Après avoir longtemps opposé une fin de non-recevoir aux nombreuses plaintes de chargeurs et de transitaires dénonçant le pouvoir de marché pris par des méga-alliances dans la ligne conteneurisée, Bruxelles a décidé, en octobre 2023, de ne pas renouveler les exemptions aux règles de la concurrence dont bénéficient les compagnies de ligne depuis 2009 et qui devaient être renouvelées le 25 avril 2024. Le règlement européen Consortia Block Exemption Regulation (CBER) leur permet actuellement de coopérer sur le plan opérationnel – partage de capacités, coordination des itinéraires et des horaires (l’entente tarifaire et la gestion des capacités mises sur le marché étant exclues) –, au motif que ce régime dérogatoire apporte de la sécurité juridique aux petits et moyens transporteurs, des avantages pour le client en matière de prix bas, de disponibilité et de qualité des services.
L’expiration du CBER ne signifie pas que la coopération devient illégale. Seulement, les compagnies devront opérer dans le cadre du régime commun des règles antitrust.
À la lecture du rapport rendu à la suite de l’audit de la Commission européenne, Laurent Fedi, professeur associé à Kedge Business School et docteur en droit maritime, retient d’abord et avant tout une « absence de contrôle stupéfiante », alors même que « la liberté contractuelle avait en réalité peu de limites, si ce n’est l’interdiction de l’entente sur les prix ».
Pour Philippe Corruble, spécialiste des pratiques concurrentielles dans le transport et professeur à l’EM Normandie Business School, la mainmise des grands transporteurs sur tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement, de la logistique au ferroviaire jusqu’à l’aérien, pourrait avoir joué dans la décision européenne. « Et ce, d’autant plus que, contractuellement, les membres des alliances s’engagent à prioriser les escales dans les terminaux dans lesquels ils ont des investissements », ajoute Laurent Fedi.
Dès lors, pourquoi un cadre spécifique si cette activité est complètement diluée et que le champ d’intervention des armateurs s’apparente à celui d’autres activités globalisées, s’interrogent les défenseurs du droit, réunis par l’AUTF (association des chargeurs) le 16 novembre à Paris.
Pour les spécialistes, les armateurs, par le biais des différents accords de coopération dans lesquels ils sont engagés (slots, VSA, accords spécifiques sur les équipements ou terminaux, accords digitaux), s’échangent bien des informations au quotidien, au-delà de celles qui relèvent de la technique ou de l’opérationnel.
« A priori, le transport de ligne va être régi par un règlement sur les accords dits “de spécialisation” et la collaboration des entreprises au sein de consortiums sera encadrée par des accords de production conjointe de services, règlement révisé en juin 2023 », précise Philippe Corruble, qui regrette toujours l’absence d’obligation de notifier.
Le seuil des parts de marché considéré est fixé à 20 %. Mais il n’est pas exclu, sous certaines conditions, qu’il s’applique à l’ensemble des activités des compagnies.
« On risque de voir se multiplier des accords verts. CMA CGM et Maersk en ont signé un en septembre dernier », relève Laurent Fedi, amusé.
Ces coopérations pourront se rattacher à des accords de R&D ou à d’autres types de coopérations, précise Philippe Corruble. La précision n’est pas neutre, car le seuil autorisé pour un règlement de spécialisation est plafonné à 20 %, quand il est à 25 % dans le règlement R&D. Mais « on ne pourra pas faire des accords de développement et aligner les prix! En revanche, les augmentations de prix qui résulteraient de la coopération peuvent être tolérées dans la mesure où elles compensent l’utilisation d’intrants plus coûteux ».
A-t-on troqué un règlement d’exemption contre un autre aux contours plus flous? « Il y avait moyen de faire autrement, ajoute Laurent Fedi, en s’orientant vers des obligations renforcées, comme aux États-Unis, où la transparence sur la disponibilité des équipements et la notification des accords sont des obligations. »