabricants chinois de biens de consommation, soucieux d’éviter des droits de douane plus élevés, sont en train d’engager des milliards de dollars dans des zones industrielles en Afrique du Nord, en particulier au Maroc et en Égypte. Dans quelle mesure ces investissements impacteront-ils les lignes conteneurisées entre l’Asie et l’Europe? s’interrogent d’ores et déjà certains observateurs du marché.
Si les milices houthies ne sont pas rapidement neutralisées, le plus grand défi pour les compagnies maritimes pourrait s’avérer autrement plus trivial: faire en sorte que leurs navires ne soient pas bombardés, minés, abattus ou simplement abordés par des hommes armés, pour être détournés, AIS désactivé. Et que leurs équipages puissent naviguer à l’abri des tensions géopolitiques, quand bien même ils seraient payés double.
L’année 2023 s’était présentée, escortée par le vent mauvais. 2024 s’offre dans son appareil le plus détestable: la guerre.
Toutefois, l’an dernier, en dépit de la stratification des conflits et des manœuvres obliques – sécheresse, grèves, conditions météorologiques, conjoncture économique, etc. –, le transport maritime aura démontré une fois de plus sa grande plasticité à composer avec les détours. Échappant aux sables mouvants qui condamnent à s’enfoncer toujours plus.