« Dix ans. Il n’en fallu pas beaucoup plus pour changer radicalement le visage portuaire du continent.
Entre 2007 et 2017, pas moins de 50 Md$ y ont été investis, relève Proparco, filiale de l’Agence française de développement. Stimulés par l’ouverture des activités au privé, les échanges avec l’Asie et la dynamique de ses marchés intérieurs (certaines économies sont en croissance de 10 %), le continent enregistre depuis 2000 une croissance continue proche de 10 % de ses trafics maritimes. Le temps que la Chine s’y impose en investisseur et bâtisseur, l’Europe et la France – qui ont tardé à considérer l’Afrique pour ce qu’elle est: une zone d’intérêt économique majeur avec des accès à des passages maritimes stratégiques pour le commerce maritime – se sont effacées.
« Le basculement des flux est une réalité: il y a 20 ans, l’Europe tenait une place largement dominante en tant que destination privilégiée des importations et des exportations africaines; aujourd’hui, l’Asie l’a supplantée en amenant le commerce extérieur des marchandises conteneurisées du continent africain à 40 % en direction de l’Europe en moyenne, contre 60 % vers l’Asie, variant selon les ports », recense Gilbert Meyer, dans l’étude de Proparco.
« Mais entre les pays qui se remettent d’une longue guerre civile ou de funestes épidémies, ceux qui vivent encore de conflits internes, ceux qui sont en attente d’élections car en insurrection, il n’est pas évident d’élaborer une approche commerciale », défend Pascal Bret, le « Monsieur Afrique » du GIE Haropa.
4 % du commerce conteneurisé
La mutation est loin d’elle terminée en tout cas. Alors que les ports de l’Afrique subsaharienne ferraillent pour s’arroger des miettes d’un marché étriqué – le commerce maritime africain ne représente que 2,7 % du commerce mondial en valeur, 7 % et 5 % des exportations maritimes et des importations et 4 % du commerce conteneurisé mondial en volume –, ils sont menacés par une foison de nouvelles infrastructures portuaires, en construction ou en projet. Ceux-ci ne prétendent pas jouer dans la cour des grands hubs continentaux sur un ring Est-Ouest mais être des noeuds de transbordement aptes à desservir les arrière-pays d’un vaste continent, qui sont autant de bassins de consommation et futures zones de production.
Les projets sont démesurés: 24 Md€ pour Lamu, 10 Md€ pour Bagamoyo et Kribi, 1,35 milliard pour Lekki, 1,35 milliard pour Badagry… (selon Proparco dans une estimation de 2014).
« Jamais la concurrence portuaire et logistique n’a été aussi vive », confirme Yann Alix, délégué général de la Fondation Sefacil, qui planche sur les stratégies maritimes, portuaires et logistiques. « Certes, ils participent à la modernisation du continent mais aussi au suréquipement de la région. Cette course portuaire questionne le devenir de la rangée Dakar-Pointe-Noire – tous ne pourront être des têtes de pont des services réguliers transcontinentaux – mais aussi la stratégie des armements et l’avenir du feedering ».
« Il faut jeter le coup d’oeil vers l’Histoire pour avoir des perspectives sur l’époque qu’on vit », s’arrête Denis Cordel
Théâtre d’enjeux
Beaucoup a été dit sur ladite « offensive conteneurisée » de la côte ouest-africaine (12,05 MEVP de capacité supplémentaire attendu dans 9 de ses ports d’ici 2020 selon Drewry). Elle reste un nid à enjeux. Face aux nouveaux entrants que sont Lekki et Badagry au Nigeria, Kribi au Cameroun, son grand frère Douala (disqualifié par son tirant d’eau à 7 m), Libreville au Gabon (manque d’espace), San Pedro, le port voulu dans les années 70 par le premier président ivoirien Félix Houphouët-Boigny (hors cadre), et même Cotonou au Bénin (qui a agrandi ses bassins et son chenal), sont identifiés comme de potentielles victimes collatérales… À moins de s’entendre. Ainsi, Douala (dont la concession doit être renouvelée en 2019) a convenu de devenir le « feeder » de Kribi.
Mais les nouvelles « terminaisons portuaires » interrogent aussi le sort des acteurs historiquement ancrés (Abidjan, Dakar, Pointe-Noire ou Lomé) qui se défendent pourtant avec d’ambitieuses extensions en vue de s’aligner sur les standards des nouveaux challengers. Leader incontesté ouest-africain, le port ivoirien d’Abidjan (22,5 Mt), qui alimente les pays de la sous-région dépourvus de façades maritimes (Mali, Niger et Burkina Faso), n’est donc plus tout à fait en terrain conquis. En attendant, il devrait inaugurer d’ici la fin de l’année l’élargissement et l’approfondissement du canal de Vridi, financés par la Chine (à 85 %) et réceptionner fin 2019 un second terminal à conteneurs (géré par l’attelage Bolloré Africa Logistics/APM Terminals du groupe Maersk dans lequel ils vont investir 400 M€).
« 1 200 m de quai à 18 m de profondeur pour traiter des navires de 8 500 EVP, cela n’existe pas aujourd’hui sur la côte ouest-africaine », soutenait auprès des médias Dominique Lafont, le président de Bolloré Africa logistics, alors qu’il inaugurait en février dernier un entrepôt ultramoderne destiné à accroître le stockage du cacao dont le pays est le premier producteur mondial.
La concurrence est intense alors que la plupart des ports d’Afrique subsaharienne ne tournent pas à plein régime, alerte PwC dans un audit publié en mars (Strengthening Africa’s Gateways). En Afrique de l’Ouest, 60 % seulement de la capacité des ports est exploitée et 75 % en Afrique australe. Seuls Lagos-Apapa, Luanda et Dar es Salaam tournent à pleine capacité. Quant aux ports spécialisés en vrac, huit seulement voient transiter plus de 10 Mt de marchandises par an. La cherté du transport d’un conteneur et les déséquilibres persistants entre imports et exports mettent à mal « leur rentabilité et leur pérennité », avertit l’auditeur.
Invariablement en Afrique, à l’heure des choix portuaires, la stabilité politique sera un juge de paix. Et la bonne connexion des ports avec leur hinterland – grand chantier multimodal de demain – fera le reste.
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