Comment expliquez-vous la préemption des marchés traditionnellement approvisionnés par la France par les pays de la mer Noire?
Frédéric Guillemin: C’est un problème spécifique aux céréales françaises: le cadencement se fait seulement sur quatre, cinq ou six mois. En début de campagne, la commercialisation est au strict minimum. Il y a un jeu de rétention par les producteurs qui espèrent ainsi encourager les prix à la hausse. Mais les clients meuniers, eux, règlent leurs moulins dès la récolte et demandent ensuite de la régularité. En n’exportant que quatre à six mois par an, les céréaliers français encouragent en réalité leurs clients à travailler avec les céréales d’Ukraine ou de Russie. La récolte doit se commercialiser sur 12 mois. En période de moisson, sur les premières semaines, c’est toujours l’encombrement. Mais à partir de la seconde quinzaine d’août et jusqu’en décembre ou janvier, il n’y a plus de flux. En septembre, octobre et novembre 2018, les prix mondiaux n’étaient pas compétitifs et nous n’avons pas eu de quoi fournir la demande. Mais quand on déserte une zone pendant des mois, il n’est pas étonnant que les clients aillent chercher d’autres fournisseurs. Les sorties reprennent ensuite en début d’année et il faut exporter en quelques mois ce qui aurait dû être lissé sur l’ensemble de l’année. Assurer la logistique en deux ou trois mois, cela génère des coûts importants.
Quelles sont les incidences pour les producteurs français?
F.G: Nous devons faire comprendre aux producteurs que leur raisonnement ne sert pas la rentabilité économique de leurs exploitations. S’ils attendent que les prix dépassent les coûts de production pour faire de la marge, celle-ci est rognée par la logistique. Nous devons être en permanence sur les marchés, sans attendre que les prix soient intéressants. En plus, la rétention des céréales ne fonctionne pas. Sur la dernière campagne, la différence entre les prix de juillet 2018 et ceux de juin 2019 a été de 20 € par tonne. En défaveur de ceux qui avaient choisi d’attendre le dernier moment…
Quelle stratégie faudrait-il adopter?
F.G: Il faut rendre la mise en marché plus liquide pour réaliser des économies d’échelle et conserver les marchés. L’offre principale est russe. C’est elle qui fait le marché. Nous avons vu en 2017 que le marché mondial était capable de se passer de la récolte française, sans aucun effet sur le marché ni sur les prix. Pourtant, la France a des atouts, nous devons jouer sur le « made in France », miser sur la traçabilité du champ jusqu’au bateau. Nous avons besoin du soutien des pouvoirs politiques français. L’agriculture est une arme que nous devons maîtriser.