Y aura-t-il des clients pour tout le monde si tant est qu’ils adhèrent à l’offre digitale déployée de toutes parts…Alors que les transitaires étaient déjà attaqués par leurs homologues numériques, ces plateformes d’intermédiation qui simplifient la vie des chargeurs en leur offrant la possibilité de gérer leurs marchandises de bout en bout (cotation et réservation, traçabilité, facturation…), les armateurs font mine de vouloir les court-circuiter en s’adressant directement aux clients. Ces derniers mois, la numérisation a en effet été l’un des principaux sujets à l’ordre du jour des transporteurs maritimes, érigée en grande cause du shipping pour maximiser l’efficacité opérationnelle.
En fin d’année dernière, Maersk avait ouvert le bal numérique en présentant une offre de réservation de conteneurs en ligne, « aussi facile que pour réserver un billet d’avion ». L’outil permet aux chargeurs de connaître de façon instantanée et immédiate les capacités disponibles sur les navires, la liste des dépôts proposant des conteneurs vides et surtout de garantir que « leur réservation ne sera pas annulée lors des étapes suivantes », ce qui est en soi le vrai intérêt du système. L’armateur danois le reconnaît: 10 % des booking sont soit annulés, soit reportés sur un autre navire pour des raisons techniques. Et les réclamations comptent pour 15 % des appels et du temps de communication du service client, générant l’échange de près de 200 000 e-mails chaque mois!
En même temps que la confirmation instantanée, Maersk a rendu possibles les réservations depuis son application mobile et pour toutes les marques du groupe.
L’entreprise a également ouvert un département « trade finance », offrant aux importateurs et aux exportateurs la possibilité de financer leurs frais d’expédition. Le transporteur explique qu’« il n’a pas besoin de demander de garantie car il possède grâce à ses années d’exploitation des quantités de données lui permettant d’apprécier le risque-client bien mieux que les banques… ».
Maersk a enfin lancé une plateforme de gestion en ligne de dédouanement des expéditions, actuellement déployée en Allemagne, France, Danemark, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni et Espagne. « Ce nouveau guichet unique permet à nos clients d’économiser du temps, de l’argent et des maux de tête en réduisant le nombre d’intermédiaires avec lesquels ils traitent, de trois ou quatre à un seul, ainsi que la paperasse qui réduit le temps consacré aux procédures transactionnelles », expliquait alors Vincent Clerc, directeur commercial d’AP Møller-Maersk.
Simulateur de surestaries
À son tour, CMA CGM a dévoilé en mai un système de réservation instantanée en ligne de conteneurs (« eSolutions »), que le groupe français décrit comme un écosystème entièrement numérique intégrant tous les services d’une agence en ligne et les divers canaux d’e-commerce (EDI, API). La grande majorité des réservations du groupe se fait déjà via des solutions de commerce électronique, dont la moitié sur sa propre plateforme, indique l’armateur. Mais là aussi, la confirmation immédiate apporte la valeur ajoutée au système. Les clients de CMA CGM peuvent désormais accéder en temps réel et en quelques clics à diverses fonctionnalités (certaines ne sont pas réellement nouvelles): devis instantanés, réservations (pour lesquelles une seule étape suffit au lieu de cinq auparavant), connaissements électroniques, tracing et tracking des conteneurs, paiement en ligne des factures, estimation des coûts en temps réel, y compris un simulateur de surestaries. CMA CGM envisage d’autres fonctions au cours des prochains mois, notamment des produits d’assurance et l’offre sur une appli mobile.
Pour ne pas rater la moindre avancée technologique qui pourrait servir son business, l’armateur a rejoint la cohorte des grands groupes qui ont fait le choix de l’open innovation, avec les start-up pour la détection de nouveaux besoins et usages. Et ce, grâce à son fonds d’investissements dédié CMA CGM Ventures.
Remboursement à 100 %
Il a ainsi investi dans une quinzaine de start-up, à l’instar de Nyshex, place de marché numérique pour les contrats de fret maritime, Edray, plateforme technologique de logistique portuaire collaborative, ou encore Traxens, qui a fait entrer le conteneur dans l’ère de l’Internet des objets (il renseigne sur la température, humidité, gaz, chocs). Depuis, MSC et Maersk, ces derniers jours, ont rejoint le groupe français au capital de Traxens. Au total, 150 000 conteneurs seront géolocalisables dans les deux ans… Son incubateur Zebox, basé à Marseille, accueillera en outre 30 start-up d’ici fin 2019.
Les transporteurs ne sont pas les seuls à s’activer. Toll Global Forwarding vient de signer un contrat de trois ans avec l’éditeur de logiciels logistiques Kontainers, tandis que Kuehne+Nagel a lancé en ligne une offre de services, baptisée « KN Pledge », pour les expéditions de conteneurs complets garantissant un délai de livraison, un engagement de remboursement à 100 % en cas de retard, une extension de responsabilité (« couvrant un large éventail de causes ou de dommages avec un maximum de 100 000 USD par conteneur »), la cotation en temps réel et la neutralité carbone.
Ces changements technologiques viennent alimenter la machine sur la concurrence que se livrent les acteurs de la supply chain, s’accusant tous mutuellement de vouloir se mettre hors-jeu. Mais le scénario selon lequel les transporteurs maritimes pourraient/voudraient mettre en faillite leurs collègues ne tient pas longtemps la distance au vu des rapports de force. Les armateurs restent les « plus petits » dans ce jeu.