« On se trompe sur l’enjeu arctique »

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Quelles sont vos convictions sur ces nouvelles routes maritimes arctiques qui font légitimement débat?

Yann Alix: Pour ma part, je rappellerai que les routes Arctiques – canadienne et russe –, existent déjà avec des trafics en croissance issus surtout et essentiellement de mouvements « in » et « out », « in » afin de connecter des territoires isolés mais en cours d’aménagement stratégique, et « out » car les aménagements industrialo-énergétiques permettent l’extraction et l’envoi maritime de matières premières, a fortiori les énergies avec le gaz, et les minerais, côté canadien. Le Canada comme la Russie ont une vraie vision stratégique et planifiée de cette immense façade maritime (et portuaire). La Chine et dans une moindre mesure le Japon et la Corée ont aussi une géostratégie maritime et politique de cet espace. Tous en font d’ores et déjà un de leurs terrains de jeu privilégiés…

Mikaa Mered: Il faut faire plusieurs distinctions. Le Passage du Nord-Est (PNE), côté russe, et le Passage du Nord-Ouest (PNO), côté Groenland/Canada/Alaska, sont matérialisés et empruntés chaque année par plusieurs centaines de navires. Côté russe, le trafic est quasi-exclusivement industriel, tandis que côté canadien, en dehors de quelques navires d’extraction de produits miniers et de ravitaillement des communautés locales, il est surtout de loisir. Aujourd’hui, avec un navire classique (non-équipé glaces), l’on peut emprunter le PNE environ 4 mois par an, pour 2 mois seulement sur le PNO. Autrement dit, le PNE est d’ores et déjà praticable tout l’été, tandis que les glaces du PNO mettront bien plus de temps à disparaître que celles du PNE, du fait du caractère archipélagique de la zone et des courants majeurs de l’Arctique défavorables à la navigation. Au passage, il faut noter qu’avec des navires spéciaux, tels les méthaniers brise-glaces commandés par le consortium Yamal LNG, le PNE est praticable jusqu’à huit mois de l’année.

Par ailleurs, la poussée d’intérêt économique et stratégique s’exprime surtout sur le PNE. C’est sur cette route que les armateurs, les États, les industriels du BTP, des télécoms ou de la défense investissent le plus, car les opportunités y sont à la fois plus grandes et concrètes dès aujourd’hui. Enfin, car la confusion est souvent faite, la Route Maritime du Nord n’est qu’une partie du PNE (cf. De quelles routes parle-t-on).

Si certains parlent de machine à fantasmer quand on évoque ces routes, c’est surtout en raison des nombreux freins, qui saperaient l’enthousiasme des plus téméraires.

M.M.: Ils sont en train d’être levés un à un, résultat d’un long processus enclenché il y a déjà 20 ans, notamment avec la création du Forum Nordique (1993) et du Conseil de l’Arctique (1996). Les freins réglementaires ont été levés avec l’établissement de normes strictes et communes à tous les pays de la zone pour standardiser, et donc faciliter, le développement du trafic maritime. C’est le sens de la phase 1 du Code polaire de l’OMI*, entré en vigueur dans sa totalité cette année, la seconde étant déjà en discussions. Le Conseil de l’Arctique, le Conseil économique de l’Arctique ou encore le Format d’Ilulissat, poussent également dans cette direction.

Sous quel prisme aborder ces routes? Certains rêveraient d’en faire des alternatives aux routes du Sud? Ne faut-il pas finalement les apprécier qu’en tant que routes dédiées à un trafic de spécialités, comme c’est le cas aujourd’hui?

Y.A.: Elles ne sont ni concurrentes ni des alternatives mais de futures nouvelles routes avec des espaces vierges qui ne le seront plus et deviendront des eldorados énergétiques agissant comme des foyers de concentration de valeurs adossés à des ports maritimes qui constitueront des « réseaux portuaires arctiques ».

M.M.: La littérature est aujourd’hui unanime sur le sujet: pour de multiples raisons, les routes arctiques, dans leur ensemble, ne concurrencent pas les routes traditionnelles passant par Suez et Panama. Les routes arctiques sont vouées à accompagner la croissance des échanges mondiaux en captant certains marchés Asie-Atlantique bien précis, tels que des matières premières, des produits alimentaires et des produits manufacturés de valeur ajoutée supérieure, destinés aux marchés européens et à ceux de la côte Est américaine, ou sur des échanges ciblés tels que Corée du Sud-Atlantique ou Japon-Atlantique.

Il est estimé que 5 à 25 % des échanges Europe-Asie pourraient transiter à l’horizon 2035 par les routes arctiques. L’enjeu arctique ne consiste donc pas tant à capter les parts de marchés actuelles de Panama et Suez, mais une part de la croissance future des échanges inter-continentaux. Pour autant, l’Arctique est également vu, principalement en Asie, comme une possible alternative aux routes traditionnelles dans un cas bien précis: si des troubles géopolitiques et sécuritaires durables éclataient autour de Malacca, Bab-el-Mandeb, Suez et/ou Panama.

Si ces routes peuvent être une forme de réponse à la croissance du transport maritime mondial, quelles en seraient les conditions? L’idée d’une route nordique ouverte à la conteneurisation avec la forme d’un service direct est à oublier, non?

M.M: En effet, si cette idée a quelque peu eu le vent en poupe dans les années 2000 et continue d’être évoquée par la presse généraliste aujourd’hui, aucun armateur n’envisage cette option. J’appelle cette idée « l’ancien paradigme ».

Si elle doit être saisonnière, cela impose de mettre en place des services « été » par le Nord et « hiver » par le Sud?

M.M: C’est d’ailleurs ce que le consortium Yamal LNG a opéré. Dans un premier temps car il faut replacer cette idée dans le contexte des changements climatiques: si un navire méthanier brise-glaces peut naviguer à travers le PNE entre 6 et 8 mois de l’année en 2018, il pourra le faire toute l’année sans doute dès la décennie 2020. C’est en tous cas l’une des perspectives qui sous-tendent des méga-projets en Arctique tels que Yamal LNG, Arctic LNG 2 et LNG 3.

Le tout n’est-il pas incompatible avec l’organisation du transport de la ligne régulière telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui: avec massification entre les marchés Est-Ouest, desserte des marchés Nord-Sud via des hubs portuaires?

M.M: C’est une vision qui s’est répandue en Europe mais ce n’est pas ce que disent des armateurs asiatiques tels que Cosco, ONE ou encore Hyundai Merchant Marine.

Quelle forme pourrait prendre le système de transport: un service direct (deux ou trois escales à chaque extrémité de ligne) avec de navires équipés glace de taille moyenne pour des produits à valeur ajoutée entre l’Asie, l’Europe du Nord et la côte Est nord-américaine? Un « hub & spoke inversé » avec des navires-mères de grande capacité équipés glace qui relieraient entre eux des hubs arctiques où se connecteraient des navires classiques alignés sur des rotations Nord-Sud?

M.M: C’est ce que j’appelle le « nouveau paradigme », avec le service direct dans un premier temps (horizon 2035) et le hub & spoke inversé dans un second temps, lorsque le Passage Arctique Central sera effectivement praticable par ces navires-mères brise-glaces de 3 000 EVP et plus. Quand la Chine évoque sa « Ice Silk Road » comme le troisième pilier de l’initiative « Belt & Road » (BRI), c’est de cela dont on parle et non de navires reliant Shanghai à Rotterdam via le PNE!

C’est à cette échelle que se situe la vision stratégique de long terme de Cosco et de bien d’autres entreprises chinoises des secteurs de la construction navale, des télécommunications ou des énergies renouvelables. C’est aussi le coeur de la stratégie arctique de l’Islande, de la Norvège, de la Russie (avec déjà une compétition entre Mourmansk et Arkhangelsk), de l’Alaska, mais aussi de ports nord-américains atlantiques tels que Portland, Halifax, Argentia ou encore St John’s. Dans une moindre mesure, Haropa commence à s’intéresser à la question. Même CMA CGM, dans une présentation donnée en 2015, se déclarait « en route vers l’Arctique », évoquant « une alternative viable à la route maritime principale, des gains financiers et logistiques (et) un signal fort envoyé aux concurrents ». Enfin, c’est aussi la perspective de grands fonds souverains américains, chinois ou encore moyen-orientaux.

Sur le plan purement marchand, il reste à trouver des modèles économiques et logistiques qui soient compétitifs car tout est à ce jour surcoûts?

Y.A.: Dans le contexte du « raccourci nautique du transit international Arctique », je pense que les expérimentations « marketées » de Cosco et de Maersk mettent en avant une vraie pertinence stratégique (et pas encore marchande) avec la fiabilité d’une sécurité estivale sur des fenêtres très restreintes, ce qui rassure les assureurs. Les économies d’exploitation, par la suppression de milliers de miles nautiques, ne sont pas encore au coeur du modèle marchand. Le cumul d’expériences et la communication qui les entourent alimentent la machine médiatique, tout en leur permettant de s’afficher « first mover »…

M.M.: Comme le disait CMA CGM en 2015, qui ne l’a cependant pas fait, il s’agit d’envoyer un signal fort aux concurrents. J’ajoute qu’être « first mover » en Arctique, c’est aussi se positionner auprès de gouvernements dont le poids économique est tout sauf négligeable. Le Format d’Ilulissat, c’est 9 pays + l’Union européenne, soit 75 % du PIB de la planète. Quand Cosco et HMM ont annoncé en 2015 et 2016 « réaliser des tests en vue de l’ouverture d’une route régulière » à l’horizon 2020, Maersk n’a eu d’autre choix que de réagir pour ne pas être suiveur.

Quels sont aujourd’hui les investissements portuaires le long de cette route?

M.M.: La Chine est impliquée dans la modernisation et l’agrandissement du pôle multimodal d’Arkhangelsk, ainsi que pour de nouveaux hubs de transbordement de LNG de part et d’autre du PNE (Teriberka LNG à l’Ouest, Kamachatka-Petropavlovsk LNG à l’Est). La Corée du Sud et le Japon se sont également engagés à cofinancer des infrastructures portuaires et de search and rescue le long de la RMN (Tiksi et Pevek ont été évoqués). Ces implications peuvent être soit le fait direct d’entreprises telles que Cosco ou la China National Petroleum Corporation (CNPC), soit via des fonds souverains ou banques publiques telle que AIIB (la banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, ndlr), soit d’État à État dans le cadre de Memorandum of Understanding signés récemment (Corée-Russie, Corée-Islande, Corée-Finlande ou encore Japon-Russie).

*Un Code polaire a été négocié au sein de l’OMI et intégré à la Convention internationale sur la Sauvegarde de la vie humaine en mer (Solas) ainsi qu’à la Convention internationale pour la prévention de la pollution marine par les navires (Marpol).

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