Finalement, les armements qui opèrent sur le marché roulier européen semblent s’être réparti des « bouts » de marché. Est-ce le cas?
P.T.: Au fil des rachats et des disparitions d’acteurs, les armateurs se sont en quelque sorte partagé les zones. La Manche revient à la française Brittany Ferries, sans concurrence, même si le territoire du Danois DFDS commence à Dieppe. Le détroit du Pas de Calais oppose DFDS à la Britannique P&O, toujours leader. Dans cette zone, l’offre française a disparu avec SeaFrance et MyFerryLink. Dans les ports belge de Zeebrugge et néerlandais de Rotterdam, Vlardingen-La Haye et Amsterdam, P&O, Stena et DFDS exploitent diverses lignes, desservant des sous-régions côtières, Londres, Humber, Tees ou le Kent. Le degré concurrentiel dépend de la capacité du marché. Ainsi, au sud-ouest, face à l’offre du détroit, il n’y a qu’une ligne P&O Zeebrugge-Tilbury et une ligne Stena Rotterdam-Harwich. À l’inverse, le cœur portuaire du nord – c’est-à-dire l’estuaire de la Humber avec Hull, Immingham, Killingholme – est desservi par des lignes P&O, Stena et DFDS depuis Rotterdam. Plus au nord, Teesport (Newcastle) n’est opéré que par P&O depuis Rotterdam et Zeebrugge.
Le marché roulier en général et le transmanche en particulier n’en sont pas à leur première crise. Le Brexit peut-il engendrer un nouveau modèle économique?
P.T.: L’activité roulière anglo-continentale a prospéré parallèlement à l’intégration de plus en plus forte des économies européennes. Elle a déjà vécu l’arrivée du tunnel et la forte crise de 2008-2009. Le fret roulier a pris de l’ampleur avec la mutation de la Grande-Bretagne en un centre de décision de l’économie et de la finance mondiales. La désindustrialisation manufacturière (nonobstant l’automobile) et la dynamique économique ont tiré vers le haut l’activité roulière et les importations du continent. À Douvres, le nombre de remorques est ainsi passé de 1,6 à 2,6 millions d’unités entre 2000 et 2016. Le Brexit reste une situation inédite. Le stockage par anticipation des entreprises et distributeurs a permis de limiter le repli roulier. Néanmoins, Douvres a accusé un recul de 3 % sur les trois premiers trimestres en 2019. La question post-Brexit n’est pas dans la longueur des files de camions. Le devenir dépend certes des futures conditions douanières avec l’UE mais plus encore de la réaction de l’économie britannique à court et moyen terme. Le niveau de la livre sterling va indéniablement peser dans les échanges.
Manifestement, les armements s’adaptent au contexte en investissant dans la capacité…
P.T.: La réponse a toujours été dans la taille des navires, longtemps limitée au format dovermax de 220 m. En témoignent les derniers ferries de SeaFrance et les commandes régulières de P&O, dans une logique d’économies d’échelle pour favoriser la compétitivité face au tunnel. Ce fut aussi le choix de Brittany Ferries avec le Mont St-Michel. Sur le détroit, DFDS doit réceptionner trois rouliers en 2020 (6 700 m linéaires, soit une capacité de 450 remorques). P&O disposera en 2023 de deux grands ferries de 230 m (plus deux options). Néanmoins, dans le gigantisme roulier, DFDS a fait un pari contrarié par le Brexit. Si l’un des fréteurs géants est affecté à la ligne Gand-Göteborg, les deux autres sont positionnés en Méditerranée depuis l’acquisition du turc U.N. Ro-Ro.
Compte tenu de ses fortes positions, Stena n’est-il pas le plus exposé?
P.T.: Comme héritier de Sealink en 1990 et après avoir repris à DFDS les services de mer d’Irlande en 2010, Stena est l’Européen le plus impliqué dans le système britannique, notamment face à P&O. On le retrouve même en France à Cherbourg pour l’Irlande grâce à l’acquisition de Celtic Line. Mais il a la force d’un grand opérateur qui peut jouer sur les lignes et les navires. Pour preuve, les neuf unités de la nouvelle série de la classe E-Flexer de Stena en cours de livraison [le premier, le Stena Estrid a été réceptionné en novembre dernier pour la ligne Holyhead-Dublin, NDLR]. Ils sont certes destinés à sa propre division ferry, mais quatre autres sont affrétés à Brittany Ferries [série Galicia pour les lignes entre la Grande-Bretagne et l’Espagne, NDLR] et à DFDS (le Côte d’Opale en 2021 pour la ligne Calais-Douvres). Comme l’autre géant scandinave, Stena peut garder le cap. Et par cette politique d’affrètement, Brittany Ferries peut aussi construire plus rapidement son réseau atlantique Nord-Sud.
Les terminaux ro-ro consomment de l’espace pour les remorques et autres unités roulantes. Quels sont ceux qui sont dimensionnés pour faire face à de grands volumes?
P.T.: Les plus grands ports rouliers que sont Calais, Dunkerque, Zeebrugge, Rotterdam, disposent d’espaces adaptés. L’enjeu se situe dans le développement des autoroutes ferroviaires, telle celle qui existe à Calais et que les Turcs ont mis en place massivement à Trieste et un peu à Sète. L’intermodalité se joue dans la complémentarité ro-ro/rail pour une logistique européenne qui va connaître la fin progressive du très économique « chauffeur de l’Est » et qu’une taxation environnementale peut favoriser.
Il y aurait, selon DFDS, une flotte active de 88 fréteurs et ro-ro construits avant 1990 et 47 ferries de fret/passagers et ro-pax datant de 1990. Un envoi au rebut dans les prochaines années est inévitable. Est-on dans un marché équilibré?
P.T.: La flotte ro-ro européenne est le produit de deux mouvements. Celui des ferries est structurel. Les commandes d’unités neuves sont passées tous les trois à cinq ans. Les navires sont en propriété et revendus d’occasion dans un mouvement souvent Nord-Sud. La flotte roulière dépend davantage de la conjoncture. Les armateurs utilisent une flotte en propre, mais pratiquent aussi l’affrètement pour s’adapter aux coups d’arrêt du marché. De fait, on a toujours constaté une pénurie au moment des reprises économiques continentales. Le marché a besoin de tous les gabarits et des segments peuvent manquer, notamment de taille moyenne. Mais, fait nouveau, alors que les pur fréteurs étaient historiquement l’apanage des chantiers allemands et croates, DFDS, Stena, Grimaldi, Wallenius ont ouvert le marché aux constructeurs chinois. Ils sont ainsi capables de commander régulièrement des navires, en séries et bon marché.
Que vous inspire la course à la capacité dans le roulier?
P.T.: Par l’économie d’échelle, des garages de plus en plus grands apportent de la productivité aux opérateurs face au tunnel. Le gigantisme est une course à la capacité qui coûte cher et qui exclut les petits acteurs. Le conteneur a démontré que cette course de fond épuise les plus faibles.