La confusion des données sur la réalité du phénomène nuit « à une perception réaliste des risques et à une attitude responsable en matière de responsabilité », pose Peregrine Storrs-Fox, directeur de la gestion des risques au sein de TT Club. L’un des tout premiers assureurs mondiaux de l’industrie du transport et de la logistique vient de lancer une « campagne » visant ce qu’il appelle « l’intégrité du fret », armé d’une phrase qui claque: « un incendie majeur de porte-conteneurs en mer se produit en moyenne tous les 60 jours ».
Obtenir une évaluation précise du nombre de conteneurs perdus en mer reste en effet hautement spéculatif (cf. p 20: Recherche conteneurs perdus en mer). Et selon que l’on soit assureurs, sociétés de classifications, courtiers, armateurs ou défenseurs de la nature, les estimations échappent à tout entendement, oscillant entre 1 000 et 100 000 par an.
En l’absence d’un système officiel de déclaration de pertes en mer, la plupart se fie aux données avancées par le World shipping council (WSC), qui place le curseur annuel à 1 300 conteneurs passés par-dessus bord. « Pour une plus grande clarté », la fédération internationale des entreprises de transport maritime (80 % de la capacité conteneurisée mondiale totale), a entrepris en 2011 de tenir cette sinistre comptabilité (annuelle), mais elle repose sur la base des informations renseignées par ses membres. À en croire ce registre, les conteneurs échoués ne représenteraient donc qu’un très faible pourcentage des 148 millions de conteneurs transportés chaque année par les mers.
Coût environnemental
Mais quels que soient le nombre et la valeur marchande, la problématique existe en dépit des réglementations qui encadrent la sécurité de la cargaison (cf. p 25). Elle a un coût environnemental (et parfois humain) non négligeable, qu’a concrétisé dernièrement le Grande America pour les côtes françaises.
Et finalement, toutes les parties prenantes pointent le doigt accusateur vers la même origine: le chargement, a fortiori quand il s’agit de « dangereux ». « On ne sait jamais vraiment ce qu’il y a dans les conteneurs, ni la qualité du conditionnement des matières dangereuses. Si un registre existe à bord, il n’est souvent consulté qu’a posteriori, et les contrôles ne concernent qu’une petite partie des marchandises », a répété Yannick Le Manac’h à la presse qui l’interrogeait. L’ancien inspecteur des Affaires maritimes, notamment auteur d’une étude sur « le risque d’incendie et d’explosion à bord des porte-conteneurs », est intervenu le 6 avril à une table ronde organisé par Vigipol sur le risque d’incendie et d’explosion à bord des porte-conteneurs. « Sur un total moyen de 15 000 conteneurs, il peut y avoir 200 boîtes chargées de produits dangereux. Ils peuvent être très variés sur un même navire et avoir des réactions chimiques très différentes selon leur nature ». L’expert pointe, comme bien d’autres, les déclarations (éhontément) erronées sur les marchandises à l’amont – souvent pour obtenir des taux de fret inférieurs, les matières inertes n’étant pas « facturées » au même prix que les dangereuses – et les insuffisances des contrôles dans une industrie régie par le transit-time.
500 M$/an
Pour l’assureur international TT Club, 66 % des incidents liés à des dommages au fret, dont les coûts sont estimés à plus de 500 M$ par an, peuvent être attribués aux défaillances dans le processus d’emballage, certes dans l’arrimage, mais aussi et surtout dans l’identification, déclaration et documentation des marchandises. « Les marchandises sont emballées avant qu’elles ne parviennent sur le navire de l’armateur ou chez le transporteur, lesquels dépendent de la déclaration et bonne foi de l’expéditeur quant au contenu du conteneur ».
Et selon les assureurs, le traitement des marchandises dangereuses serait un point particulièrement critique. Classifiées par le Code maritime international des marchandises dangereuses (IMDG), elle doivent être déclarées en principe lors de l’établissement du contrat maritime. « Tous les types de cargaisons peuvent être mal manipulés, mais ce sont les marchandises dangereuses mal classées, étiquetées, emballées ou simplement mal identifiées qui présentent l’échelle de risque la plus élevée », confirme le TT Club, qui vient notamment de publier, en partenariat avec le Cargo incident notification system (CINS) et les 13 associations de souscripteurs composant l’International Group des P&I Clubs, un guide pour le transport du divinylbenzène (DVB) en conteneurs (notamment dans la perspective de l’entrée en vigueur des exigences modifiées du code IMDG).
L’ICHCA, qui représente les manutentionnaires au niveau mondial, estime à 10 % la part des marchandises déclarées dangereuses chaque année. Et selon des données livrées par les retours d’inspections, 20 % seraient mal emballés ou mal identifiés.
Pratiques revues dans l’arrimage
Les armements ne « font pas rien », se défendent-ils. Le système de notification des incidents de cargaison (CINS), une initiative des compagnies maritimes lancée en 2011 dans l’objectif d’accroître la sécurité de la navigation, aurait permis d’identifier un certain nombre de produits « qui posent souvent problèmes ».
Hapag-Lloyd a développé un algorithme « profiler » afin de déceler dans son système de réservation les défauts de déclaration des marchandises.
L’incendie en mars 2018 du Maersk Honam, dans lequel cinq membres d’équipage ont perdu la vie, avait conduit le leader mondial du transport maritime à édicter de nouvelles lignes directrices pour l’arrimage des marchandises dangereuses, qui avaient été pourtant été fixées à bord conformément aux exigences du Code maritime international des marchandises dangereuses.
« Cela nous a clairement montré que les réglementations et pratiques internationales en la matière [devaient] être revues », avait alors expliqué le géant danois du transport maritime, qui avait, par exemple, décidé d’interdire l’entreposage des marchandises dangereuses à proximité de la salle des machines. Selon les usages, les conteneurs sont positionnés dans le navire selon leur poids, dangerosité, besoin en énergies (conteneurs frigorifiques raccordés à l’électricité), les escales à venir… Or, là aussi, l’armateur se fie aux déclarations du client.
Un examen plus global des « pratiques de gestion pour l’arrimage des marchandises dangereuses », avec été en outre entrepris avec ABS, le Lloyds Register, l’International group of P&I Club, le National cargo bureau, le TT Club et Exis Technologies, en vue d’en tirer un guide des meilleurs usages, et de les présenter à OMI afin de les « viraliser ».
Le salut par la technologie?
Certains y croient et plaident notamment depuis des années pour des solutions favorisant la traçabilité des conteneurs, afin notamment d’optimiser les chances de récupération et prévenir les risques de collision des conteneurs à la dérive.
Le World shipping council milite pour un système de balayage des cargaisons qui permettrait d’identifier les réservations d’espaces de fret contenant des marchandises dangereuses non ou mal déclarées.
Yannick Le Manac’h frappe plus fort encore, en jugeant « nécessaire d’engager une réflexion sur l’aptitude du porte-conteneur au transport de matières dangereuses », tandis que les adhérents à l’organisation professionnelle hambourgeoise de l’International Union of Marine Insurance alertent sur la complexité croissante du problème avec le phénomène des alliances et le gigantisme, qui accumule de fait la valeur des marchandises. L’affaire du MSC Zoe, un porte-conteneurs d’une capacité de 19 224 EVP, qui a perdu en janvier plus de 280 conteneurs, illustre la difficulté pour l’assureur ou ré-assureur d’attribuer une exposition spécifique à ses clients, le montant global des primes encaissées ne permettant pas de couvrir les pertes et les dépenses. Selon le P&I Swedish club, à peine 0,76 % des sinistres de fret sont dus à un incendie mais ils peuvent représenter jusqu’à 28 % du coût total.