Par deux fois, avant que cela ne leur soit imposé, les compagnies de croisière, à dominante américaine, se sont sabordées en suspendant leurs opérations sine die. Une première fois dès le 15 mars. La seconde le 1er juillet, anticipant la prolongation du « No Sail Order » émis par les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) américains. L’évolution de la situation épidémique, non contenue outre-Atlantique, a contraint l’Association internationale de la croisière (Cruise Lines International Association, Clia), instance représentative du secteur, à recommander à ses membres opérant sur le continent américain de rester encore à quai jusqu’au 15 septembre. Depuis, la plupart des compagnies repoussent l’échéance de leur retour en mer toujours plus loin, si bien qu’il pourrait bien être l’événement de 2021. La crise sanitaire coûte cher à ce jeune secteur que les 25 millions de croisiéristes gagnés en 25 ans et la promesse d’un avenir radieux avec l’avènement d’une clientèle chinoise ont conduit à des commandes massives de navires: le seul leader du marché attend 16 paquebots d’ici 2025.
Sauve-qui-peut
En conséquence, c’est une sorte de « sauve-qui-peut » qui s’est organisé. À court de revenus alors que leurs dépenses d’exploitation journalières s’estiment en millions d’euros, les leaders se sont lancés dans une quête de liquidités, après avoir été exclus du plan de sauvetage massif de 2 000 Md$ adopté par le Congrès américain sur lequel ils comptaient. Avec une domiciliation dans des paradis fiscaux, qui leur permet d’employer des marins étrangers et d’échapper aux fisc américains, les majors pouvaient difficilement plaider leur cause.
Sa capitalisation boursière évaporée, Carnival Corp. – 50 % du marché mondial des croisières avec 11,5 millions de passagers – aura au moins réussi, en pleine crise, à susciter l’intérêt du fonds d’investissement public saoudien, entré à son capital à hauteur de 8,2 % moyennant une somme de quelque 370 M$. Le groupe Carnival, qui possède dix des marques parmi les plus connues de la planète (Carnival Cruise Line, Princess Cruises, P&O Cruises, P&O Cruises Australie, Costa, AIDA, Holland American Line, Cunard et Seabourn), a été considérablement fragilisé par la crise sanitaire mondiale, alors que pas moins de sept de ses paquebots se sont révélés être des « nids à virus ». Certains ont été tristement médiatisés pour leurs mésaventures, du Diamond Princess assigné à quai pendant des semaines, au chemin de croix du Zaandam qui, faute de trouver un port où accoster, n’a pas pu sauver quatre vies. Également à cours de cash, les deux autres grands opérateurs de croisière, qui ont aussi leur siège aux États-Unis à Miami, se démènent pour rester à flot. Norwegian a sollicité une ligne de crédit de 1,55 Md$. Royal Caribbean a obtenu un prêt de 2,2 Md$ en utilisant ses navires comme garantie. Signe de temps chahutés, le groupe RCL a acquis en juillet, auprès de Heritage Cruise Holding, la pleine propriété de Silversea deux ans après avoir pris une participation de 67 %.
Marchés bousculés
Autre signe d’un marché malmené, les vétérans sont envoyés à la casse. Le Marella Celebration, de Marella Cruises (groupe TUI) construit en 1984 pourrait être le premier vieux paquebot sanctionné par le Covid. Construits sur les chantiers de Saint-Nazaire, le Sovereign of the Seas (construit en 1987) et le Monarch of the Seas (1991), de Pullmantur, vont également être démolis en Turquie, a annoncé Ouest France. La compagnie espagnole a déposé le bilan fin juin.
En Europe, pour sauver la saison et ne pas subir les restrictions de voyages, plusieurs compagnies ont pris le parti de l’approche nationale et de la croisière courte. Dès avril, Ponant, l’unique compagnie de croisière française, a annoncé qu’elle allait recentrer son offre estivale et ses 65 itinéraires sur l’Hexagone. Un changement de paradigme pour celle qui envoie d’ordinaire ses navires d’exception – des yachts d’expédition – dans les endroits les plus reculés du monde, là où précisément « personne ne va ». Il fallait alors avoir beaucoup d’aplomb pour croire à une hypothétique saison. À ce moment, l’Hexagone n’en était pas encore à l’étape 3 du confinement. Très dépendant de la liberté de circuler, des possibilités de rassemblement et d’ouverture des frontières, le feu vert donné au transport de passagers et à la croisière était loin d’être assuré.
Ponant pensait faire partir, dès le 4 juillet, cinq navires au départ de Bordeaux, Le Havre, Saint-Malo, Marseille et Nice. Elle devra attendre le 11 juillet, date à laquelle le gouvernement français a levé les barrières pour les navires embarquant moins de 250 passagers à bord dans des ports situés dans l’UE ou dans l’Espace économique européen.
Préférence nationale
Épargnée par les cas de contamination à bord, Ponant n’a pas lésiné sur les protocoles sanitaires, allant au-delà de ce qu’exigent les réglementations internationales. Elle embarque, depuis des années déjà, de véritables hôpitaux équipés d’appareils de radiologie, de biologie ou de réanimation avec au moins un médecin et un infirmier à bord. Dans la perspective de la relance de son activité, elle a resserré de plusieurs crans encore ses process. Pour cela, elle a fait appel aux services de l’Institut Hospitalo-Universitaire, Méditerranée Infection, un pôle reconnu pour les maladies infectieuses placé sous les feux follets de l’actualité par le professeur Raoult, ainsi qu’au Bataillon des Marins-Pompiers de Marseille. Bureau Veritas a certifié l’ensemble avec son label « Safeguard », attestant que les normes sanitaires couvrent toutes les situations possibles. L’armateur fluvial CroisiEurope a également annoncé une reprise en août avec une offre « canaux et rivières » sur la Seine, le Rhône, la Loire et la Gironde. Les compagnies scandinaves SeaDream et Hurtigruten envisagent également le concept domestique comme une voie de rétablissement progressif des services en attendant le retour à la franche liberté de circulation.
Plasticité de la filière
À l’heure où toute la filière souffre, les seules questions qui conditionnent et hypothèquent à la fois son devenir demeurent: le retour de la clientèle fidèle, que les images déplorables de navires errant d’un port à l’autre pourraient faire fuir; la capacité à convaincre de nouveaux chalands tentés par le grand large mais effrayés par la seule idée de se retrouver confinés dans une cabine de 15 m2.
Pour Erminio Eschena, président France de la Clia et directeur des affaires institutionnelles de MSC Cruises, « les flux touristiques vont reprendre. Ils vont simplement changer de nature, comme c’est le cas depuis l’après-guerre. Des filières vont émerger, d’autres vont disparaître ou devoir se réadapter », indiquait-il au Figaro (notre demande d’entretien n’a pas pu aboutir dans les temps). « La croisière peut s’adapter plus facilement car elle n’a pas de fondations. Elle a la possibilité d’être plus réactive que bien d’autres filières ».
Si les flux redémarrent, les cabines avec balcon vue sur mer risquent d’être prisées, du moins pour ceux qui en auront encore les moyens.
La croisière coûte cher
Selon la Clia, chaque jour de suspension des opérations aux États-Unis entraîne un manque à gagner de 110 M$. Près de 13 millions de croisiéristes dans le monde ont embarqué dans des ports américains en 2018, dont 68 % dans neuf ports de Floride et de Californie. L’industrie américaine des croisières pèse plus de 52,7 Md$. En France, son impact économique global (direct et indirect) est estimé à 3,6 Md€ par an (toutes activités touristiques confondues) et à 20 000 emplois, auxquels s’ajoutent 9 000 emplois liés à la construction navale. L’association représentative du secteur estime à 869 M€ le manque à gagner pour l’économie française en 2020.