Il y a désormais mille raisons de vouloir rencontrer le locataire du dernier étage de la tour zippée, cet élément architectural central d’une skyline marseillaise réduite à quelques tours mais qui attire depuis quelques mois tous les regards comme un parapluie à pointe aimantée attise la foudre les jours de nuages noirs.
Un nouveau capitaine d’industrie, en plein régal de sa célébrité et de sa bonne fortune acquise avec cause apparente, y incarne à la perfection ce sensationnalisme économique, par la flamboyance de ses acquisitions, que les médias à l’appétit pour les talents proéminents aiment promouvoir.
Le dirigeant, qui fait feu de tout bois de son aisance financière pour donner corps à la stratégie de logistique intégrée, a en effet tout pour plaire à une France malade de son industrie et toujours en quête de son exception, y compris dans l’expression de son capitalisme.
La stature de tycoon à la française qu’est en train de se tailler Rodolphe Saadé – ses investissements parallèles dans les médias y contribuent –, donne de l’espoir à ceux qui croient encore aux vertus de l’actionnariat familial. Un modèle qui combinerait « agilité dans le court terme » et « vision dans le long terme », selon les propres termes du nouveau récipiendaire de la grande loge des patrons français. Une vision également défendue depuis bien des années par le dirigeant d’une autre grande maison maritime française, Louis-Dreyfus Armateurs. Un capitalisme attaché à la souveraineté nationale et au patriotisme économique qui n’a pas chez ces patrons-là le parfum frelaté ressenti par les nez incommodés. Invité à justifier devant la représentation nationale les biens jugés mal acquis par quelques députés remuants, le dirigeant a tissé son arc narratif en inversant le miroir pour renvoyer sur sa politique de redistribution envers l’économie de son pays qui contribue marginalement à son chiffre d’affaires. À ceux qui voudraient le classer dans la catégorie des « barons voleurs » – où furent rangés jadis quelques magnats de l’acier –, il oppose une version réactualisée d’une célèbre citation: « Demandez-vous plutôt ce que mes profits peuvent faire pour vous ».
Réécrire l’histoire a posteriori donne le vertige. Mais… Si CMA CGM n’avait pas acquis Ceva Logistics, le commissionnaire suisse serait sans doute danois. Si CMA CGM n’avait pas sorti Gefco de son impasse russe, le logisticien de l’automobile se serait retrouvé dans le collimateur des sanctions. Si CMA CGM n’était pas venu à la rescousse de La Méridionale, une compagnie de plus aurait sans doute disparu du pavillon national déjà en faiblesse numérique. Si CMA CGM n’était pas monté au capital d’Air France, le fleuron tricolore aérien n’aurait pas remboursé aussi vite les aides perçues et ne pourrait donc pas participer aux éventuels mouvements de consolidation du secteur. Si CMA CGM n’avait pas fait preuve de solidarité à l’égard de Brittany Ferries, la compagnie transmanche malmenée par le Brexit et la pandémie aurait eu bien du mal à se remettre à flot.
Si CMA CGM n’avait pas déposé une offre de rachat de Bolloré Logistics? Sans verser dans la grande fête à la spéculation, un concurrent à l’actionnariat familial aurait peut-être fini par emporter le dernier morceau qui reliait encore le groupe construit par la famille Bolloré à son passé logistique.
Quoi qu’il en soit, famille ou pas, deux armateurs risquent de se percuter. « Inévitablement, Bolloré Logistics passant dans le giron de CMA CGM, les équipes de l’armateur vont demander à leurs nouveaux affiliés de booker chez l’armateur maison. MSC y laissera forcément des plumes. Inéluctablement, CMA CGM renforcera son poids en Afrique », nous glisse un visiteur du soir. Monstre plus que géant donc?